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Le mouvement Anti-guerre, où va-t’il ?

Publie le lundi 21 avril 2003 par Open-Publishing

11 Avril 2003

Le mouvement Anti-guerre, où va-t’il ?
Et maintenant ?

par MICHAEL NEUMANN

Quand le mouvement anti-guerre n’a pas empêché la guerre, il a échoué. Les
porte-parole du mouvement le nieront, comme le font les PDG d’une société en
déficit chronique. La défaite les incite à recycler perpétuellement le même
vieux rêve. Ils diront que la bataille vient juste de commencer et comment
VOUS, vous là-bas, avez construit un incroyable mouvement, comment ils ont
été personnellement témoins de telle ou telle scène émouvante. Des plans
très sérieux seront faits pour arrêter cette guerre et une fois de plus nous
entendrons parler des lobbies du Web, des intérêts pétroliers et des
fondamentalistes chrétiens qui dirigent tout. Une fois de plus ils nous
diront de mille et une manières que ces gens sont très mauvais.

Tout de même, nous ne participons pas ici à une fête d’anniversaire pour
petits enfants : cela ne nous aide pas de croire que nous sommes tous des
gagnants. Si je tente d’empêcher un meurtre et que le meurtre a lieu, je ne
suis pas supposé m’auto-congratuler. C’est pareil lorsqu’il s’agit de
meurtres multiples perpétrés par des Etats. Ce n’est pas la fierté de ce que
j’ai "accompli" mais la culpabilité et la honte qui devrait être la réponse
la plus appropriée. Actuellement dans la gauche, ce genre de "réponse" et
même la notion qu’il s’agit avant tout d’atteindre ses objectifs, reste
pratiquement inconnue.

De même que beaucoup d’autres, j’ai plus ou moins pensé que les
manifestations pourraient renverser la vapeur. Maintenant, à la réflection,
je me demande si le mouvement de protestation a vraiment tenté de réussir .
Moi j’ai tenté, vraiment très fort, de m’opposer à la guerre, mais ce n’est
pas la même chose.

Je n’essaie pas de couper les cheveux en quatre. Pour ses organisateurs et
ses participants, les manifestations anti-guerre ne faisaient pas partie
d’une quelconque séquence imaginaire d’évènements menant au revirement de la
politique US. On imaginait simplement que c’était du domaine du possible.
Les manifestations, bien qu’inspirantes, ont toujours semblé plus crédibles
comme une simple opposition à la guerre - "nous disons non" - plutôt que
comme la phase d’une stratégie pour l’empêcher. Bush suivait son petit
bonhomme de chemin, personne n’attendait que le Congrès ou le parti
républicain se révolte, et on n’avait pas l’impression que la gauche allait
pouvoir paralyser l’Amérique. Personne n’envisageait une route vers la
victoire. Personne n’avait en tête un scénario qui commencerait par des
manifestations et se terminerait par l’ordre de renvoyer les troupes à la
maison.

Maintenant que les troupes sont en train de se battre, la gauche fait face à
des problèmes qu’elle reconnaît à peine, qui ont à voir avec le patriotisme.
On n’est plus dans les années soixante. Pendant la guerre du Vietnam, des
milliers de gauchistes désiraient ouvertement une victoire communiste et la
défaite américaine. L’idée que quelque part nous étions tous de bons
américains, guidés par des passions douces-amères dans un tragique drame
collectif, est une invention récente. Et alors qu’il y avait dans la gauche
américaine une sympathie pour les conscrits bourreurs de canons, ceci ne
s’étendait certainement pas au volontaire des forces spéciales, ni aux
pilotes américains envers qui les nord-vietnamiens étaient si
inexplicablement méchants. La gauche américaine, franchement, considérait
ces gens comme des fous meurtriers.

Ces sentiments, s’ils existent encore aujourd’hui, sont des murmures.
Beaucoup d’eau a coulé sous les ponts depuis les années soixante, mais dans
l’autre sens. Peut-être sommes-nous maintenant des gauchistes plus gentils,
plus polis, mais nous sommes aussi plus lâches. A l’époque on parlait
beaucoup de trahison. Maintenant on n’oserait plus. Ce n’est pas de
l’indulgence que nous risquons, comme les collégiens de l’époque, ce qui
nous attend c’est la prison.

La gauche répond à cet environnement différent par une vague et plausible
prétention au patriotisme. Il est dit que nous soutenons les troupes, que
nous voulons leur retour à la maison. Et que nous faisons attention. Nous
critiquons les retards ou les mauvais calculs, mais pas les morts US. Nous
gardons une larme pour nos morts et pour les soldats professionnels
capturés, nous tremblons pour les MIA (???)
Non ? Le problème n’est pas uniquement que nous opérons dans un climat plus
répressif. En fait, depuis le début des combats, un sérieux fossé s’est
creusé entre nous et le reste de l’Amérique, un fossé que nous ne
reconnaissons pas. Oui nous voulons ramener les troupes à la maison, tout
comme le voulaient les manifestants contre la guerre du Vietnam. Mais ça
c’est un objectif bidon. Nous savons pertinemment bien qu’une ou deux
choses, ou les deux ensemble, vont mettre fin à la guerre : la victoire
et/ou un nombre important de pertes US. Pour le bruit et la fureur des
années soixante, ce sont les vietnamiens qui ont ramené "nos" soldats à la
maison après en avoir tué 50.000. Si quelqu’un peut ramener les troupes à la
maison avant que le gouvernement US ne se décide à le faire, ce sont les
iraquiens, non pas les protestataires.

Notre objectif est bidon, mais nos attitudes aussi sont bidons. Supposons
que nous préfèrons, comme la plupart des américains, que les troupes
reviennent d’Iraq sans une égratignure, cela signifie-t’il que nous
"soutenons" les troupes ? Voyons voir, qu’est-ce que vous préférez : la mort
d’une centaine de civils iraquiens ou la mort de 10 soldats américains ? Si
vous répondez que vous ne pouvez mettre une mort en balance avec une autre
cela signifie que vous n’avez de préférence ni pour l’une ni pour l’autre
des alternatives et vice-versa.

Même si vous refusez de choisir entre une vie et une autre, il reste quand
même que vous ne préférez pas épargner une vie américaine. Et là les
questions ne font que commencer. Et s’il s’agissait de 50 civils iraquiens ?
ou des soldats iraquiens ? Ou dix ou cinq ou un ? Question difficile, car
nous croyons, n’est-ce pas, que les troupes d’invasion n’ont aucun droit
d’être là, qu’elles violent les conventions internationales et les critères
de justice, qu’elles servent une mauvaise cause. Nous pouvons toujours nous
persuader que dans l’ensemble nous sommes sur la même longueur d’onde que le
peuple américain. Mais nous nous trompons.

Quelles sont les implications stratégiques de tout ceci ? Nous avons
apparemment le choix entre la malhonnêteté et une franchise suicidaire. Mais
notre malhonnêteté est trop évidente pour être une option valable. Nous
serons démasqués. Ce dont la gauche a besoin c’est d’avoir quelque chose à
offrir. Comme nous ne parviendrons pas à faire revenir les troupes à la
maison en fait nous n’avons rien, sauf peut-être si vous êtes capables de
garder votre sérieux quand vous entendez que nous allons construire une
société juste. Désolé, mais je ne crois tout simplement pas que nous le
ferons. Si nous n’avons même pas pu empêcher la ruée, plutôt impopulaire,
sur la guerre, alors bon dieu comment allons nous accomplir cette tâche
encore bien plus difficile ?

Donc, où en sommes-nous ? Nous n’avions pas de stratégie concrète pour
empêcher la guerre et maintenant nous en sommes devenus les gages ( les
otages ?) Le mouvement anti-guerre va grandir et se réduire
proportionnellement à la victoire et à la défaite iraquienne. Nous sommes
devenus un simple effet plutôt qu’une cause. Beaucoup de gens seront plutôt
satisfaits de ce statut. Cela convient à cette très populaire philosophie de
gauche selon laquelle notre tâche est de parler et de gesticuler. Nous
protestons, proclamons notre opposition, témoignez, dénoncez, déclarez,
envoyez un message, exprimez votre solidarité, soutenez, dites non, mais en
fait n’essayez jamais de faire quelque chose. Entre nous, ce n’est pas
suffisant : le fait d’avoir une conscience ne sert pas uniquement à dire au
monde que vous en avez une.

Stopper la guerre n’étant pas un véritable objectif, nous pouvons faire
mieux que vendre des visions roses sur la paix dans le monde et la justice
sociale. Il est encore possible de faire changer la politique étrangère US
de direction, comme c’était d’ailleurs possible avant que la guerre ne
commence.

Ce but ambitieux nécessite une stratégie ambitieuse, et on entend déjà d’ici
les sarcasmes : allons-nous être obligés de bloquer des autoroutes, des
aéroports ou des centrales électriques ? faire des attaques suicide à
l’américaine, écraser l’Etat par une révolution des travailleurs ? Mais la
gauche n’a pas besoin de tactiques dramatiques, elle a besoin d’une
dramatique alternative. La gauche a besoin de proposer pour l’Amérique une
voie qui lui permette de réaliser ses objectifs fondamentaux sans encourir
la haine. Pour qu’elle puisse faire une proposition, la gauche devrait
dépasser sa moralisation obsessionnelle. Aucun changement réel, et donc rien
de bon, ne peut venir de l’appel à la rédemption morale. Les américains
n’ont pas soif de devenir moralement bons. Au contraire, ils veulent se
sentir en sécurité. Pour eux, une gauche qui se distingue par d’incessants
sermons sur la jurisprudence internationale, ne semble pas vraiment être la
réponse. Les américains, qui sont rationnels, sinon très moraux,
préfèreraient entendre qu’on s’occupe de quelque chose qui les concerne.

Actuellement, ce quelque chose est devenu bien plus clair. Avant la guerre,
la pression internationale semblait pouvoir dissuader les E.U des politiques
menant à encore plus d’insécurité. Cela s’est avéré être un faux espoir. Il
y a un seul changement d’orientation fondamental dans la politique des E.U
qui puisse en même temps défaire le mal qui a été fait et répondre
rapidemment aux préoccupations de sécurité de l’Amérique. Proposer ce
changement d’orientation est le seul moyen qu’a la gauche de répondre aux
vraies préoccupations du peuple américain. La gauche doit exiger ce qu’elle
aurait déjà dû exiger depuis longtemps : que les E.U changent de camp dans
le conflit israelo-palestinien. Ce qui veut dire que les E.U devraient
s’allier avec les palestiniens et le monde musulman contre Israel, afin
d’assurer un prompt, inconditionnel et complet retrait israelien des
territoires occupés.

"Contre" signifie "contre", et non pas "pas avec". Ceci implique un
engagement pour répondre à l’intransigeance israelienne de manière de plus
en plus sévère, aussi sévère que l’appui donné par l’ONU. Une position de
benigne neutralité changerait à peine les choses, mais changer de camp
"changerait tout". Personne n’a besoin de "pas de guerre pour le pétrole".
Changer de camp aurait pour effet : pas de guerre, "et" du pétrole. La
réconciliation entre les E.U et l’ONU serait immédiate et ce serait la fin
de la séparation d’avec les alliés européens. La guerre contre le terrorisme
serait inutile, l’anti-américanisme ne serait plus à la mode en Islam, les
droits civils des Arabes et des Musulmans aux E.U ne seraient plus mis en
question. Il n’y aurait plus de problèmes dûs à la position incohérente des
E.U quant aux armes de destruction massive.

Même sans intentions pures, même sans évolution de la conscience, les E.U
retrouveraient tout ce qu’ils ont perdu depuis le 11 septembre. Et pour
finir, le clash des civilisations deviendrait une illusion : tout à coup, en
regardant MTV, on se rendrait compte que les Musulmans ne sont pas beaucoup
plus embêtés par la couleur de la peau que ne l’est la moitié de la
population américaine.

Il ne s’agit pas de prétendre que le conflit israelo-palestinien est la
seule question importante dans le monde. C’est juste LA question cruciale.
Tant que les E.U ne se réconcilient pas avec le monde islamique sur la
question palestinienne, ils ne pourront jamais démontrer leur engagement
envers les conventions internationales, ni changer la teneur de leur guerre
auto-destructrice contre la terreur, ni surmonter l’irritation amère qui
empoisonne toute tentative de développement d’une politique étrangère
fructueuse. Il faut se mettre du bon côté dans cette question, bien qu’il y
ait encore beaucoup à faire, mais le chemin est ouvert pour le faire.
Comment une telle proposition serait-elle reçue par le public américain ?
Nous ne le savons pas, cela n’a jamais été tenté. Mais qu’est-ce qui
pourrait bien empêcher son approbation ? Elle ne demande aucun sacrifice.
Quiconque désire une Amérique puissante, quiconque désire une Amérique
protégée contre le terrorisme, quiconque veut de l’essence bon marché,
trouvera cela très acceptable.

Evidemment qu’il y a l’obstacle du préjugé anti-arabe et anti-musulman. Mais
ce préjugé n’est pas très ancré. Il n’a pas empêché les E.U de s’allier avec
les pays du Golf, le Pakistan et l’Indonésie. Pourquoi cela empêcherait-il
les E.U d’établir plus d’alliances fidèles avec d’autres sociétés
musulmanes ? Les américains ont l’habitude de considérer Israel comme un ami
très cher, mais ils ont aussi l’habitude de considérer la Syrie comme leur
ennemi mortel. Cela n’a pas empêché les E.U et la Syrie de former une
alliance militaire il y a à peine plus de dix ans. Evidemment cela
provoquerait une incroyable opposition de la part des organisations juives,
neo-conservatrices et d’autres, mais ce serait une vraie bataille pour un
véritable objectif, avec une vraie chance de réussite. Au pire, cela
augmenterait beaucoup la pression pour l’obtention de la paix au
Moyen-Orient.

Mais le plus grand obstacle à cette proposition, c’est la gauche elle-même.
Un nombre important de gens de gauche, avec un courage moral admirable,
considèrent la question palestinienne comme une priorité. Mais comment ?
Comme une de ces campagnes charitables sans fin ? Comme un autre exemple de
la perfidie U.S ? Le problème ici ce n’est pas le manque d’intérêt, mais une
fois de plus le manque d’ambition, l’incapacité de concevoir une stratégie
qui pourrait mettre fin au conflit israelo-palestinien. Au nom du réalisme
politique, la gauche pro-palestinienne encourage la plus dangereuse des
illusions : que les E.U pourrait arrêter le massacre en fermant le robinet
de l’aide à Israel.

Arrêter l’aide ne changera rien. Israel est absolument prêt à y répondre. A
l’occasion Israel fera un peu de bruit autour de la question de la création
d’un Etat palestinien et des négociations, mais nous savons très bien que
ses "offres généreuses" excluent invariablement des parties de la bande de
Gaza ainsi que de nombreuses colonies de peuplement. Nous savons aussi que
leur actuelle politique de sécurité inclut le maintien du contrôle sur
chaque partie stratégiquement importante des territoires occupés, dont les
frontières, les routes importantes et les aéroports. Et nous savons aussi
que ces "offres généreuses" seraient plus que probablement rejetées par
l’électorat israelien.

En d’autres mots, l’Etat d’Israel n’a pas la moindre intention de faire la
paix, ni d’admettre la création d’un Etat palestinien. Israel n’est pas près
de s’écrouler parce que quelqu’un parle de couper le robinet de l’aide. Il
n’a pas besoin de l’aide : il est déjà l’un des plus importants exportateurs
d’armes et il contournerait le manque d’aide par l’augmentation de sa
production en fabriquant des armes actuellement prohibées. Au cas où les E.U
brandiraient les timides menaces de réduire l’aide, Israel les menacerait de
vendre aux ennemis des E.U des armes hyper sophistiquées, sans parler de la
menace nucléaire. " Ne nous laissez pas tomber, sinon les arabes vont
attaquer et nous serons obligés d’employer nos armes nucléaires".
Israel pourrait se trouver immédiatement isolé par ce qui se passerait si
les E.U changeaient de camp : une coalition mondiale déterminée à répondre
au bluff d’Israel se formerait. Ce n’est pas une coincidence, une coalition
du monde entier, c’est justement ce dont les E.U ont besoin maintenant.

Entretemps, comme la gauche ne le sait que trop bien, les massacres
continuent. Et pendant que les gens de la gauche agonisent devant le
problème, ils ne parviennent apparemment pas à trouver la solution. De même
que les E.U, ils ne parviennent pas à changer de camp, à accepter le seul
objectif qui sauverait également la sécurité de l’Amérique . Ils ne
parviennent pas à dire : "Je veux que les E.U s’allient aux palestiniens et
au monde Musulman. Je veux que les E.U regardent Israel, non comme un vilain
enfant qu’on va priver de ses jouets militaires, mais bien comme un
adversaire. Tout comme la majorité des gens dans monde Musulman et peut-être
dans le monde entier, j’applaudis sans réserve, la résistance du Peuple
palestinien".
Quelle que soit la raison de cette répugnance à prendre parti, ses
conséquences sont fatales. On chipotte pendant que les palestiniens brûlent,
on perd la meilleure chance d’éviter d’autres Iraqs, et c’est un refus de
combler le trou entre la gauche et le Peuple américain.

A part la moralité, la gauche a un choix. Elle peut continuer à manifester
dans une atmosphère de plus en plus hostile aux dissidents. C’est se réduire
essentiellement à attendre que les morts US ou la colère du monde fassent le
travail à notre place. (*)
L’alternative c’est de donner aux américains une réelle alternative à la
politique actuelle et cela signifie travailler pour que les E.U se tournent
contre Israel. Pour promouvoir cela il n’est pas nécessaire de réprimander
ou de moraliser, et il est possible d’offrir un authentique espoir pour un
authentique changement dans le monde post 11 septembre. L’opposition à
Israel n’est plus seulement juste une obligation morale. C’est le seul moyen
réaliste pour détourner l’Amérique de son chemin destructeur et
auto-destructeur. On n’a pas considéré qu’il fallait y prêter attention
avant de subir l’échec pour arrêter la guerre. Peut-être cet échec
ouvrira-t’il les esprits à de nouvelles idées.

Micael Neumann est professeur de philosphie à la Trent University en
Ontario, Canada. Les positions du prof Neumann ne doivent pas être
considérées comme étant celles de son université. Son livre "What’s Left :
Radical Politics and the Radical Psyche vient d’être republié par Broadview
Press. son adresse : mneumann@trentu.ca

traduction
Greta