Accueil > Cesare Battisti : Vengeance infinie

Cesare Battisti : Vengeance infinie

Publie le dimanche 22 février 2004 par Open-Publishing

La france a eu besoin d’une révolution pour changer la monarchie en
république. L’Italie a eu besoin de secousses révolutionnaires dans les
années 1970 pour acquérir une démocratie. Dans l’après-guerre, le portrait
de la nation, sortie de la chambre obscure du fascisme, était durci par un
parti unique, la Démocratie chrétienne, qui a gouverné sans alternance
pendant quarante ans. L’Italie s’est remuée dans les années 1970 du XXe
siècle à force d’à-coups et de conquêtes de démocratie obtenues sur le
terrain. Contre ces transformations, des corps séparés de l’Etat, restés
impunis, réagissaient par des massacres et du terrorisme.

Dans cette Italie, la plus forte gauche révolutionnaire de l’Occident
s’enracinait dans la rue. Cette génération à laquelle j’ai pris part a été
la plus incarcérée de l’histoire d’Italie.

Beaucoup plus que celle enfermée dans les prisons des vingt années fascistes
 : beaucoup plus. Le record continue avec des peines sans fin qui se
prolongent encore aujourd’hui contre la génération des vaincus.

Aujourd’hui, un ministre de l’intérieur du gouvernement italien peut crier
victoire pour l’arrestation d’une femme en fuite depuis plus de vingt ans,
Rita Algranati, c’est-à-dire une femme qui a cessé de se battre depuis un
quart de siècle pour se consacrer à l’art imparfait de la fugue.

Aujourd’hui, chez nous, avec une ranc¦ur indemne, on continue à proclamer
d’éclatantes victoires sur des vaincus d’il y a trente ans, faisant passer
cette persécution pour une chasse au terrorisme.

L’histoire des soldats japonais qu’on déniche encore dans une île de l’océan
Pacifique et qu’on libère de l’obligation de continuer une guerre archifinie
 : chez nous, on fait le contraire.

L’Etat va débusquer des vaincus de la dernière lutte du siècle passé pour
leur dire : la guerre continue. C’est un encanaillement du sentiment, plus
que de la raison. Il s’applique seulement aux révolutionnaires battus du XXe
siècle alors que, pour tout le reste, chez nous, on pardonne n’importe quel
bandit du moment qu’il est entrepreneur et propriétaire d’une équipe de
foot.

La France a été attentive à temps à notre démocratie empoisonnée par des
lois et des tribunaux spéciaux où se pratiquait une justice sommaire dans
des procès contre des centaines de militants condamnés en bloc. La France et
sa pensée juridique ont donné refuge à un nombre significatif de ces
militants en fuite qui avaient déclaré leur adieu aux armes. La remise de
Paolo Persichetti à la vengeance pénale italienne a été un triste épisode,
mais, surtout, une aide injustifiée à un gouvernement imprésentable en
Europe et qui s’est inscrit au tableau des satellites des Etats-Unis.

La France, qui a fait valoir ses raisons dans la folle entreprise militaire
irakienne, ne peut pas se contredire en donnant crédit et aide à un
gouvernement qui a besoin de se vanter de nouveaux incarcérés à exhiber
victorieusement. Des trophées d’une chasse terminée depuis un quart de
siècle, une collection de corps à empailler dans le musée de la vengeance
infinie : ça suffit. Libérez les poignets de Cesare Battisti et laissez à
leurs vies françaises les Italiens qui ont trouvé chez vous une patrie,
deuxième et meilleure.

LE MONDE
Erri De Luca est écrivain.
Traduit de l’italien par Danièle Valin.