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5ème partie : "Ce que tout révolutionnaire doit savoir de la répression"

Publie le dimanche 24 mai 2009 par Open-Publishing

4ère partie ici

Il peut sembler utile et intéressant de nos jours de re-publier et de diffuser largement cet ouvrage écrit par Victor Serge en 1925


VII. UN REVENANT. UNE PAGE D’HISTOIRE

Aujourd’hui encore, tous les agents provocateurs de l’Okhrana, dont nous avons les dossiers, sont loin d’être identifiés.

Il ne se passe pas de mois sans que les tribunaux révolutionnaires de
l’Union soviétique n’aient à juger quelques-uns de ces hommes. On les retrouve, on les identifie par hasard. En 1924, un misérable nous est ainsi apparu, remontant vers nous d’un passé de cinquante années - comme dans un hoquet de dégoût -, qui était bien un revenant. Et ce revenant évoquait une page d’histoire, qu’il faut intercaler ici, ne serait-ce que pour projeter sur ces pages couleur de boue un peu du rayonnement de l’héroïsme révolutionnaire.

Cet agent provocateur avait fourni 37 ans de bons services (de 1880 à
1917), et, vieillard chenu, déjoué pendant sept années les recherches de la Tcheka.

… Vers 1879, l’étudiant de 20 ans, Okladsky, révolutionnaire depuis sa
quinzième année, membre du parti de la Narodnaia Volia (la Volonté du
peuple), terroriste, préparait avec Jeliabov un attentat contre le tsar Alexandre
II. Le train impérial devait sauter. Il passa sur les mines sans encombre. La
machine infernale n’avait pas fonctionné. Accident fortuit ? On le crut. Mais 16
révolutionnaires, dont Okladsky, eurent à répondre du « crime ». Okladsky fut
condamné à mort. Sa brillante carrière commençait-elle ? Etait-elle déjà commencée ? La clémence de l’empereur lui accorda la vie dans un bagne, à
perpétuité.

Là commence en tout cas la série des inappréciables services que devait
rendre Okladsky à la police du tsar. Dans la longue liste des révolutionnaires
qu’il livra, il y a quatre des noms les plus beaux de notre Histoire : Barannikov,
Jeliabov, Trigoni, Vera Figner. De ces quatre, Vera Nicolaevna Figner survit
seule. Elle a passé vingt années à la forteresse de Schlusselbourg. Barannikov y
est mort. Trigoni, après avoir souffert vingt ans à Schlusselbourg et passé
quatre années en exil à Sakhaline, a vu avant de mourir, en juin 1917,
s’effondrer l’autocratie. Jeliabov est mort sur l’échafaud.
Tous ces vaillants appartenaient aux cadres de la Norodnaia Volia,
premier parti révolutionnaire russe, qui, avant la naissance d’un mouvement
prolétarien, déclara la guerre à l’autocratie.

Son programme était celui d’une révolution libérale, dont l’accomplissement eût signifié pour la Russie un
immense progrès. À une époque où nulle autre action n’était possible, il se
servit du terrorisme, frappant sans relâche, à la tête, le tsarisme affolé par
moments, décapité le 1er mars 1881. Dans cette lutte d’une poignée de héros
contre toute une vieille société puissamment armée, se créèrent les moeurs, les
traditions, les mentalités qui, perpétuées par le prolétariat, devaient tremper
pour la victoire d’Octobre 1917 plusieurs générations de révolutionnaires.

De tous ces héros, Alexandre Jeliabov fut peut-être le plus grand, et rendit, à coup
sûr, les services les plus grands au parti qu’il avait contribué à fonder. Dénoncé
par Okladsky, on l’arrêtait le 27 février 1881, dans un appartement du Nevsky,
en compagnie d’un jeune avocat d’Odessa, Trigoni, également membre du
mystérieux comité exécutif de la Narodnaia Volia. Deux jours plus tard, les
bombes du parti déchiquetaient Alexandre II dans une rue de Saint-Pétersbourg.
Le lendemain, les autorités judiciaires recevaient de Jeliabov, enfermé à Pierreet-
Paul, une lettre stupéfiante. Rarement juges et monarque reçurent pareil
soufflet. Rarement chef de parti sut accomplir avec telle fierté son dernier
devoir. Cette lettre disait :

Si le nouveau souverain, recevant le sceptre des mains de la révolution, a
l’intention de s’en tenir à l’égard des régicides à l’ancien système ; si l’on a
l’intention d’exécuter Ryssakov, l’injustice serait criante de me laisser la vie, à
moi qui ai tant de fois attenté à la vie d’Alexandre II et qu’un hasard fortuit a
empêché de participer à son exécution. Je me sens très inquiet à la pensée que le
gouvernement pourrait accorder plus de prix à la justice formelle qu’à la justice
réelle et orner la couronne du nouveau monarque du cadavre d’un jeune héros,
uniquement à cause du manque de preuves formelles contre moi qui suis un
vétéran de la révolution.

De toutes les forces de mon âme, je proteste contre cette iniquité.
Seule la lâcheté du gouvernement pourrait expliquer qu’on ne dressât
qu’une potence au lieu de deux.

Le nouveau tsar Alexandre III en dressa six pour les régicides. Au dernier
moment, une jeune femme, Jessy Helfman, enceinte, fut graciée. Jeliabov
mourut à côté de sa compagne Sophie Perovskaya, avec Ryssakov (qui avait
inutilement trahi), Mikhailov et le chimiste Kibaltchiche. Mikhailov subit trois
fois le supplice. Deux fois, la corde du bourreau se rompit. Deux fois,
Mikhailov tomba, déjà roulé dans son linceul et encapuchonné pour se relever
lui-même…

… Le provocateur Okladsky, cependant, continuait ses services. Parmi la
généreuse jeunesse qui « allait au peuple », à la pauvreté, à la prison, à l’exil, à
la mort, inlassablement, pour frayer les chemins à la révolution, il était facile de
faire des coupes sombres ! À peine Okladsky était-il à Kiev qu’il livrait, au
policier Soudéikine, Vera Nikolaevna Figner. Puis il servit à Tiflis,
professionnel habile de la trahison, expert dans l’art de se lier avec les hommes
les meilleurs, de conquérir les sympathies, de partager l’enthousiasme, pour
faire ensuite, quelque jour, d’un signe, ensevelir vivants ses camarades - et
toucher les gratifications attendues.

En 1889, la Sûreté impériale l’appelait à Saint-Pétersbourg. Le ministre
Dournovo, purifiant Okladsky de tout passé indigne, en faisait le « citoyen
honoraire » Petrovsky, toujours révolutionnaire, bien entendu, et confident de
révolutionnaires. Il devait rester « en activité » jusqu ’à la révolution de mars
1917. Jusqu’à 1924, il réussit à n’être qu’un paisible habitant de Petrograd. Puis,
enfermé à Leningrad, dans la prison même où plusieurs de ses victimes
attendirent la mort, il consentit à écrire la confession de sa vie jusqu’à l’année
1890.

Passé cette date, le vieil agent provocateur ne voulut dire mot. Il ne
consentait à parler que d’une époque dont presque personne - d’entre les
révolutionnaires - ne survit, mais qu’il a, lui, peuplée de morts et de martyrs…

Le tribunal révolutionnaire de Leningrad jugea Okladsky dans la
première quinzaine de janvier 1925. La révolution ne se venge pas. Ce revenant
appartenait à un passé trop lointain et trop mort. Le procès, conduit par des
vétérans de la révolution, prit figure d’un débat scientifique d’histoire et de
psychologie. Ce fut l’étude du plus navrant des documents humains. Okladsky
fut condamné à dix années d’emprisonnement.