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Adjectif mercenaire

Publie le mercredi 19 mars 2003 par Open-Publishing

14 mars 2003
Souce : ATTAC

Par Maria Ángeles Maeso
Traduction. Valérie Lépine et Andrea Parkieser. Coorditrad,
traducteurs bénévoles (*)

L’adjectif, quand il ne donne pas la vie, tue. (Vicente Huidobro)
.

Les adjectifs liés au substantif "guerre" trahissent la paix.

Le mot "guerre" est si terriblement significatif qu’il devrait
toujours apparaître nu, aucun autre mot ne devrait venir l’épauler
dans son exhibition. C’est pour cette raison que je parle d’adjectifs
mercenaires : ils se placent aux côtés de la guerre et la déguisent.
En quoi la déguisent-ils ? En quelque chose qui se prononce à voix
basse mais quelque chose de propre, de chirurgical, d’humanitaire, de
juste, de rapide, de préventif.Voilà des adjectifs qui se prononcent
plus fort que le substantif "guerre"qui les entraîne.

Il y a des mots comme "guerre", "bombe", "liberté" ou "justice" qui, à
leur simple prononciation, laissent entrevoir ce qu’ils désignent avec
une telle netteté et une telle intensité que l’on se demande alors
pourquoi un adjectif doit-il absolument qualifier la guerre de
"préventive", une bombe d’"écologique", la justice d’ "infinie", la
liberté d’"immuable". Pourquoi ces adjectifs ? « L’adjectif, quand il
ne donne pas la vie, tue », nous avertit le poète. Ces adjectifs liés
aux noms avec une si grande force substantive, quelle vie leur
donnent-ils donc ?

Qui n’a pas ressenti, face à n’importe lequel de ces couples de mots,
comme une sensation de piqûre aiguë au cerveau ? "Guerre préventive",
"Liberté immuable", "Justice infinie", "Bombe écologique".Toute
personne habituée à employer sa langue en bonne logique sent la piqûre
de la contradiction taquiner son cerveau. C’est tout simplement
douloureux à entendre. Tout peut se dire, le mensonge autant que la
vérité. Et l’absence de sens ? se demande-t-on maintenant ? Le
contresens est-il sémantiquement acceptable ? Nous trouvons-nous
réellement face à des non-sens ?

Les mots, tous les mots ont une signification, mais ces couples de
mots en ont-ils une ? Nous connaissons la signification de ces noms,
nous savons ce que veut dire chacun de ces substantifs et adjectifs.
Mais quel phénomène fait qu’une fois réunis, nous les trouvons
inacceptables ?

Justice infinie. Liberté immuable. Ces termes ont-ils un sens clair ?

Quand nous disons "justice", nous voyons alors l’une des quatre vertus
cardinales, celle qui tend à donner à chacun ce qui lui revient ou lui
appartient. Et nous ne demandons pas à la justice d’être infinie. Nous
ne comprenons pas le sens de cet extrême. L’adjectif connote le nom d’
une telle exagération que la justice s’en trouve amenuisée : une
justice si disproportionnée n’a évidemment plus rien de juste. Si
"Justice infinie" est une devise qui a si peu duré, c’est précisément
parce que, trop d’arrogante, elle rappelait fortement la terrible
vengeance des châtiments divins. Elle a été rapidement remplacée par
"Liberté immuable".

Et le but n’était pas là d’éviter d’offenser les musulmans, pour qui
seul Allah est en droit d’appliquer ce genre de justice : la nouvelle
devise renvoyait toujours aux sphères divines.

De même, quand nous disons "liberté", nous ne voyons pas de
restrictions à son exercice. Comment peut-on alors la qualifier d’
"immuable", si l’accouplement des deux termes retire sa substance au
nom "liberté" ? Il s’agirait d’une liberté sous conditions ?

"Guerre préventive", "bombe écologique", "catastrophe humanitaire"

Des oxymores comme ceux du sonnet de Quevedo : « C’est un glaçon
brûlant, c’est du feu glacé ».? Non. L’oxymore est une combinaison,
dans la même structure syntaxique, de deux mots ou expressions de
signification opposée, et qui engendre un nouveau sens. Le sens que
parvient à nous transmettre le sonnet de Quévédo sur l’amour est ce
flot de sentiments qui confluent dans la passion amoureuse. Il use de
cette figure de rhétorique et multiplie le sens de chaque prédicat de
l’amour en utilisant deux termes opposés. Mais, y a-t-il un sens
multiplié dans "guerre préventive" ? Faut-il prévenir quelqu’un d’une
chose en utilisant cette chose ? Notre cerveau peut-il concevoir l’
idée de prévenir quelqu’un d’une guerre en faisant la guerre ? Nous
disons "guerre" et voyons la mort, peut-on concevoir la notion de tuer
quelqu’un pour éviter la mort ? Il est évident que non. Cette
multiplication du sens, propre à l’oxymore, nous ne la trouvons pas
dans "guerre préventive" ; ni dans "bombe écologique" ni dans
"catastrophe humanitaire". Nous sommes dans un cas de contresens.
Signification zéro.

S’il ne s’agit pas de sens multipliés, s’agirait-il alors d’une
expression ironique ? Mais l’ironie en tant que recours littéraire
consiste à faire comprendre le contraire de ce qui se dit ; et dans le
cas de ces couples de mots, nous ne savons même pas ce que l’on nous
dit. Comment donner un second sens au contresens si nous ne pouvons
obtenir le premier ?

Ce sont des combinaisons de mots qui entre eux se répugnent comme le
« carré rond » dont parlait Ortega y Gasset. Des constructions
linguistiques qui peuvent être engendrées par la grammaire d’une
langue, mais résultent sémantiquement inacceptables. Des expressions
non significatives et sans sens. "Sensure", c’est le terme inventé par
Bernard Noël pour qualifier cette monnaie courante : la privation de
sens.

C’est un langage de guerre : l’un des deux termes doit mourir

Une expression possède un sens uniquement si sa présence n’est pas
complètement déterminée par le contexte. Dans quel contexte ces
expressions acquièrent-elles un sens ? Nous avons appelé ces adjectifs
"mercenaires" parce que ce sont des termes qui vont à la guerre au
service d’un maître militaire. Ils vont vivre dans le contresens. Les
maîtres de la guerre créent un langage de guerre. Dans ces couples
contradictoires sans sens, un mot doit dévorer l’autre : "Bombe
écologique", "catastrophe humanitaire", "guerre préventive" ; les deux
ne peuvent rester au même endroit. Ce sont des termes ennemis
contraints de guerroyer dans un contresens féroce pour que l’un des
deux impose sa signification.

C’est un langage de guerre, il fonctionne au moyen de substitutions
sémantiques : on fait la guerre pour obtenir la paix ; les guerres
sont qualifiées d’humanitaires, de propres, de préventives ; les
bombes d’écologiques ; et quand elles dévastent des pays entiers, c’
est un acte de "justice infinie". Langage de guerre ; adjectifs
mercenaires qui gonflent leur propre signification en anéantissant
celle du mot voisin. Le contresens est si fort que notre cerveau ne le
supporte pas et choisit de ne retenir que l’un des deux termes. Lequel
 ? : les adjectifs porteurs de notions tels "préventif", "écologique",
"juste", etc. Même si nous parviennent des échos de l’autre terme, - n
’y avait-il pas là une guerre ? -, nous ne le voyons pas car la
signification "guerre", unie à ces adjectifs que nous avons préféré
retenir, est inadmissible. Souvenons-nous des sensations de piqûre au
cerveau.

Nous l’avons dit, le mot "guerre" est tellement catégorique qu’il est
difficile de le gommer d’un simple trait de plume. Il est le porteur
de la vérité, une référence significative dans le monde réel.
Pourtant, face au mensonge véhiculé par l’adjectif, le substantif est
perdant ; en effet, qui ne préfèrerait pas une guerre sans morts,
propre, juste, rapide. à une guerre nue, purement substantive, avec sa
terrible charge de mort impossible à occulter ?

Ces adjectifs, qui semblent simplement générer des contresens, se
livrent en fait à un sale coup verbal : séduire avec les mots. La
guerre à leurs côtés paraît moins guerre, sa substance se dissout
entre les adjectifs. Et si nous observons de quelle façon ils se
répètent, et qui les lance, nous comprendrons ce qu’ils sont.

Ce sont des stéréotypes ! Nous devrions trembler devant eux.

Lorsqu’on on séduit, on n’a pas besoin de convaincre. On gagne en
trichant. Il parvient à nos oreilles des expressions que nous ne
comprenons pas et qu’il nous est cependant facile de répéter. Quelqu’
un nous les répète à plusieurs reprises jusqu’à ce que nous
réussissions à voir ce qu’il n’est pas possible de voir. Simplement
parce que ça n’existe pas. Il n’y a pas de guerre juste, chirurgicale,
écologique, humanitaire, préventive. Non. Mais le virus du contresens
a été inoculé. Ainsi naît le "lieu commun". Des stéréotypes dont l’
objectif est d’occulter la réalité. Voilà la fonction de ces couples
là.

Stéréotypes ! La plaie de la langue. Peu importe qu’ils collent ou non
à la vérité ou au mensonge, au stéréotype, au cliché, il leur suffit
de séduire, de vaincre sans convaincre. Et ils traînent toujours de
grands mensonges derrière eux, mais ce n’est pas cela l’important, l’
objectif du stéréotype étant de cacher la vérité. Pour cela, il se
sert parfois de la vérité, une autre vérité qui masque celle qu’il
cherche à occulter.

Langage de seigneurs de guerre amants du cliché, du slogan de
propagande. Langage du maître qui contraint à un usage mercenaire des
mots. Hitler a décrété des unions contre nature du type "vers juif",
si bien que les Allemands ne faisaient plus la distinction entre les
deux mots. Par cette simple et si aberrante identité de signification,
ils arrivèrent à considérer comme un ennemi extrêmement dangereux une
population qui ne dépassaient pas 1% de celle de l’Allemagne de 1933.
Le fascisme adore le stéréotype. Occulter la vérité. Séduire par le
mensonge.

Qui peut nier la séduction de ces deux mots ? se demandait Pedro
Salinas au sujet de l’expression "Ordre nouveau" si chère à Hitler.
Deux mots attrayants unis au service de la cause la plus sinistre. Les
nouveaux stéréotypes sont basés sur ce même pouvoir de séduction. Nous
comprenons maintenant que le contresens latent dans ces expressions
est à lui seul une propagande de guerre, qu’il est au service du
stéréotype. Et l’objectif de tout cela n’est pas de nous faire
réfléchir sur telle ou telle expression, mais de nous séduire pour
nous faire regarder ailleurs, là où nous ne pouvons voir la réalité.

Notre désir d’une action réellement préventive de la guerre est si
fort que si l’on nous offre cette possibilité, nous sommes prêts à
collaborer. C’est avec cette envie que commence à opérer la séduction
du stéréotype. Mais personne n’organise une guerre en souhaitant l’
éviter ; ceux qui la préparent cherchent notre adhésion en incluant, d’
une manière ou d’une autre, notre désir de paix dans les termes qu’ils
utilisent. Résultat : ces aberrations linguistiques qui circulent
comme des devises propagandistes. Le langage se défend à sa manière en
résistant à concilier l’inconciliable : de deux termes, nous
choisissons de n’en retenir qu’un. Ce sera justement la notion qui n’
existe pas. Cortazar, en 1984, s’interrogeait sur le sens des mots :
Je dis liberté, je dis démocratie, et tout à coup je sens que j’ai dit
ces mots sans m’être interrogé une fois de plus sur leur sens profond,
sur leur message exact et je sens aussi que beaucoup de ceux qui les
écoutent les reçoivent à leur tour comme quelque chose qui menace de
se transformer, en stéréotype, ou en cliché sur lequel tout le monde
est d’accord. Car c’est là la nature même du cliché ou du stéréotype.
Préférer le lieu commun au vécu, la conviction à la réflexion, la
pierre opaque à l’oiseau vivant.

La pierre opaque du sarcasme.

Les mots doivent continuer à nous être utiles. Mais ils sont captifs,
ils sont la propriété du pouvoir, l’oiseau enfermé dans le contresens,
dans le stéréotype, dans le sarcasme. Pour leur donner leur sens réel,
il faudrait pénétrer le contexte dans lequel ces alliances contre
nature ont été créées. Trouver, à la lumière des faits qu’elles
nomment, ce qui se cache
sous les significations perverses qu’on leur a imposées.

Admettre comme vraie une proposition fausse, simplement pour rire, est
une ironie. Mais nous savons tous que "liberté immuable" et "justice
infinie" servent à qualifier quelque chose de très sérieux qui eut
pour résultat des milliers de morts afghans. Leur nombre exact est
encore tenu secret par les Etats-Unis.

Nous savons aussi qu’il n’y a pas de guerres propres, ni
chirurgicales, pourtant ces adjectifs étaient rattachés aux attaques
contre l’Irak, en 1991. La seule trace de saleté était alors un petit
canard noir de pétrole. Il aura fallu des années avant que nous n’
apprenions que même la photo de cet oiseau était un montage ; des
années avant que nous ne puissions voir les véritables et dantesques
images des horreurs de cette guerre "propre". Le lynchage de l’Irak n
’a pas été complet ; il nécessite une seconde guerre dotée de l’
adjectif "préventive", le genre de guerre qu’entreprend une nation
contre une autre en supposant que cette dernière se prépare à l’
attaquer. Mais l’adjectif devient sarcasme quand on sait qu’il a été
utilisé par les Américains alors qu’ils avaient, secrètement, déjà
commencé à bombarder l’Irak.

L’expression "Aide humanitaire" ne serait rien de plus qu’une
grossière redondance si l’"aide" prêtée par l’OTAN au peuple
albano-kosovar contre la répression orchestrée par Belgrade, ne s’
était concrétisée par des bombardements massifs et aveugles sur la
Yougoslavie. Les interventions humanitaires sont censées soutenir les
victimes des tyrannies, et non engendrer encore plus de victimes.
Invoquer l’"humanitas" pour assassiner, c’est l’argument le plus sale,
le plus cynique et le plus sarcastique que l’on puisse concevoir.

Le genre de figure littéraire servie par ces adjectifs, pris dans leur
contexte d’origine, ne fait aucun doute. Il n’y a pas d’ironie mais du
sarcasme, terme dont la signification étymologique est "mordre la
chair". Cela nous renseigne sur la confiance des Grecs dans le pouvoir
des mots, qu’il fut bénéfique ou destructeur. Pour exprimer la douleur
qui peut être infligée par le langage, ils créèrent un terme comme
"sarcasme", cette variante qu’acquiert l’ironie lorsque celle-ci se
fait mordante, cruelle et blessante.

Voilà à quoi on s’expose en permettant un tel langage, en acceptant ce
qui est sémantiquement inacceptable.

L’oiseau vivant

Il n’y a pas meilleur moyen de dévoiler un contresens que de laisser
les mots dans leur nudité. Plus la réalité est terrible, plus l’
acharnement à la nier est fort. Ceux qui font la guerre, ceux qui
peuvent l’éviter la présentent déguisée car ils savent combien il est
dangereux de nommer la nudité. Ils savent, comme nous le savons aussi,
que les mots sont source de vision. Et les mots qui nomment la vérité
de la guerre pourraient nous faire si peur que nous ne pourrions le
supporter. Cela provoquerait immédiatement une réaction contraire. Et
de cette manière, ils gagnent du temps. Ce langage de la guerre est le
messager qui la précède. Langage de guerre qui amène la guerre. Guerre
dans le langage. La première victime, la vérité. La mort du sens.

L’oiseau renaît et vit à nouveau si on fait ce voyage vers l’origine,
vers la nudité du mot, vers sa solitude : non à la guerre, ainsi, sans
aucun adjectif mercenaire.

« Le mot seul, disait T. Tzara, suffit pour voir ».

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