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A une semaine de l’ouverture du 57e festival de Cannes, « Libération » a imaginé trois scénarios.

Publie le mercredi 5 mai 2004 par Open-Publishing

Quelle croisade sur la Croisette ?

Par Bruno MASI

Festival perturbé ou non ? Après l’annulation, l’été dernier, de ceux
d’Avignon, Aix-en-Provence et Montpellier, la saison 2004 des festivals
tente de prendre son envol dans un contexte incertain. Le raout de Cannes,
qui débute mercredi prochain et se trouve ainsi en première ligne, nourrit
toutes les spéculations. La coordination des intermittents et la CGT,
syndicat majoritaire dans les professions du spectacle (et membre du conseil
d’administration du festival depuis sa création), ont fait savoir que la
quinzaine cinéphile ne pourrait se dérouler normalement. L’issue du festival
est aussi liée aux décisions que doit faire connaître Renaud Donnedieu de
Vabres dans les heures qui viennent. Mais une chose est sûre : quelles que
soient les annonces ministérielles, à Cannes, le cinéma sera présent autant
dans les salles de projection que dans les rues.

Scénario 1, l’annulation

Dès son arrivée sur la Croisette, Renaud Donnedieu de Vabres est pris à
partie. Les intermittents, déçus par ses propositions, conspuent le ministre
de la Culture et lui reprochent ses demi-mesures. Le palais des Festivals
est recouvert d’une immense banderole : « Abrogation du protocole. Nos
actions ne connaîtront pas de pause ». Lors de la soirée d’ouverture,
mercredi 12, les intermittents appellent au boycott des projections. Tollé
général dans la salle : des spectateurs crient au scandale, des techniciens
et comédiens accrédités se disputent à haute voix. Une bagarre éclate. Les
CRS interviennent. Affrontements sur la Croisette. Gaz lacrymogènes et jets
de bouteilles. Vingt interpellations, cinq blessés. Comme en mai 1968, où
les « insurgés » (Godard, Truffaut, Malle, Polanski...) avaient interdit les
écrans, les projections font place à des forums. Une seule question :
faut-il annuler ? Une scission s’opère chez les cinéastes. Les uns ne
cautionnent pas un festival qui ferait abstraction de la grogne sociale. Les
autres pensent que ce n’est ni le lieu, ni le moment. Après trois jours de
troubles, Gilles Jacob décide de mettre un terme au 57e Festival de Cannes.

Cannes en mai 1968 ou, plutôt, en version New York 1997, le brûlot de John
Carpenter ? Une éventualité peu probable. Même si la CGT et la coordination
ont su, depuis dix mois, faire preuve de pugnacité, leurs actions restent
pacifiques. Ni le plateau de la Star Academy, ni celui du journal télévisé
de France 2, que les intermittents ont envahis, n’ont été le cadre de
débordements violents. Et Cannes n’est pas Avignon : sur la Croisette, la
grève n’a aucune réalité. Pour Jean Voirin, secrétaire général de la
fédération CGT des syndicats du spectacle, « ceux qui jouent à se faire peur
en évoquant la grève sont ridicules. Qui la ferait ? Le personnel des hôtels
 ? Les intérimaires qui assurent les projections et l’entrée dans les salles
 ? A Cannes, il n’y a pas de professionnels du spectacle qui travaillent.
Organiser un vote pour la grève n’aurait pas de sens ». En revanche, les
projections, les conférences de presse ainsi que les directs des chaînes de
télévision peuvent être perturbés, et la montée des marches, moment
hautement symbolique, prise d’assaut. A Cannes, on se prépare. Pour Alain
Viotti, président de l’Union patronale des restaurateurs et limonadiers :
« Les intermittents ont leurs problèmes, nous les nôtres. Qu’ils nous
laissent faire notre boulot. C’est chacun pour soi et pour son beefsteak. »

Scénario 2, le calme plat

Derrière les barrières qui encadrent les marches du palais des Festivals, un
type en tee-shirt blanc brandit une pancarte « Abrogation du protocole » ; il
beugle comme un veau, et les groupies lui disent de se taire. La
coordination est pourtant présente à Cannes : dix intermittents tiennent un
charmant petit stand d’autocollants devant la plage. Epuisés par dix mois de
lutte, fauchés comme les blés, ils passent leurs journées à boire des pinas
coladas tout en reluquant les starlettes qui posent sur le sable pour Gala.
Alors que le festival est sur le point de s’achever, ils ne sont plus que
cinq. Après deux jours de préparation, ils parviennent à mettre sur pied un
« défilé festif » et une table ronde sur « les musiques percussives de la
lutte » avec la présence exceptionnelle des Fabulous Trobadors. Pieds nus,
ils offrent aux passants des colliers de fleurs. Nice Matin titre son
édition du 15 mai : « Des voyous ont élu domicile sur la Croisette. »
Jacqueline, vendeuse de chichis rue d’Antibes, mène la fronde des
commerçants contre les intermittents. Dans une interview qu’elle accorde au
quotidien régional, elle déclare : « On ne va pas se laisser marcher dessus
par des chevelus en tongs venus de Paris ! »

Scénario 3, négociations, manifestations et rites symboliques

Les intermittents ralentissent les voitures aux péages des autoroutes qui
desservent Cannes. Ils distribuent des tracts avec leurs revendications. A
la gare de Cannes comme à l’aéroport de Nice, des comités d’accueil bloquent
les taxis et les voitures du festival. La coordination exige que les
projections soient systématiquement suivies d’un débat sur « les métiers
artistiques en France ». Ils appellent les professionnels à fustiger
publiquement le nouveau protocole d’indemnisation chômage. Les projections
sont maintenues, mais des temps de parole avant chaque film sont laissés aux
manifestants. Chômeurs et altermondialistes ont rejoint le mouvement. La
direction du festival leur attribue un lieu-forum sous la grande tente de la
Quinzaine des réalisateurs. Le premier samedi, une manifestation est
organisée dans le centre-ville de Cannes. Agnès Jaoui, dimanche 16, monte
les marches accompagnée d’une forte délégation d’intermittents en
complet-veston. Dans la plupart des salons et soirées, on parle des films
mais aussi de « cette population un peu étrange, très jeune en fait, et si
motivée ». Les étrangers se regroupent au Martinez et enfilent les coupes de
champagne tout en affichant leur solidarité au nom de « l’exception
culturelle, so french... ». Quentin Tarantino porte un tee-shirt rose floqué
d’un « Never Trust an Hippie ».

Cette tournure des événements est a priori la plus plausible. Le 21 avril,
le conseil d’administration du festival a réaffirmé « son attachement à la
diversité culturelle » et « au système spécifique d’assurance chômage ». La
coordination devrait effectivement bénéficier d’un lieu à la Quinzaine des
réalisateurs. La CGT a déjà prévu une manifestation, sans divulguer le lieu
ni la date. Certains réalisateurs se sont déjà déclarés solidaires :
Jean-Luc Godard devrait, lors de la conférence de presse de son film, Notre
musique, laisser s’exprimer des représentants des comédiens et techniciens.
Il aurait également fait don d’un chèque de 5 000 euros pour que la
coordination puisse affréter un car depuis Paris. Depuis sa prise de parole
lors de la cérémonie des césars, Agnès Jaoui est également sollicitée pour
faire état en public des revendications. Pour Pascal Thomas, président de la
Société des réalisateurs de films (SRF), même si le festival est le cadre
d’expression de revendications, il est impensable que « la présentation des
films soit entravée. Dans le cadre de la Quinzaine, nous accueillons des
réalisateurs étrangers qui ont beaucoup de mal à travailler dans leur pays.
Ce ne serait pas correct d’empêcher les projections de leurs films par
simple fantaisie ou dogmatisme ».

Comme le soulignent les membres de la commission « Sous le sable » de la
coordination qui prépare le déplacement du mouvement à Cannes : « En France,
le fonctionnement de la production audiovisuelle est très problématique.
Certaines questions devront être posées durant le festival. Même si cela
risque d’être compliqué, nous serons bien présents. On ne va pas lâcher
maintenant » Une atonie générale n’est donc pas envisageable. Sauf si, par
miracle, le conflit était résolu avant le début du festival. Pour Jean
Voirin, « on inverserait alors dans la seconde le sens des messages. Un truc
du genre : "On a gagné !" »

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