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"Les raisons de l’adversaire", par Albert Camus (1955)

Publie le mardi 12 janvier 2010 par Open-Publishing

Pour continuer le débat MAIS en jugeant sur pièce et sans empressement partisan....

Ce texte, qui donnera l’appel à la trêve civile de 1956.


"Avant d’en venir, sinon aux solutions du problème algérien, du moins à la méthode qui les rendait possibles, il me reste à m’adresser aux militants arabes. A eux aussi, je demanderai de ne rien simplifier et de ne pas rendre impossible l’avenir algérien.

Je sais que, du bord où je suis, ces militants ont l’habitude d’entendre des discours plus encourageants. Si j’étais d’ailleurs un combattant arabe et que des Francais vinssent m’assurer de leur appui inconditionnel, il va sans dire que j’accueillerais avec empressement ce renfort. Mais Français de naissance et, depuis 1940, par choix délibéré, je le resterai jusqu’à ce qu’on veuille bien cesser d’être allemand ou russe : je vais donc parler selon ce que je suis. Mon seul espoir est que les militants arabes qui me liront voudront réfléchir au moins aux arguments d’un homme qui, depuis vingt ans, et bien avant que leur cause soit découverte par Paris, a défendu sur la terre algérienne, dans une quasi-solitude, leur droit à la justice.

Qu’ils fassent d’abord, et soigneusement, la différence entre ceux qui soutiennent la cause algérienne, parce qu’ils souhaitent, là comme ailleurs, la démission de leur propre pays, et ceux qui demandent réparation pour le peuple algérien parce qu’ils veulent que la France soit grande aussi de sa justice. L’amitié des premiers, je dirai seulement qu’elle a prouvé dejà son inconstance. Quant aux seconds, qui sont et ont été plus sûrs, il faut seulement qu’on ne stérilise pas leur difficile effort par des flots de sang ou par une intransigeance aveugle.

Les massacres de civils doivent être d’abord condamnés par le mouvement arabe de la même manière que nous, Francais libéraux, condamnons ceux de la répression. Ou, sinon, les notions, relatives d’innocence et de culpabilité qui éclairent notre action disparaîtraient dans la confusion du crime généralisé, dont la logique est la guerre totale. Dejà, depuis le 20 août, il n’y a plus d’innocents en Algérie, sauf ceux, d’où qu’ils viennent, qui meurent. En dehors d’eux, il n’y a que des culpabilités dont la différence est que l’une est très ancienne, l’autre toute récente.

Telle est, sans doute, la loi de l’histoire. Quand l’opprimé prend les armes au nom de la justice, il fait un pas sur la terre de l’injustice. Mais il peut avancer plus ou moins et, si telle est la loi de l’histoire, c’est en tout cas la loi de l’esprit que, sans cesser de réclamer justice pour l’opprimé, il ne puisse l’approuver dans son injustice, au-delà de certaines limites. Les massacres des civils, outre qu’ils relancent les forces d’oppression, dépassent justement ces limites et il est urgent que tous le reconnaissent clairement. Sur ce point, j’ai une proposition à faire, qui concerne l’avenir et dont je parlerai bientôt.

Reste l’intransigeance. Les militants clairvoyants, du mouvement nord-africain, ceux qui savent que l’avenir arabe est commandé par l’accession rapide des peuples musulmans à des conditions de vie modernes, semblent parfois depassés par un mouvement plus aveugle qui, sans souci des besoins matériels immenses de masses tous les jours multipliées, rêve d’un panislamisme qui se concoit mieux dans les imaginations du Caire que devant les réalités de l’histoire. Ce rêve, respectable en soi, est pourtant privé d’avenir immédiat. II est donc dangereux. Quoi qu’on pense de la civilisation technique, elle seule, malgré ses infirmités, peut donner une vie décente aux pays sous-developpés. Et ce n’est pas par l’Orient que l’Orient se sauvera physiquement, mais par l’Occident, qui, lui-même, trouvera alors nourriture dans la civilisation de l’Orient. Les travailleurs tunisiens ne s’y sont pas trompés et c’est derrière Bourguiba qu’ils se sont rangés avec I’U.G.T.T., non derrière Salah Ben Youssef.

Les Français dont j’ai parlé ne peuvent en tout cas soutenir l’aile, extrémiste dans ses actions, rétrograde dans la doctrine, du mouvement arabe. Ils n’estiment pas l’Egypte qualifiée pour parler de liberté et de justice, ou l’Espagne pour prêcher la démocratie. Ils se prononcent pour la personnalité arabe en Algérie, non pour la personnalité egyptienne. Et ils ne se feront pas les défenseurs de Nasser sur fond de tanks Staline ni de Franco prophète de l’Islam et du dollar. En bref, ils ne peuvent être les fossoyeurs de leurs convictions et de leur pays.

La personnalité arabe sera reconnue par la personnalité française, mais il faut pour cela que la France existe. C’est pourquoi nous, qui demandons aujourd’hui la reconnaissance de cette personnalité arabe, restons en même temps les defenseurs de la vraie personnalité francaise, celle d’un peuple qui, dans sa majorité, et seul parmi les grandes nations du monde, a le courage de reconnaître les raisons de l’adversaire qui présentement le combat à mort. Un tel pays, qu’il est alors révoltant d’appeler raciste à cause des exploits d’une minorité, offre aujourd’hui, malgré ses erreurs, payées au demeurant de trop d’humiliations, la meilleure chance d’avenir au peuple arabe."

Source originale :

http://www.lexpress.fr/culture/livre/les-raisons-de-l-adversaire-par-albert-camus_835526.html