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Marlon Brando : les mues de l’homme à la peau de serpent

Publie le lundi 5 juillet 2004 par Open-Publishing

L’acteur américain est mort jeudi à l’âge de 80 ans. Véritable sex-symbol, Marlon
Brando incarnait les solitaires et les mauvais garçons.


de Marie COLMANT et
Gérard LEFORT et Olivier SEGURET


Il vivait isolé et ruiné dans un petit bungalow de Mulholland Drive avec deux
sofas et des rideaux dépareillés. Marlon Brando, qui souffrait d’une fibrose
pulmonaire, est mort jeudi à l’hôpital de Los Angeles à l’âge de 80 ans. Il était
né dans le Nebraska, à Omaha, le 3 avril 1924, dans une ancienne réserve sioux.
Mais surtout, il était né acteur, comme le prouve le portfolio qui illustrait
son autobiographie parue en octobre 1994, les Chansons que ma mère m’apprenait.
On y découvre une photo de lui à 12 ans prise sur la plage de Balboa en Californie,
portrait plus que troublant parce que le très jeune Marlon y est déjà dans la
mise en scène de son étrange beauté. Ce qui tendrait à prouver qu’avant d’être
une immense star, Brando était déjà une petite vedette, instinctivement conscient
de sa différence.

Un peu mauvais genre, un rien voyou

Bien sûr, il y eut l’étape considérée comme fondamentale de l’Actor’s Studio, où il rencontra son mentor, Stella Adler, qui façonna l’acteur Brando en lui faisant travailler, entre autres, sa diction. Il en ressortit avec ce souffle de voix légendaire, ce phrasé d’une douceur féminine qui conférait à son corps si ostensiblement masculin une légèreté unique. Même si on ne peut rapporter Brando à son seul physique, il va de soi que sa belle gueule et son corps ont largement contribué à son ascension. Un poster pourrait tout résumer : celui de l’Equipée sauvage de Lazlo Benedek (1954) qui a dû tapisser toutes les chambres de jeunes filles (et de jeunes hommes) de la planète. On l’y voit chevauchant un énorme engin, la casquette en cuir, le T-shirt graisseux et le Perfecto luisant. Brando était un sex-symbol de cette espèce inconnue avant lui et qui, depuis son avènement, a fait école. Un peu mauvais genre, un rien voyou, il joue la carte de la brutalité et, on suppose, de l’animalité sexuelle.

Dans son autobiographie, Brando, notoirement autiste, ne révélait rien. En tout cas, il ne levait aucun des secrets qui pourraient expliquer qui il fut vraiment. Inutile, non plus, d’aller chercher du côté de la biographie non autorisée, et au soufre frelaté, due à Peter Manso. On ne sait rien de Brando, sinon quelques détails qui peuvent participer à l’élaboration de son mythe. Comme Marlène, il ne savait sans doute pas pourquoi il était devenu ce mythe, mais il avait appris avec le temps de quoi les mythes sont faits. Et c’est ainsi qu’il brossera toujours de son enfance un tableau « psychologiquement correct » : milieu modeste, mère alcoolique, père qualifié de « connard patenté », enfance difficile, scolarité émaillée de renvois divers, jusqu’à son exclusion de l’Académie militaire du Minnesota. Ce que Brando semblait vouloir imposer, c’est l’image d’un adolescent écorché vif, dont la jeunesse gâchée ne pouvait mener qu’à la délinquance. Ou au cinéma. Ce sera le cinéma, en passant d’abord par la case théâtre.

Sa méthode : se perfuser de réel

Premières planches à Broadway, dès 1944, à l’âge de 20 ans : il joue Stanley Kowalski dans Un tramway nommé Désir, de Tennessee Williams, mis en scène par Elia Kazan. Williams et Kazan, deux hommes remarquables, chacun à sa façon, qui vont jouer ce rôle de marraines bienveillantes dont les contes de fées du cinéma américain ne sont jamais avares. Elia Kazan d’abord puisqu’il amènera Brando à la gloire avec l’adaptation au cinéma d’Un tramway... (1952). Film fondateur et acte de naissance certifié du mythe Brando, s’il est une telle révélation, c’est que Brando y expérimente live les enseignements théoriques dont Stella Adler l’avait nourri. Pour la première fois, le cinéma prétend appliquer une technique quasi scientifique, dont d’innombrables acteurs et actrices se gargariseront à l’époque (Monty Clift, James Dean, Marylin Monroe). Brando deviendra le porte-drapeau de cette nouvelle technique baptisée « la Méthode ». Dogme principal : s’immerger dans la peau des personnages, jusqu’à la caricature du type « Chut ! J’intériorise... », se perfuser de réel. Ainsi, dès 1950, Brando avait séjourné plus d’un mois dans un hôpital de rééducation pour anciens combattants aux seules fins de se préparer à son personnage de vétéran paraplégique pour son premier rôle au cinéma dans C’étaient des hommes, de Fred Zinneman.

Mais le Tramway nommé Désir, c’est aussi le triomphe cinématographique du T-shirt blanc moulant, jusqu’ici considéré comme un dessous masculin intime, que Marlon Brando sort du placard et exhibe dans tous ses états : suant, taché et surtout décolleté et déchiré de partout pour mieux mettre en valeur ses dorsaux et pectoraux. Jamais Hollywood n’était allé si loin dans l’exhibition d’un érotisme au masculin.

Une conscience politique de gauche

Mais Marlon Brando n’est pas qu’un coffre et du texte, il est aussi, dès le début des années 50, une conscience politique de gauche. Lorsqu’en 1953 sur le tournage du Jules César de Mankiewicz, il apprend que son ami Elia Kazan, harcelé par la commission McCarthy sur les activités antiaméricaines, a fait une déposition-délation, Brando éclate en sanglots et jure de ne plus lui parler. Un an plus tard, c’est pourtant avec Kazan qu’il tournera Sur les quais, autre pièce fondamentale dans la construction du puzzle Brando, puisque le film (pas fameux) lui vaudra à la fois son premier oscar et un prix d’interprétation au Festival de Cannes. Quant aux relations avec Tennessee Williams, elles connaîtront un développement magnifique avec le scénario de l’Homme à la peau de serpent (1960), réalisé par Sidney Lumet. Si ce film mérite qu’on s’y arrête, c’est qu’il résonne rétrospectivement comme le premier signal de ce qui deviendra une constante dans la carrière de Brando. Il y incarne un homme venu de nulle part qui s’amourache d’une femme plus âgée que lui, et manifestement mal aimée, la divine Anna Magnani (dont Brando dira, plus que goujat, que c’était un calvaire de lui rouler une pelle parce qu’elle avait mauvaise haleine). Un homme secret, hanté, presque un fantôme et qui a toujours l’air d’étouffer de terribles démons intérieurs. Cet archétype, on le retrouvera à l’extrême dans Reflets dans un oeil d’or (1967), de John Huston, où il incarne un beau militaire marié à la torride Elizabeth Taylor que, pourtant, il néglige. On soupçonne l’impuissance et on tombe sur l’homosexualité refoulée après un certain nombre de séances d’humiliation aux limites du sadomaso : coups de cravache, plongée dans la boue. Même schéma ambigu dans Missouri Breaks (1976), d’Arthur Penn, où Brando interprète un tueur sadique habillé en grand-mère.

Il ne sauve ni veuve ni orphelin

La troisième fée au-dessus de son berceau sera Joseph Mankiewicz, qui l’entraîne vers le drame shakespearien avec Jules César (1953), où, par ailleurs, il a les jambes qu’il faut pour porter divinement la minijupe, et vers la comédie musicale avec Blanches Colombes et Vilains Messieurs (1955). Ce film sera aussi l’occasion d’une rencontre Brando-Sinatra dont la chronique rapportera qu’ils se sont cordialement détestés. Autre évidence, Brando n’a jamais joué les purs héros. Ni Gregory Peck, encore moins James Stewart, et surtout pas John Wayne : Brando n’a sauvé ni veuve ni orphelin. Il semblait avoir déjà beaucoup de difficulté à se sauver lui-même.

Au début des années 60, si elle ne connaît pas d’éclipse, sa carrière souffre de quelques creux. L’acteur a, il est vrai, d’autres désirs. Une vie de famille d’abord, puisqu’il a épousé la Tahitienne Tarita, rencontrée sur le tournage des Révoltés du Bounty (Lewis Milestone, 1962), et qui allait devenir la mère de Cheyenne Brando (son fils, Christian, lui avait été donné par une précédente épouse). Une intense activité politique ensuite, courageuse pour l’époque, puisqu’il oeuvre pour la défense des droits civiques des Noirs américains (il fera partie des marcheurs qui accompagnent Martin Luther King en 1962 et témoignera plus que de la sympathie en faveur des Black Panthers). Idem pour les Indiens d’Amérique, dont il épousera la cause jusqu’à soutenir l’American Indian Movement, le plus radical des groupes de « natifs » exigeant des « réparations » du gouvernement blanc américain. Brando fait alors montre d’une véritable intelligence dans l’usage de sa célébrité et de son statut de star : lui qui ne parle pratiquement plus à personne, ne négocie pas sa présence et son engagement dans ce qu’il juge être des combats nécessaires.

Détruit avec méthode son rôle de sex-symbol

Brando aura, entre-temps, joué dans la Poursuite impitoyable, d’Arthur Penn (1967), film engagé contre la légitime défense et le racisme américains, et aussi aux côtés de Sophia Loren dans l’étrange Comtesse de Hong-Kong, dernier film en 1967 de Charlie Chaplin, qui précisait avoir choisi l’acteur « à cause de son manque total d’humour ». Au début des années 70, Marlon Brando change. Il approche la cinquantaine, prend du poids et l’assume. Mieux, il en joue : après s’être construit une aura de sex-symbol quasi insurpassable, il va s’employer à la détruire avec méthode. L’année 1972 sera à cet égard plus que faste, avec les tournages simultanés du premier Parrain et du Dernier Tango à Paris. Pour les beaux yeux de Coppola, qui trépigne à ses basques, il acceptera l’affront d’une audition qu’on peut qualifier d’historique : Brando et ses 114 kg arrivent les cheveux teints au cirage et les joues bourrés de Kleenex. Gagné ! il fait sans problème 75 ans : le rôle de Don Vito Corleone est à lui. Fou de joie, il pratiquera volontiers, au cours du tournage, une technique maison, le mooning, qui consiste à baisser son pantalon et montrer son large cul en toutes occasions. Sans doute était-ce là une illustration de sa fameuse réplique qui deviendra si culte qu’elle pourrait résumer Brando : « Je vais vous faire une offre que vous ne pourrez pas refuser »...

Mais c’est dans le Dernier Tango à Paris que Bernardo Bertolucci le mettra à nu pour de bon. La belle idée du cinéaste italien consistait à prendre ce qui restait en lui de puissance érotique et à le mettre à pied d’oeuvre. Massif mais séduisant, Brando tournera là ses premières et dernières vraies scènes de cul (fameux épisode de sodomie beurrée sur tranche) et sera utilisé tel qu’il est, c’est-à-dire vieilli et un rien cassé. La boucle est bouclée : l’animalité suggérée à ses débuts est cette fois exposée plein cadre.

Ironie, le supermâle Brando tournera encore en 1978 le rôle du père de Superman (3,7 millions de dollars pour une apparition de quelques minutes) avant de cachetonner dans des productions dont il proclamera à chaque fois qu’elles signent sa dernière prestation à l’écran : Christopher Columbus de John Glen (1992), The Freshman de Andrew Bergman avec Mathew Broderick (1990), Don Juan de Marco (1995) de Jeremy Leven avec Johnny Depp, l’Ile du docteur Moreau de John Frankenheimer (1996), où il apparaît en djellaba rose et ombrelle, telle une folle de Marrakech, ou The Brave de et avec Johnny Depp (1997). De ces égarements plus ou moins graves, Brando ne s’expliquera jamais, de plus en plus avare de confidences publiques. On sent cependant à le regarder jouer un mélange de splendide indifférence et de douce ironie.

Qu’est-ce qui restera de cette fin de vie qui n’en finissait pas de finir ? En 1979, un coup de tonnerre : le crâne rasé, et avec une élégance de Falstaff de la jungle, Brando est le colonel Kurtz dans l’Apocalypse Now de Francis Ford Coppola. Le metteur en scène sacrifiera trois semaines sur son plan de tournage (qui, il est vrai, n’en était plus à ça près) à expliquer en tête à tête à Brando la nature exacte de son personnage. Plus que jamais un fantôme. Le rôle de sa vie ?

http://www.liberation.fr/page.php?Article=221029

04.07.2004
Collectif Bellaciao