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4ème partie : "Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression"

Publie le lundi 13 avril 2009 par Open-Publishing

3ère partie ici

Il peut sembler utile et intéressant de nos jours de re-publier et de diffuser largement cet ouvrage écrit par Victor Serge en 1925


V. UNE MONOGRAPHIE DE LA PROVOCATION A MOSCOU (1912).

Une autre pièce choisie dans les archives de la provocation va nous
éclairer sur l’étendue de celle-ci. Il s’agit d’une sorte de monographie de la provocation à Moscou en 1912. C’est le rapport d’un haut fonctionnaire, M. Vissarionov, qui fut chargé cette année-là d’une tournée d’inspection à l’agence secrète de Moscou.

Ce M. Vissarionov remplit sa mission du 1er au 22 avril 1912. Son
rapport forme un gros cahier dactylographié. À chaque provocateur, désigné bien entendu par un sobriquet, une notice détaillée est consacrée. Il en est de très curieuses.

Au 6 avril 1912, il y avait à Moscou 55 agents provocateurs officiellement en fonction. Ils se répartissaient comme suit :

Socialistes-révolutionnaires, 17 ; social-démocrates, 20 ; anarchistes, 3 ;
étudiants (mouvements des écoles), 11 ; institutions philanthropiques, etc., 2 ; sociétés scientifiques, 1 ; zemstvos, 1. Et « l’agence secrète de Moscou surveille également la presse, les octobristes (parti K.D., constitutionnel démocrate), les agents de Bourtzev, les Arméniens, l’extrême-droite et les jésuites ».

Les collaborateurs sont généralement caractérisés par de simples notices à peu près ainsi conçues :

Parti social-démocrate. Fraction bolchevik. Portnoï (le Tailleur),
tourneur sur bois, intelligent. En service depuis 1910. Reçoit 100 roubles par mois. Collaborateur très bien renseigné. Sera candidat à la Douma.

A participé à la conférence bolchevik de Prague. Des 5 militants envoyés en Russie par cette conférence, 3 ont été arrêtés...

D’ailleurs, revenant à la conférence bolchevik de Prague, notre haut
fonctionnaire de police se félicite des résultats que les agents secrets y ont obtenus. Certains ont réussi à s’introduire dans le comité central, et c’est l’un d’entre eux, c’est un mouchard, qui a été chargé par le parti du transport de littérature en Russie. « Nous tenons ainsi tout le ravitaillement de la propagande », constate notre policier.

Ici une parenthèse. - Eh oui, ils tenaient à ce moment-là le ravitaillement
de la propagande bolchevik. L’efficacité de cette propagande en était-elle
amoindrie ? La parole imprimée de Lénine perdait-elle quoi que ce soit de sa
valeur, pour avoir passé par les mains sales des mouchards ? La parole
révolutionnaire a toute sa force en elle-même : elle n’a besoin que d’être
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entendue. Peu importe qui la transmet. Le succès de l’Okhrana n’aurait été
vraiment décisif que si elle avait pu empêcher le ravitaillement des
organisations bolchevik de Russie en littérature de provenance étrangère.

Or,
elle ne pouvait le faire que dans une certaine mesure, sous peine de démasquer
ses batteries.

VI. DOSSIERS D’AGENTS PROVOCATEURS.

Qu’est-ce qu’un agent provocateur ? Nous avons des milliers de dossiers
où nous trouverons sur la personne et les actes de ces misérables une
documentation abondante. Parcourons-en quelques-uns.

Dossier 378. - Julie Orestovna Serova (dite Pravdivy - le Véridique - et
Oulianova). À une question du ministre sur les états de service de ce
collaborateur congédié (parce que « brûlé »), le directeur de la police répond en
énumérant ses hauts faits. La lettre tient quatre grandes pages. Je la résume,
mais en termes à peu près textuels :

Julie Orestovna Serova fut employée, de septembre 1907 à 1910, à la
surveillance des organisations social-démocrates. Occupant des postes
relativement importants dans le parti, elle put rendre de grands services, tant à
Petrograd qu’en province. Toute une série d’arrestations ont été opérées
d’après ses renseignements.

En septembre 1907, elle fait arrêter le député à la Douma Serge Saltykov.
Fin avril 1908, elle fait arrêter quatre militants : Rykov, Noguine,
« Grégoire » et « Kamenev ».

Le 9 mai 1908, elle fait arrêter toute une assemblée du parti.
En automne 1908, elle fait arrêter « Innocent » Doubrovsky, membre du
comité central.

En février 1909, elle fait saisir le matériel d’une typographie clandestine
et le bureau des passeports du parti.

Le 1er mars 1905, elle fait arrêter tout le comité de Pétersbourg.
Elle a, en outre, contribué à l’arrestation d’une bande d’expropriateurs
(mai 1907), à la saisie de stocks de littérature et notamment du transport illégal
de littérature par Vilna. En 1908, elle nous a tenus au courant de toutes les
réunions du comité central et indiqué la composition des comités. En 1909, elle
a participé à une conférence du parti à l’étranger, sur laquelle elle nous a
informés. En 1909, elle a surveillé l’activité d’Alexis Rykov.

Ce sont de beaux états de service.

Mais Serova a fini par être brûlée. Son mari, député à la Douma, a publié
dans les journaux de la capitale qu’il ne la considérait plus comme sa femme.

On a compris. Comme elle ne pouvait plus rendre de services, ses supérieurs hiérarchiques l’ont remerciée. Elle est tombée dans la misère. Le dossier est
rempli de ses lettres au directeur de la Sûreté : protestations de dévouement,
rappels de services rendus, demandes de secours.

Je ne sais rien de plus navrant que ces lettres tracées d’une écriture
nerveuse et pressée d’intellectuelle. Le « provocateur en retraite », comme elle
se qualifie quelque part elle-même, semble aux abois, harcelé par la misère,
dans un total désarroi moral. Il faut vivre. Serova ne sait rien faire de ses
mains. Son détraquement intérieur l’empêche de trouver une solution, un travail
simple et raisonnable.

Le 16 août 1912, elle écrit au directeur de la police : Mes deux enfants,
dont l’aînée a cinq ans, n’ont ni vêtements, ni chaussures. Je n’ai plus de
mobilier. Je suis trop mal vêtue pour trouver du travail. Si vous ne m’accordez
pas un secours, je serai réduite au suicide... On lui accorde 150 roubles.

Le 17 septembre, autre lettre, à laquelle est jointe une lettre pour son
mari, que le directeur de la police voudra bien faire poster : Vous verrez, dans
la dernière lettre que j’écris à mon mari, qu’à la veille d’en finir avec la vie je
me défends encore d’avoir servi la police. J’ai décidé d’en finir. Ce n’est plus ni
comédie, ni recherche d’effet. Je ne me crois plus capable de recommencer à
vivre...
Serova ne se tue cependant pas. Quelques jours plus tard, elle dénonce un
vieux monsieur qui cache des armes.

Ses lettres forment à la fin tout un gros livre. En voici une qui est
touchante : quelques lignes d’adieu à l’homme qui fut son mari :
J’ai souvent été coupable devant toi. Et maintenant encore je ne t’ai pas
écrit. Mais oublie le mal, souviens-toi de notre vie commune, de notre travail
commun et pardonne-moi. Je quitte la vie. Je suis fatiguée. Je sens que trop de
choses se sont brisées en moi. Je ne voudrais maudire personne ; maudits soient
pourtant les « camarades » !

Où commence, dans ces lettres, la sincérité ? Où finit la duplicité ? On ne
sait. On est devant une âme complexe, mauvaise, douloureuse, polluée,
prostituée, mise à nu.

La Sûreté n’est cependant pas insensible à ses appels. Chacune des lettres
de Serova, annotée à la main du chef de service, porte ensuite la résolution du
directeur : « Verser 250 roubles », « Accorder 50 roubles ». L’ancienne
collaboratrice annonce la mort d’un enfant. « Vérifier », écrit le directeur.

Puis
elle demande qu’on lui procure une machine à écrire pour apprendre à
dactylographier. La Sûreté n’a pas de machines disponibles. À la fin, ses lettres
se font de plus en plus pressantes. Au nom de mes enfants, écrit-elle le 14 décembre, je vous écris avec des larmes et du sang : accordez-moi un dernier
secours de 300 roubles. Il me suffira à jamais. Et on le lui accorde, à la
condition qu’elle quittera Petrograd. Au total, en 1911, Serova reçoit 743
roubles en trois fois ; en 1912, 788 roubles en six fois. C’était, à cette époque,
assez considérable.

Après un dernier secours délivré en février 1914, Serova reçoit un petit
emploi dans l’administration des chemins de fer. Elle le perd bientôt pour avoir
escroqué de petites sommes à ses camarades de travail. On note dans son
dossier : « Coupable de chantage. Ne mérite plus aucune confiance. » Sous le
nom de Petrova, elle réussit pourtant à prendre du service dans la police des
chemins de fer qui, renseignée, la congédie. En 1915, elle sollicite encore un
emploi d’indicatrice. Et le 28 janvier 1917, à la veille de la révolution, cette
ancienne secrétaire d’un comité révolutionnaire écrivait à « Sa Haute Noblesse
M. le Directeur de la Police », lui rappelait ses bons et loyaux services et lui
proposait de l’informer sur l’activité du parti social-démocrate dans lequel elle
peut faire entrer son second mari... À la veille des grands événements que l’on
sent venir, je souffre de ne pouvoir vous être utile...

 Dossier 383. « Ossipov », Nicolas Nicolaevitch Veretzky, fils d’un
pope. Etudiant. Collaborateur secret depuis 1903, pour la surveillance de
l’organisation social-démocrate et de la jeunesse des écoles de Pavlograd.
Envoyé à Pétersbourg par le parti en 1905, avec mission de faire entrer
des armes en Finlande, se présente aussitôt à la direction de la police pour y
recevoir des instructions.

Soupçonné par ses camarades, est arrêté, passe trois mois à la section
secrète de l’Okhrana et en sort pour être envoyé à l’étranger « afin de se
réhabiliter aux yeux des militants ».

Je cite textuellement la conclusion d’un rapport :

Veretzky donne l’impression d’un jeune homme tout à fait intelligent,
cultivé, d’une grande modestie, consciencieux et honnête ; signalons à sa
louange qu’il dispose de la plus grande partie de son traitement (150 roubles)
en faveur de ses vieux parents.

En 1915, cet excellent jeune homme se retire du service et reçoit encore
douze mensualités de 75 roubles.

 Dossier 317. « Le Malade ». Vladimir Ivanovitch Lorberg. Ouvrier.
Écrit maladroitement. Travaille en usine et reçoit 10 roubles par mois.
Un prolétaire de la provocation.
 Dossier 81. - Serge Vassilievitch Praotsev, fils d’un membre de la
Narodnaia Volia, se flatte d’avoir grandi dans un milieu révolutionnaire et
d’avoir de vastes et utiles relations...
Nous avons des milliers de dossiers semblables.

Car la bassesse et la misère de certaines âmes humaines sont insondables.

Nous n’avons pas eu connaissance des dossiers de deux collaborateurs
secrets dont les noms suivent. Ils doivent pourtant être mentionnés ici, comme
des cas types : un intellectuel de grande valeur, un tribun...

Stanislaw Brzozowski, écrivain polonais d’un talent apprécié, aimé des
jeunes, auteur d’essais critiques sur Kant, Zola, Mikhailovsky, Avenarius,
« héraut du socialisme en lequel il voyait la plus profonde synthèse de l’esprit
humain et dont il voulait faire un système philosophique embrassant la nature et
l’humanité » (Naprzod, 5 mai 1908), auteur d’un roman révolutionnaire, La
Flamme, touchait à l’Okhrana de Varsovie, pour ses rapports sur les milieux
révolutionnaires et « avancés », des appointements mensuels de 150 roubles.

Le pope Gapone, l’âme, avant la révolution de 1905, de tout un
mouvement ouvrier à Pétersbourg et Moscou, l’organisateur de la manifestation
ouvrière de janvier 1905 ensanglantée, sous les fenêtres du Palais d’Hiver, par
les feux de salves tirés sur une foule de suppliants conduite par deux prêtres
portant le portrait du tsar, le pope Gapone, incarnation véritable d’un moment
de la révolution russe, finit par se vendre à l’Okhrana et, convaincu de
provocation, fut pendu par le socialiste-révolutionnaire Ruthenberg.