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Après les "Mc jobs", la "Wal-Martisation" de l’emploi

Publie le lundi 8 décembre 2003 par Open-Publishing

Chronique de l’économie.

Wal-Mart, le distributeur américain devenu, en quelques années, la première
entreprise du monde, fait l’objet de deux débats aux Etats-Unis. Le premier
porte sur ses responsabilités dans le gonflement du gigantesque déficit
commercial du pays. A chercher les produits les moins chers, Wal-Mart est de
loin le premier importateur de produits chinois.

Le second porte sur l’emploi.

McDonald’s symbolisait dans les années 1980 le développement des petits
boulots précaires. Wal-Mart représente la pression permanente sur les
salaires : ceux, directement, de ses 1,3 million d’employés, mais aussi
ceux, indirectement, de ses nombreux fournisseurs. Implacable combattant des
syndicats, licencieur en masse, employeur d’immigrés clandestins,
destructeur des échelles internes de promotion, champion de la
sous-traitance, Wal-Mart applique avec une tenace férocité les préceptes des
"coupeurs de coûts".

Avec le recul du temps, le brouillard se lève un peu sur les conséquences
sociales du capitalisme financier qui s’impose à la planète, et il est
possible de se dégager des idées toutes faites, libérales (tout va bien) ou
antilibérales (tout va mal).

Dans un remarquable petit texte - non publié - destiné au club de réflexion
A gauche, en Europe, de Dominique Strauss-Kahn, Jean Bensaïd, Daniel Cohen,
Eric Maurin et Olivier Mongin en tracent les contours. On retient trois de
ces conséquences.

LE CLIENT REMPLACE LE PATRON

La première concerne "l’individualisation des contraintes". Elle est
désormais bien connue : pour les employés comme pour les ouvriers, "le
rapport à la clientèle se substitue au rapport au patron". Les sociétés de
service ou des univers artisanaux remplacent les grands ateliers de
l’industrie lourde. Le salarié est soumis au stress de devoir
personnellement veiller aux délais et aux normes. "Plus fragile, plus
isolée, la condition du salariat contemporain s’éloigne ainsi peu à peu de
la condition d’unité élémentaire de main-d’¦uvre pour se rapprocher de la
condition de personne à part entière, avec les avantages et les vicissitudes
correspondants."

DÉTERMINISMES

Deuxième caractéristique : le bas de l’échelle côtoie l’exclusion sociale.
Différentes sous-populations, par différentes causes, sont prisonnières de
leur situation. L’une de ces grilles d’enfermement est les territoires :
naître en banlieue difficile est déterminant pour l’accès à l’emploi.
L’autre est sociale : avec le travail des femmes on voit apparaître "une
polarisation" entre des couples bi-actifs mais aussi des zéro-actifs,
doublement pauvres.

La réponse des autorités a été d’abaisser le coût du travail pour créer des
emplois à destination des personnes peu qualifiées. Avec une différence. Aux
Etats-Unis, les salaires ont glissé vers le bas. En Europe, la réaction a
été de maintenir les salaires minimums (smic) et même de les relever, mais
de subventionner les employeurs. Grâce à cette stratégie, mise en place sous
le gouvernement Balladur puis poursuivie ensuite, la France a créé trois
millions d’emplois entre 1997 et 2001, plus qu’au cours des vingt-cinq
années précédentes.

L’intérim, le temps partiel, les CDD sont vivement dénoncés pour fabriquer
des "travailleurs pauvres". Le triste sort des "Mc jobs", craint-on, est
prémonitoire d’une dégradation générale. En réponse, les gouvernements
plaident que c’est le prix à payer pour la diminution du chômage. Mieux vaut
McDonald’s que l’ANPE !

PETITS BOULOTS PÉRENNES

La formidable croissance des années 1990 change les termes du débat. Car le
chômage, en constante réduction, a fini par disparaître vers 1997 aux
Etats-Unis. Dès lors, le mécanisme de l’offre et de la demande joue à
l’envers des deux décennies précédentes et les salaires remontent un peu,
puis plus vite, puis rapidement. Les libéraux sont soulagés : lorsque la
marée monte, tous les bateaux du port s’élèvent, les youyous comme les
yachts. Les Mc jobs se pérennisent, les CDD deviennent CDI. Au bout d’un
temps, même les familles les pauvres ont vu leur situation s’améliorer. Le
processus de remontée hisse progressivement tous les barreaux de l’échelle
sociale les uns après les autres : le nombre des RMIstes commence (tout
juste) à diminuer en 2001 en France.

Fin du débat ? Non. On découvre que, même durant la belle phase de
croissance forte, la machine de promotion sociale s’est brisée de
l’intérieur.

Wal-Mart n’est pas la seule entreprise à avoir bloqué les ascenseurs
internes pour la majorité de ses employés. Les firmes réservent aux seuls
managers, ou aux seuls "meilleurs", la construction de carrières internes.
Résultat : la grande majorité des salariés gagne un peu plus quand
l’économie va bien, mais conserve le même poste.

La mobilité interclasses sociales, du coup, se ralentit. Quelque 40 % des
familles sont restées dans le même quantile de revenus au cours des années
1990, contre 36 % dans les années 1970, ont calculé les auteurs du livre
Low-Wage America (fruit d’une étude académique qui regroupe 38 centres de
recherches, Russel Sage Foundation Ed.). Commencer livreur, finir dirigeant
faisait partie du rêve américain. Il s’évanouit. C’est le grand paradoxe du
capitalisme financier : il pousse l’économie vers toujours plus de souplesse
et d’ouverture, mais il accouche d’un social stratifié.

REPRODUCTION SOCIALE

La seule et unique clé de promotion devient, des deux côtés de l’Atlantique,
le diplôme. Dans ce domaine, c’est l’Amérique qui se rapproche de la France,
où le parchemin prédétermine, depuis toujours, la carrière.

Mais l’éducation coûte, partout, beaucoup. Et le prix des études supérieures
renforce considérablement la rigidification des classes sociales. En 1970,
aux Etats-Unis, 23 % des enfants du quart inférieur des revenus parvenaient
à se hisser dans le quart supérieur. Ce pourcentage est tombé à 10 %. Fils
de livreur tu es, livreur tu seras. Voilà pourquoi le vrai grand débat
social doit porter sur l’université.