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Liban : la perspective est toute tracée, naturellement

Publie le mardi 15 août 2006 par Open-Publishing

de Al Faraby

Dès l’annonce du cessez le feu, tout le monde s’affaire à rentrer à la maison. Cette nuit, c’est la dernière à passer loin de chez nous. Pour la dernière fois, les matelas en mousse sont alignés dans cette classe d’école, sous le tableau noir. Les fenêtres sont barricadées. La radio annonce des dernières heures terribles.

L’ennemi va tenter d’infliger un maximum de dégâts matériels, il va essayer de tuer le plus grand nombre, avant 5h00 GMT, heure du cessez le feu.

Il s’agit donc de rester à l’abri et en vie jusqu’à cette heure fatidique.

Il règne dans la sale de classe une grande nervosité et une immense anxiété. Il y a des enfants qui jouent, d’autres qui pleurent et certains dorment déjà.

5h00 GMT, c’est loin.

Habib sent parfaitement l’état des lieux et des esprits. Une joie immense mélangée à l’inconnu proche. Chaque minute va compter. Nombreux sont ceux qui ne pourront pas fermer l’œil. Les rêves n’auront pas lieu. Le cauchemar est là, sous les yeux de chacun. Plus pour longtemps, encore quelques heures, jusqu’à 5h00 GMT.

Tout le long des trois semaines qu’ils ont été ensemble, Habib n’a jamais sorti sa flutte. Il ignorait s’il pourrait retrouver un jour son troupeau.

Habib est berger.

A présent, il sait que demain soir il sera de retour auprès de ses bêtes. Il sortira à 5h00 GMT et prendra la route du Sud. Il fera la route à pieds s’il le faut. Trois semaines que ses moutons sont à l’abandon. Il y a pensé tous les jours, toutes les nuits, à chaque seconde qui passait.

Ce soir, Habib se décide à jouer de sa flutte. Un bout de roseau taillé sur mesure pour reproduire les plus beaux sons du vent qui caresse les douces prairies entourant le village.

Habib joue.

Les premières notes imposent le silence. Les enfants arrêtent de jouer, d’autres arrêtent de pleurer, certains continuent de dormir et commencent à rêver.

Habib joue.

C’est comme une prière qui se répand dans la salle d’école.
C’est le recueillement. Toutes les pensées vont aux villages, aux maisons, aux prairies, aux bêtes, aux sources d’eau, aux potagers, aux fours à pain, aux vignes, aux orangers, aux citronniers, aux figuiers, aux champs de blé, aux champs de tabac ... au soleil, à la mer et au vent.

Habib joue.

Les hommes et les femmes retiennent leur souffle, de peur de dévoiler leurs pensées intimes et le secret de leurs sentiments profonds.

Demain, à 5h00 GMT, ils s’attacheront de nouveau aux choses simples de la vie. Peut-être embrasseront-ils de nouveau leurs enfants, leurs hommes ou leurs femmes ? Pourront-ils reprendre leur travail et retrouver la fatigue de tous les jours avec les soucis habituels, mais sans quitter la maison, ni la prairie, ni les bêtes, ni la source d’eau, ni le potager, ni le four à pain, ni la vigne, ni les orangers, ni les citronniers, ni les figuiers, ni les champs de blé, ni les champs de tabac ... ni le soleil, ni la mer et ni le vent ?

Habib joue.

Le son de la flutte couvre le son des déflagrations des bombes qui tombent à côté. Elles sont nombreuses. Ce sont les dernières. L’ennemi s’acharne, il se venge de n’avoir pas pu tout détruire... Peut-être cherche-t-il à étouffer le son de la flutte ?

Habib joue.

Les murs de l’école tremblent. Des vitres volent en éclats. Le plafond se fissure. Les bombardements sont d’une violence extrême. Tous les regards fixent les doigts du berger qui courent sur le bout de roseau. Les oreilles n’entendent que le vent qui souffle au-dessus des maisons, des prairies, des bêtes, des sources d’eau, des potagers, des fours à pain, des vignes, des orangers, des citronniers, des figuiers, des champs de blé, des champs de tabac... avec le soleil et la mer.

Habib joue.

La nuit fut courte. Il est 5h00 GMT. Dehors, c’est le silence absolu... un silence d’après la mort... un silence de la vie à venir.

De la salle de classe, arrive jusqu’à la rue, le son de la flutte. Au milieu des décombres de la ville détruite, les premiers passants en partance pour Saïda, Sour, Nabatyeh, Bint-Jbeïl, Aytaroun, Marjeyoun, Ghazié, Cana, Srifa, Maroun-al-ras, Aïta-al-chaab.... Ils s’arrêtent et écoutent les douces notes comme un bourgeon qui éclate et annonce le printemps.

Habib joue.

Il est 5h00 GMT passé. La perspective est toute tracée, naturellement !

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