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37,5 torchons ou bien 40 serviettes ?

Publie le mardi 24 juin 2003 par Open-Publishing

(par Claude Danthony, maître de conférences de mathématiques à l’École
normale supérieure de Lyon)

Un grand battage médiatique ne cesse actuellement d’opérer une
comparaison entre le nombre d’annuités nécessaires pour obtenir une
retraite à taux plein : 37,5 dans le public et 40 dans le privé, et de
déduire de ces deux chiffres que c’est inéquitable.

Mais personne ne pense à préciser que le même mot " annuité " correspond
à des réalités tellement différentes dans les deux régimes que la
comparaison n’a guère de sens : autant ajouter des torchons et des
serviettes !

Démonstration :

Nous avons tous appris à l’école qu’on n’ajoute pas des choux et des
carottes ou des torchons et des serviettes. Tout comptable sait que des
comparaisons ne sont valables que si elles sont effectuées " à structure
comparable ". En tant que scientifique, j’ai le devoir, lorsque je
compare deux données chiffrées, de commencer par vérifier qu’elles
correspondent à la même réalité, par exemple sont exprimées dans la même
unité. Sinon, on peut faire dire absolument n’importe quoi aux chiffres.

Le mot "annuité" correspond en fait à un nombre issu de calculs
totalement différents dans les deux régimes. En gros :

Ø Dans le public, le nombre d’annuités correspond au temps où l’on
occupe effectivement un emploi, au prorata du temps de travail (ainsi, 1
an de travail à mi-temps donne une demi-annuité, 1 an à 80% donne 0,8
annuité, etc.)

Ø Dans le privé, c’est bien plus compliqué. Cela dépend d’abord des
sommes perçues : on valide, pour chaque année civile, un nombre de
trimestres correspondant au salaire soumis à cotisations dans l’année.
C’est ainsi, pour prendre un exemple, qu’un cadre qui a travaillé 3 mois
dans une année civile obtiendra une annuité entière (alors qu’un smicard
qui a travaillé 3 mois n’obtiendra lui que 0,5 annuité : est-ce bien
équitable ?). De même, un an de travail à mi-temps compte pour une
annuité complète. On rajoute ensuite certaines périodes non travaillées
 : chômage (en partie), congé parental (sous conditions), etc.

A cela s’ajoutent des bonifications qui diffèrent totalement entre les
deux régimes, dont la bonification pour enfant accordée aux mères (2 ans
dans le privé, 1 dans le public)(1).

En résumé il est parfois plus "facile" d’obtenir des annuités dans le
privé que dans le public.

Voilà un exemple qui montre bien les limites de cette comparaison.

Puisque les médias se sont fait l’écho de certains avantages (oubliant
les inconvénients) des femmes fonctionnaires mères de 3 enfants, prenons
l’exemple d’une mère de 3 enfants qui décide de travailler 8 ans à
mi-temps pour les élever :

Ø Si elle est dans le privé, elle aura une bonification de 6 annuités et
les 8 ans à mi-temps compteront pour huit annuités. Pour obtenir une
retraite à taux plein (40 annuités), il lui faudra donc obtenir 40-8-6,
soit 26 annuités supplémentaires.

Ø Si elle est fonctionnaire, la bonification sera de 3 annuités et les 8
ans à mi-temps compteront pour 4 annuités. Pour obtenir une retraite à
taux plein (37,5 annuités), il lui faudra donc obtenir
37,5﷓3﷓4, soit 30,5 annuités supplémentaires, c’est-à-dire
travailler effectivement 30,5 années à plein temps.

Est-ce bien équitable ?

******************

(1) Vous pensez peut-être que ce projet, qui se veut équitable, va
revenir sur cette différence ? Détrompez-vous : s’il instaure une
validation des périodes de congé parental, le projet supprime purement
et simplement la bonification d’un an des femmes fonctionnaires, pour
les enfants nés après le 1er janvier 2004 ! Mais la suite parait claire
 : s’il passe, vous entendrez dans quelques années à la télévision : "
Dans le privé il y a une bonification de 2 ans par enfant qui n’existe
pas pour les fonctionnaires, c’est inéquitable ". Et on supprimera la
bonification des mamans du privé !

Tout cela pour dire que comparer le nombre d’annuités nécessaires pour
obtenir une retraite à taux plein dans les deux régimes et en déduire
que ce serait inéquitable car 37,5 est inférieur à 40 n’a aucun sens et
relève de l’imposture. D’autant plus que la notion de "retraite à taux
plein" n’a strictement rien à voir entre les deux régimes et qu’on ne
tient pas compte des retraites complémentaires du privé !

Un jour où j’avais pris un énarque en flagrant délit de comparaison de
chiffres incomparables, il m’avait répondu : " D’accord, mais vous,
vous vous intéressez au sujet. Pour les gens, il faut des idées simples
".

Je ne voudrais pas que l’opinion publique soit convaincue que les
fonctionnaires seraient des privilégiés du simple fait que les médias
colportent une idée aussi simple qu’inexacte.

II n’empêche que cette stratégie de dresser le privé contre le public,
sur la base d’une "idée simple" permet de faire passer au second plan
certaines réalités.

Elle permet d’oublier que la réforme Balladur de 93, en augmentant la
durée de cotisation de 37,5 à 40 ans (là on peut comparer les données
puisque c’est le même régime), mais surtout par l’introduction de la
décote et l’allongement de la période de référence, a déjà diminué et
surtout va encore dégrader fortement les retraites du privé. Elle permet
de faire passer au second plan que la réforme ne concerne pas les seuls
fonctionnaires, puisque l’on va passer pour tous, de 40 annuités en 2008
à environ 42 en 2020. C’est faire oublier un des principes de ce projet
de loi, qui me pose personnellement problème.

Alors que depuis le dix-neuvième siècle, l’augmentation de la richesse
de la France (et des pays riches) est allée de pair avec une diminution
phénoménale de la part de sa vie qu’une personne consacre à travailler,
le projet revient sur l’histoire, en décidant que désormais, sur une
vie, la proportion du temps consacrée au travail ne devra plus diminuer.
J’entends d’ailleurs tous les jours dans les médias des personnes me
dire sur un ton docte et péremptoire : " il faut que les français
comprennent qu’il faut travailler plus ". Soit, ils ont peut-être
raison. Mais dans la mesure où une telle affirmation est contraire à ce
qui s’est passé dans les 150 dernières années, je considère, en tant que
scientifique, qu’ils doivent justifier leurs affirmations. Or je n’ai
jamais entendu personne me donner un véritable argument selon lequel
nous serions vraiment aujourd’hui dans une situation nouvelle justifiant
une inversion du phénomène historique, c’est-à-dire une augmentation du
temps de travail.

Elle permet de faire oublier que ce projet est un choix politique de
faire supporter aux seuls salariés actuels (pas aux employeurs ou à
l’impôt) le coût de l’augmentation de l’espérance de vie, en justifiant
cela par une nouvelle "idée simple" : on nous répète qu’il n’y aurait
pas d’autre choix, ce qui est bien sûr faux.

Surtout, cela permet d’occulter le fait que les inégalités au sein du
privé sont bien plus criantes qu’entre le privé et le public. Dans le
privé, tout va dépendre de la convention collective, de la taille de
l’entreprise ou encore du temps partiel subi ou choisi. Vaut-il mieux
être employé à temps partiel subi d’une PME du nettoyage ou à temps
plein d’une grande entreprise, avec un accord 35 heures, un CE et une
convention collective très favorables ?

Claude Danthony,
maître de conférences de mathématiques à l’École normale supérieure de
Lyon.