Accueil > Régionales : pourquoi ils n’iront pas voter

Régionales : pourquoi ils n’iront pas voter

Publie le dimanche 14 mars 2010 par Open-Publishing
6 commentaires

de Benoît Hopquin

Même le mot est une réprobation. Abstention… Dans nos démocraties, il charrie dans son sillage des notions infamantes. Il est synonyme d’incivisme, d’indifférence, d’indécision, voire d’indigence intellectuelle. Maître de conférences à l’Institut d’études politiques de Lyon et spécialiste du langage politique au laboratoire Triangle, rattaché au CNRS, Denis Barbet a longuement étudié les connotations péjoratives qui accompagnent l’usage de ce terme (dans la revue Mots. Les langages du politique, numéro 83, mars 2007).

Elles sont pléthore, ces dépréciations : " lassitude ", " désertion ", " désaffection ", " désintérêt ", " bouderie ", " maux ", " crise ", " lâcheté ", entre autres. A contrario, note le chercheur, la participation est liée à des valeurs positives, quasi patriotiques : " sursaut citoyen ", " élan républicain ", " mobilisation démocratique ", etc. Un électeur " retrouve le chemin des urnes " comme un paralytique ses jambes, un croyant la foi. Une belle leçon d’instruction civique !

Et pourtant, les récents sondages sont formels : devoir ou pas devoir, près d’un Français sur deux a déjà annoncé qu’il ne voterait pas lors des élections régionales, les 14 et 21 mars. A l’exception de la présidentielle de 2007, cette abstention croît dans tous les types de scrutin. Les objurgations citoyennes ou les tentatives de culpabilisation n’y peuvent rien : 35 % des électeurs ne viennent plus choisir leurs conseillers municipaux, 40 % leur député national, 45 % leur conseiller général, 60 % leur député européen. Encore ces abstentionnistes ont-ils daigné s’inscrire sur les listes. Quelque 8 % des citoyens majeurs n’ont même pas pris la peine de demander leur carte en mairie.

Le parti des pêcheurs à la ligne, expression attribuée tantôt à Octave Mirbeau, tantôt au Canard enchaîné, ne cesse donc d’enfler comme rivière en crue. Au point d’intéresser, au-delà d’une simple condamnation. " L’abstention est aujourd’hui moins stigmatisée qu’autrefois ", constate Denis Barbet. Les experts du corps électoral s’intéressent à cette cohorte mystérieuse, établissent des classifications, des genres. Les abstentionnistes deviennent une variable majeure, comme on l’a vu le 21 avril 2002, quand près d’un électeur sur trois ne s’était pas déplacé au premier tour de l’élection présidentielle. Ira, ira pas ? Les candidats aux élections régionales sont à leur tour inquiets d’une faible participation qui pourrait bouleverser la donne.

Le Monde Magazine est donc allé à la rencontre de ces abstentionnistes, à Auxerre et dans ses environs. Chef-lieu de l’Yonne, cette ville de 40000 habitants vote peu ou prou comme la France. Elle subit de plein fouet la crise économique. Une ville somme toute ordinaire, gagnée par la désillusion du politique. Comme partout, le taux d’abstention y progresse inexorablement. En 2009, lors d’une élection cantonale partielle impliquant un quartier populaire de la ville, moins d’un électeur sur cinq s’était déplacé. Et quand en février François Patriat, président (PS) du conseil régional, est venu tenir meeting à Auxerre, la salle Vaulabelle sonnait bien creux, avec à peine cinquante personnes.

Le maire (PS), Guy Férez, ne peut que constater l’apathie de ses administrés. Il sait " la déception de gens à qui on a trop promis ", connaît l’anathème " Tous pareils ! ". " La crise de la représentation politique, syndicale et religieuse est une tendance lourde ", analyse-t-il. Elu de gauche dans une ville de droite, il constate, jour après jour, la " faillite des idéologies ", la détermination des opinions " sur de l’émotion, sur un point de vue particulier, sur l’irrationalité parfois ". En même temps, le maire estime que " l’abstention est plus complexe dans son analyse qu’un simple rejet ". Et c’est exactement ce que disent les abstentionnistes que nous avons rencontrés

Le réfractaire : Bernard Deslin 58 ans, gérant immobilier

"Je suis né dans le Nord, dans la courée d’une filature. J’ai passé un CAP d’imprimeur. Je faisais du marché noir avec la Belgique pour vivre je transportais du café et des cigarettes, au nez et à la barbe des douaniers. Après, j’ai fait mille métiers. J’ai la bosse du commerce. J’ai commencé à faire les marchés et puis j’ai ouvert une boutique de fringues, puis une deuxième, puis une troisième. Martine Aubry est arrivée avec ses 35 heures. C’est devenu l’anarchie. J’ai tout vendu en 2003, bien vendu d’ailleurs, et je suis venu m’installer ici, plus au sud, un peu au hasard. Je gère aujourd’hui mon patrimoine immobilier dans le Nord. J’ai retapé une vieille maison, j’ai un 4x4. Pour les gens d’ici, je suis quelqu’un qui a réussi, qui est arrivé. Un jour, on m’a même dit que je pourrais devenir le maire. Quelle rigolade !

J’ai voté pour la première fois en 1973. Je venais d’avoir 21 ans, c’était pour l’élection du maire de Lille. C’était Mauroy à l’époque. J’ai même participé au dépouillement. A l’époque, c’était normal de voter, je ne me posais même pas la question. On vous demandait si vous votiez ou non. Il y avait une pression morale. C’était mal vu de ne pas y aller. Mon grand-père mettait son habit du dimanche, son chapeau, pour se rendre au bureau de vote. Mon père aussi. A chaque élection, je me faisais piloter par mon vieux. Il ne votait pas pour la rose et ne chantait pas L’Internationale, bien qu’on ne fût pas riche. Il n’y croyait pas, aux socialistes. Moi non plus. Mes parents ont voté Coti, de Gaulle et Pompidou. Moi, j’aimais bien Chaban-Delmas.

J’ai voté comme ça, régulièrement, jusqu’en 1981. Là, Mitterrand est passé et j’ai dit stop ! Lui, je ne pouvais pas le voir en peinture. Il m’a dégoûté de la politique. Je n’ai plus jamais voté. Les élections, c’est joué d’avance. On retrouve à chaque fois les mêmes : vous rendez-vous compte que Mitterrand était déjà ministre avant ma naissance ! J’ai juste hésité en 2002. Je voulais voter Chirac contre Le Pen. Le FN, ça ne me plaisait pas. Moi, je ne suis pas raciste, même si, quand je les dirigeais encore, mes magasins ont été attaqués plus souvent qu’à leur tour : douze cambriolages en deux ans ! Je m’intéresse pourtant à la politique. Je regarde les infos, les débats à la télévision, je lis le journal. Mais, pour l’instant, je ne vois pas qui pourrait me faire revenir dans un bureau de vote. Je ne veux pas perdre mon temps. Sarko, Strauss-Kahn, pour moi, c’est la même crémerie. Ce qu’ils ont vécu, je l’ai vécu. Obama, par exemple, là ça m’aurait plu."

La distante : Laurence Deslin 37 ans, sans profession

" Je suis née à Lille. Mon père était chef de chantier, ma mère femme de ménage. Ils ne votaient pas, par indifférence. Mon frère et mes sœurs ne votaient pas non plus. A la maison, on ne parlait jamais de politique. Je n’ai pas été élevée dans un climat propice. Je n’ai d’ailleurs jamais eu de carte d’électeur. J’ai rencontré mon mari à 18 ans, un âge où, de toute façon, on se fout de la politique. Il ne votait pas non plus. Ça ne m’a pas aidée. A

ujourd’hui encore, franchement, ça ne m’intéresse pas. Quand un homme politique passe à la télé vision, je décroche. Je n’y comprends rien. Et puis Carla Bruni et tout le tintouin, franchement, y’en a marre. Quand je travaillais dans le Nord, les hommes politiques passaient dans mon magasin, pendant les campagnes électorales. Ils me serraient la main, distribuaient leur tract. Je le prenais mais je le jetais dès qu’ils étaient sortis. Poubelle ! Chacun sa boutique, sa spécialité.

Mais ne croyez pas que je sois indifférente à ce qui se passe autour de nous. Je regarde " Envoyé spécial " à la télévision. Haïti, ça me touche au cœur. En 2002, j’ai un peu regretté de ne pas avoir de carte d’électeur car j’ai eu peur que Le Pen passe. Jusqu’à 20 heures, j’ai été un peu inquiète. "

Le déçu : Arlindo Fernandes, 46 ans, employé à l’hôpital psychiatrique

" Je suis né au Portugal. Ma famille est arrivée en France quand j’avais 5 ans. J’ai obtenu la nationalité française à 18 ans. J’ai perdu mes parents à 16 ans et j’ai ensuite dû me débrouiller tout seul. Je me suis fait par moi-même. J’ai toujours bossé. Je n’ai jamais touché d’aide. J’ai construit moi-même ma maison.

J’ai voté pour la première fois en 1981, à l’époque de Mitterrand. C’était un truc inconnu pour moi. J’étais un peu ému. Et puis, avec le temps, je me suis dit que j’avais affaire à des beaux parleurs qui me trompaient. Les hommes politiques te promettent monts et merveilles mais, après, tu ne fais que payer, parce que nous, les classes moyennes, nous payons sans avoir le droit à rien. Je me suis mis à voter de moins en moins souvent.

Maintenant, c’est uniquement pour les présidentielles. En 2002, j’étais encore motivé, pour contrer Le Pen. En 2007, j’ai voté blanc. On a l’impression que tout est joué d’avance, décidé ailleurs. Et puis le procès Villepin, ça me désole, ces gens qui lavent leur linge sale en public. Il n’y a que Sarko qui me donne envie d’aller voter… de l’autre côté ! Quand il passe à la télé, je zappe : ça ne m’avait jamais fait ça avant. Lui, c’est “Faites ce que je dis mais pas ce que je fais”. Tu ne peux plus avoir confiance.

Quand tu vois ces mecs, directeurs de ci et de ça, qui cumulent les salaires et toi, avec tes 1300 euros par mois, tu n’as pas le droit d’avoir un autre emploi… Travailler plus pour gagner plus, ça, c’est bon pour le patron de Veolia. A côté de chez nous, une usine vient de délocaliser. J’ai des voisins qui se retrouvent au chômage.

Il faut quelqu’un qui tienne ses engagements, loyal envers les citoyens. Quelqu’un de carré. Avant, dans les réunions de famille, avec mes six frères et sœurs, c’était la bagarre sur la politique. Aujourd’hui, chacun a ses convictions mais n’en débat plus.

Je crois être un citoyen responsable. Je suis investi dans la vie sociale. Je travaille dans une association, Maxime Plus, pour les enfants victimes du cancer. Je suis entraîneur de foot, aussi, dans l’équipe de Migennes. Quand je milite en milieu associatif, quand je discute de l’avenir des enfants, je fais de la politique. "

L’irrégulier, Philippe Rocci 38 ans, artisan santonnier

"Je suis né à Marseille, j’ai vécu à Paris pendant dix ans puis je me suis installé dans l’Yonne en 1993. Je travaillais comme commercial dans les cosmétiques. Je m’ennuyais. J’ai eu envie de faire des santons. C’était un hobby puis j’en ai fait un métier. Mais j’ai ressenti durement la crise. Je faisais travailler sept personnes en 2008. J’ai dû m’en séparer.

J’ai voté assidûment quelque temps. Aujourd’hui, je ne me déplace plus que pour les élections présidentielles. J’essaye encore de donner un sens à cette élection. Et puis, durant la campagne présidentielle, les candidats sont omniprésents, ils entrent chez toi par la télévision. Il y a une forme de proximité. Paradoxalement, les autres campagnes semblent plus lointaines. Depuis de Gaulle, on vote à droite dans la famille. En 2007, j’ai voté Sarkozy. Quelqu’un qui vous dit : “On a une obligation de résultat”, c’est quelqu’un qui prend conscience des choses. Mais en même temps, je sais qu’il n’y aura pas de changement radical dans mon quotidien. Si demain une loi devait me concerner, il y a fort à craindre que ce serait pour me pénaliser. Nous, les artisans, nous sommes ceux auxquels on présente la facture. On ne me demande pas si j’ai contribué à construire quelque chose, avec mon entreprise.

Alors, à quoi bon ! Mon abstention est un grand sujet de débat, avec mes amis. Ils me disent : “Vote blanc mais vote !” Mais, voter blanc, c’est ne pas être pour l’un ou pour l’autre. Moi, simplement, je ne me sens pas concerné. La politique, je la regarde de l’extérieur comme à travers une fenêtre. J’ai le sentiment, avec les candidats, que je ne concerne personne et que personne ne me concerne. Mes proches me disent : "Tu ne participes pas à la vie de ton pays en ne votant pas." C’est faux. J’ai des origines italiennes. Mon grand-père s’est installé en France en 1908. Je me sens totalement de ce pays que je contribue à fabriquer et je prendrais un fusil pour lui s’il le fallait. Cela n’a rien à voir.

Quand on me rétorque “en votant, tu deviens acteur”, je réponds “oui et non” car, au bout du compte, l’électeur subit les choses plus que le contraire. Si la Grèce est en faillite et que la France est endettée, croyez-vous que ce soit en votant que vous changerez quoi que ce soit ? On le voit bien avec la crise bancaire, on a le sentiment de vivre dans un monde artificiel où tout vous échappe. Quel est le sens, l’explication de tout ça, la prise que l’on peut avoir sur ces choses ?"

L’écœurée : Géraldine Micot, 38 ans, chômeuse

"Je suis née à Villeneuve-Saint-Georges, dans le Val-de-Marne. Je suis actuellement au chômage. J’ai perdu mon emploi de comptable à l’été 2009, à cause de la crise. J’ai voté à toutes les élections. Là, c’est la première fois que je ne voterai pas. Mon grand-père était un résistant communiste. Il a été déporté dans un camp de concentration. Après la guerre, il a été déçu par le communisme et est devenu socialiste. Il a défilé en 1968 et s’est retrouvé sans travail. Alors, il ne voulait pas que je m’engage politiquement et que je connaisse les mêmes déceptions. En revanche, il voulait que je vote. Il se serait fâché si je n’y étais pas allée. Il s’était battu pour que je puisse le faire.

Ma mère avait sa carte du PS. Mon père aussi était socialiste. Il tenait un bar dans la Nièvre. Toute la gauche y défilait. J’y ai vu Jospin. Au début, j’étais à gauche, naturellement, j’ai manifesté contre Devaquet. Et puis j’ai vu les choses différemment. Dans la Nièvre, j’ai connu Mitterrand sous son aspect le plus néfaste, notamment avec l’affaire Bérégovoy.

J’ai voté pour la première fois aux européennes de 1992. Depuis je vote à droite. Il a fallu que j’explique ça à mes parents. Je ne voterai pas aux prochaines régionales, pour la première fois. Je me dis que ce n’est pas bien, je pense à mon grand-père. S’il était encore en vie, il m’emmènerait voter à coups de pied dans les fesses. Mais j’ai perdu confiance. Je me suis aperçue que les candidats étaient plus intéressés par la politique que par les gens. Je ne supporte plus l’impunité dont jouissent les ministres. Vous, lorsque vous avez un problème, on vous fait payer. Mais les ministres, eux, ne sont pas responsables. Ils font des choses condamnables et puis, plus rien, ils continuent toujours à faire de la politique. Moi, je ne peux pas comprendre cela.

Ici, on a le sentiment de ne pas compter. La France n’existe pas en dehors de Paris, Lyon ou Marseille. Les gens de banlieue se disent défavorisés. Mais, à la campagne, la plupart des copains de mon fils n’iront pas non plus à l’université parce que leurs parents n’auront pas les moyens. Parfois, j’ai envie de crier ma colère et ma détresse, de hurler qu’on nous oublie."

Le revenant : Jean-Michel Robert 42 ans, agent d’entretien qualifié

"Je suis né à Auxerre. J’ai voté, pour la première fois, à la présidentielle de 1988. Je votais comme tous les copains. J’ai dix frères et sœurs et ils votaient tous. Mon père, Jean, me disait : "Faudrait aller voter. C’est mieux pour toi plus tard." J’ai voté quatre fois au total. Et puis j’ai arrêté. Ça ne m’intéressait plus. Je me suis dit que tout ça, c’était du pipeau. Ils avaient trahi ma confiance avec leurs promesses non tenues. Alors, je les regardais se bouffer le nez. Je rigolais. Je me disais que ce n’était pas cela qui allait changer le système.

Mon entourage me le reprochait, on me disait : "Pourquoi tu ne votes pas ?" Je suis ainsi resté dix-neuf ans sans voter. Ensuite, j’ai connu ma compagne. Elle, elle votait. En 2006, j’ai eu mon premier enfant, Mathéo. Là, je me suis dit : "Pour lui, pour son avenir, je vais retourner voter." On est prêt à tout pour ses enfants. Et puis, on voit tellement de trucs à la télévision, on est plus réfléchi avec l’âge, on prend plus le temps de penser. Donc, je suis allé me réinscrire à la mairie. J’ai refait les papiers pour avoir ma carte électorale.

A la présidentielle de 2007, j’ai voté, aux deux tours. Je n’ai pas trop regardé la campagne. J’ai juste lu les tracts pour me décider. Nous y sommes allés en famille, à l’ouverture des bureaux, à 8 heures. J’ai gardé les enfants, en regardant comment ma compagne faisait. Après, j’y suis allé à mon tour. Je crois que je vais continuer à voter, pour l’avenir de mes gamins. Je vais participer aux régionales. En revanche, je ne sais pas encore qui je vais choisir. J’attends qu’ils m’envoient leur pub pour me décider."

http://www.lemonde.fr/elections-regionales/article_interactif/2010/03/12/regionales-pourquoi-ils-n-iront-pas-voter_1318389_1293905.html#xtor=AL-32280340

Messages