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Mort et jouissance...

Publie le vendredi 1er février 2008 par Open-Publishing

D.A.F. de Sade, Justine ou Les malheurs de la vertu, 1791.

Lorsque Lacan, au début des années 70, développe le concept de jouissance en psychanalyse comme étant ce qui noue le sujet d’inconscient au langage (le grand Autre), ce qui permet au sujet l’accès – médiatisé par le signifiant – à la réalité, c’est à Sade qu’il rend hommage. Le corps de l’Autre est rempli de signifiants que seule la jouissance du sujet pourra rendre animés, de sorte que ce sujet voit les signifiants de l’Autre se ramifier vers son propre corps jusqu’à ce qu’y germe de la jouissance. Pour la psychanalyse, la jouissance reste un concept technique dont la valeur est avant tout opératoire (pour la conduite de la cure mais visant également à la formalisation des phénomènes inconscients), ce qui rend relativement désuète l’acception courante du terme »jouissance« car celle-ci sous-entend systématiquement »jouissance sexuelle« . Pour Lacan, la jouissance sexuelle n’est qu’une modalité (voire un cas particulier) de la jouissance – des jouissances – du sujet.

Ce que Sade eût le mérite d’exposer clairement et sans détour, c’est ceci : jouir, c’est d’abord jouir d’un corps. C’est l’embrasser, l’étreindre, et ça va jusqu’à déchirer, mettre en morceaux ce corps. Aux yeux de la psychanalyse, la jouissance renvoie donc davantage à l’idée que s’en fait le Droit et plus particulièrement à cette notion d’usufruit qu’est le droit de jouir des fruits d’un bien alors que la propriété de ce bien appartient à un autre. Pour la psychanalyse, tout comme pour le Droit, avoir la jouissance de quelque chose, c’est pouvoir le traiter comme un corps, c’est-à-dire que ça peut aller jusqu’à le démolir. La fonction dévolue au langage sera dès lors de réguler, d’appareiller cette jouissance afin qu’elle ne devienne pas dévastatrice pour le sujet lui-même.

Pour autant, un certain utilitarisme, une nécessaire répartition, se dessinent de ces deux conceptions analogues de la jouissance : si l’on a l’usufruit d’un bien (d’un héritage), on peut en jouir mais à condition de ne pas trop en user, de ne pas tout gaspiller. L’humain doit donc se débrouiller tant que possible avec cette jouissance, mais il se trouve dans une position intermédiaire entre un »jouis !« et un »ne jouis pas trop !« . En effet, si c’est à la jouissance qu’on reconnaît la vie, la jouissance est aussi ce qui mène le sujet à la mort, à l’inanimé ; la souffrance est donc le signe de la vie, mais en retour, c’est la jouissance du sujet qui peut le mener vers la souffrance, et parfois jusqu’au terme de la vie. Freud avait déjà admirablement bien saisi que de telles dialectiques mettant en jeu des forces opposées réglaient massivement le fonctionnement psychique du sujet.

Le principe de plaisir [Lustprinzip] est ce qui vient éviter le déplaisir chez le sujet et lui procurer du plaisir ; l’évolution des pro­cessus psychiques de l’individu, toujours déclenchée par une tension désagréable, tend à diminuer cette tension en substituant un état agréable à l’état pénible. Freud souligne d’emblée que des forces ou principes manifestes vont à l’encontre du principe de plaisir, de sorte que le processus psychique alors en jeu ne permet pas d’aboutir au plaisir (ni à la baisse du déplaisir) comme résultat. La première objection, la plus normale, sera formalisée sous l’espèce du principe de réalité qui vient réguler et modifier le principe précédent : du fait de certaines contraintes extérieures (pouvant mettre en péril la conservation du corps ou encore menacer l’intégrité du moi), le principe de plaisir peut parfois concéder au principe de réalité le fait que le but final de plaisir doit être différé, reporté, que l’accès au plaisir peut prendre des chemins détournés et parsemés de déplaisirs momentanés.

Dans une seconde objection quant à la portée du principe de plaisir, Freud note alors l’existence de matériaux psychiques refoulés n’ayant jamais été associés au plaisir et ne pouvant, in fine, faire tendre le sujet qu’au déplaisir car ils sont une impossibilité en tant que telle du plaisir (alors que la cure, par l’opération du transfert, se propose de liquider efficacement le déplaisir procuré par de tels souvenirs enfouis par l’inconscient en levant leur refoulement). Ce qui intervient alors chez le sujet vient témoigner d’une morbide répétition, une compulsion de répétition irréductible en dernier lieu par ce jeu des principes de plaisir/réalité. Au-delà du principe de plaisir [Jenseits des Lustprinzips] résident les pulsions de mort qui viennent marquer le sujet sous la forme de la répétition. Cet éternel retour du même dans la vie de l’individu doit néanmoins se distinguer de certains phénomènes névrotiques dont l’apparence pourrait sembler identique. Face à ce même, il reste passif et démuni car cette répétition outrepasse le principe de plaisir ; il n’est du ressort d’aucune instance psychique du sujet de traiter pour le mieux cette répétition.

L’antériorité radicale des pulsions de mort à l’égard de la structuration inconsciente du psychisme pousse Freud à envisager celles-ci en terme d’instinct de mort, c’est-à-dire qu’il s’agit de quelque chose qui touche en premier lieu au degré organique le plus bas de l’individu (alors indistinct en tant que sujet), quelque chose qui renvoie à l’espèce et à sa conservation au sein d’une lignée. Ces pulsions de mort désignent tout ce qui va à l’encontre des pulsions de vie. D’abord dirigées vers l’intérieur, vers le corps du sujet et menant donc à son autodestruction, elles vont dans un second temps se diriger vers l’extérieur et viser ainsi l’agression et la destruction de l’autre. L’instinct de mort trouve pour Freud sa finalité non pas exactement dans l’arrêt de la vie, mais plutôt dans un retour à un état initial de l’évolution de la vie des espèces, c’est-à-dire un état inorganique, inanimé. Les pulsions de mort sont donc ce qui conduit invariablement le sujet vers un retour à la non-vie.

Lacan envisagera précisément la jouissance du sujet dans ces termes, jusqu’à considérer que l’existence d’un au-delà est plus déterminante que le principe de plaisir en lui-même. La vie est l’ensemble des forces qui résistent à la mort et cette résistance contre un retour à l’inanimé prend toujours les mêmes chemins, une fois que la vie les a tracés définitivement. Ce chemin (que Freud nommait instinct) va guider la répétition le long du parcours du sujet sous la forme de scansions et témoigne d’un savoir qui est le suivant : la vie s’arrête au-delà d’une certaine limite de la jouissance. La jouissance, c’est le chemin vers la mort. La répétition va contre le principe de plaisir et met en jeu une jouissance dangereuse qui n’est plus bordée par le principe de plaisir, de sorte que cette jouissance tend vers son propre infini : la non-vie, la mort en tant que point qui situe le terme de la jouissance de la vie. Chez le sujet d’inconscient, le langage vient appareiller la jouissance de la vie en suppléant à cet en-trop de la jouissance qui peut la rendre mortelle. La nuance peut même se retrouver dans l’Au-delà du principe de plaisir, à l’endroit où Lacan remarque que le monde inanimé évoqué par Freud s’apparente à la fin d’un savoir, à l’absence totale et définitive de tout savoir, plutôt qu’à la mort clinique de l’individu. La jouissance peut donc mener à la mort du sujet, sans que pour autant n’intervienne la mort du corps qui, grâce au signifiant, pouvait jouir de la vie.

Le cas à part que constitue la jouissance sexuelle réside en ceci qu’elle s’est structurée, secondairement, en référence à cette jouissance potentiellement mortelle. »Pas trop de jouissance« dicte le principe de plaisir au sujet afin que la jouissance mortelle ne mette pas en péril l’intégrité de son corps. C’est bien le corps propre du sujet qui est d’abord visé par cette jouissance pouvant s’avérer débordante. Pourtant, puisque la jouissance sexuelle n’est bien entendu pas soumise à cette injonction de »pas trop« à l’adresse du sujet lui-même, c’est que l’interdit de jouissance s’est déporté ailleurs : vers le corps qui a donné la vie au corps propre. La jouissance mortelle se structure chez le sujet autour d’un interdit posé sur son propre corps alors que la jouissance sexuelle s’organise sur un mode licite et devient ainsi permise, à la condition que l’interdit de la jouissance se pose sur le corps de la mère (c’est évidemment une modalité d’interprétation du tabou de l’inceste).

Au-delà du principe de plaisir se trouve donc cette jouissance qu’il faut maintenir en deçà d’un certain seuil pour que la vie subsiste ; cette limite posée au cœur même de la jouissance, une fois dépassée, confine le sujet à la mort. Que la jouissance soit le traitement d’un corps pouvant aller jusqu’au déchirement de ce corps et que son déchaînement en-dehors de la régulation produite par l’appareil du langage mène nécessairement à la mort, c’est peut être ce que vient illustrer, bien malgré lui, le geste irréversible de Bertrand Cantat envers sa compagne Marie Trintignant. A ceci près que la jouissance débordante qui était alors en jeu a abouti à une double mort : la mort d’un corps, celui de Marie, et la mort d’un sujet, Bertrand (qui, selon toutes les apparences, ne s’en remettra jamais dans son être).

Frank de Carvalho / redaction web – skug online 11-12-2004

Traduction pour la parution allemande dans skug Vol. 58 : Alessandro Barberi

http://www.skug.at/index.php?Art_ID=3046