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Arts du spectacle, un monde social à redéployer

Publie le vendredi 23 janvier 2004 par Open-Publishing

in "La France a-t-elle besoin de culture ? ",

Hors série Thématiques de la Nouvelle Vie Ouvrière, décembre 2003,
pp. 30 - 31

[…] Eléments non repris dans le texte édité

Philippe HENRY
Maître de conférences en Etudes Théâtrales
Université Paris 8 - Saint-Denis

La crise ouverte par le nouveau proto-cole d’indemnisation du chômage des
inter-mittents du spectacle est très douloureuse pour une grande partie des
personnes concernées. Mais elle remet au premier plan qu’il est illusoire
de
concevoir ces secteurs selon une "autonomie" trop idéelle vis-à-vis de
notre
société. Si la singularité créative et de l’expérience esthétique est au
bien
cœur de leur particularité, leurs dimensions institu-tionnelle, sociale,
économique sont désormais inévacuables et modèlent en retour leur
fonc-tionnement artistique. [ Face aux mutations actuelles, des mondes de
l’art
comme de toute notre société, il y a urgence à travailler à un mode de
compréhension élargi des arts du spectacle, où l’approche socioéconomique
complète les habituelles approches institu-tionnelle et artistique. En
gardant
les arts de la scène comme référence principale, quelques propositions sont
à
avancer en ce sens. ]

Une structuration spécifique
des mondes de l’art contemporains
Au moins depuis la fin des années 1970, nous vivons un bouleversement de
nos
liens relationnels, privés mais aussi collectifs, dans une société qui
s’individualise et se délite en particulier autour du référentiel
obsessionnel
de l’échange marchand. Dans le même temps, le développement de
l’orga-nisation
par projet, l’accroissement de la flexibilité de l’emploi, la
différenciation
des activités professionnelles, sont autant d’éléments constituant les
normes
de nos sociétés d’innovation et de réactivité, et non de simples
particularités
des milieux artis-tiques. Dans ces conditions, mieux vaut désormais
concevoir
l’art comme un domaine de pratiques sociales ayant ses propres
spécificités,
ayant ses propres effets irréductibles sur les autres domaines, mais qui
existe
bien au sein de notre société.

Les mondes contemporains de l’art relèvent ainsi de plusieurs dynamiques
simultanées, dans lesquelles les industries culturelles renforcent leur
dominance, tant économique qu’idéologique, tout en intro-duisant un nouveau
type de rapport "démo-cratisé" entre l’art et les populations. Sans nier
leurs
effets d’homogénéisation de l’offre artistique, chacun se construit en
effet sa
propre pratique artistique et culturelle, par appropriation / agencement
des
produits pro-posés en nombre et diversité sur les marchés. Par ailleurs,
les
efforts soutenus des Collec-tivités publiques depuis la fin de la dernière
guerre ont abouti à un réel aménagement du territoire en termes
d’équipements
et d’équipes artistiques, au maintien d’une réelle créativité artistique,
mais
aussi à une stratification de la partie des mondes de l’art qui relève
centralement de leur aide, comme à un accès aux biens culturels
(démo-cratisation de la culture) toujours sociologi-quement limité. Un
"tiers-secteur", très per-ceptible dans les arts de la scène et où se
retrouvent des compagnies et organisations souvent modestes et à but non
lucratif, cherchent enfin à étendre le droit à la culture à un plus grand
nombre de citoyens, en particulier en cherchant à les rendre plus agents de
leur propre développement culturel (démocratie culturelle).

Par ailleurs, la forte incertitude quant à la valeur éprouvable d’un bien
artistique conduit à des effets de mimétisme social, renforçant le rôle de
la
notoriété dans les mondes de l’art. Et on assiste à l’extension non régulée
des
inégalités de ces marchés de la réputation, où à partir de différences peu
flagrantes de compétence ou de qualité, un petit nombre cumule une part
toujours plus grande des valeurs (dont monétaires et de notoriété)
disponibles.
Ces marchés entre-tiennent l’illusion de mondes accessibles à chacun, alors
qu’ils débouchent surtout sur un impressionnant turn-over des gagnants et
une
invraisemblable structure inégalitaire. Y compris dans les arts de la scène

leur poids organisationnel et financier est déterminant, les Collectivités
publiques n’ont que très peu régulé ces mécanismes.
En-dehors des grands groupes indus-triels et des équipements publics les
plus
institués, la plupart des organisations qui réalisent une part inventive et
critique essen-tielle du développement artistique relève d’une économie
précaire reposant sur une mixité de logiques : initiative et mode de
gestion
privées (attachement à l’"indépen-dance" des projets et gestion - souvent
associative - relevant du droit privé) ; forte dépendance à l’économie
redistributive administrée (aides directes des Collectivités publiques et
exemption partielle de certaines charges, aides liées à la solidarité
nationale
et interprofessionnelle) ; mobilisation d’élé-ments de l’économie de
réciprocité (dont implication bénévole ou échange de services non
monétaire).

Sont aussi constitutifs de ces organisations, la multi-activité et les
parte-nariats diversifiés, la nécessité induite de disposer de compétences
plurielles et toutes indispensables, une centralité accordée à différentes
formes de relation de service (qui s’inventent chacune au fil de
l’interaction
réelle entre ses partenaires) et à leur coor-dination, une efficacité
artistique et sociale simultanément revendiquée. La complexité des tâches à
gérer implique aussi des modes de fonctionnement où l’autorité et la
décision
sont partagées, plus collégiales, où la capa-cité d’inventer des
articulations
et des compromis devient un savoir-faire collectif incontournable.

Pour une conception élargie de l’art
On peut en rester au paradigme toujours très prégnant de l’art, qui tient
pour
essentiel et fondateur le geste singulier de l’artiste / produisant une
œuvre
originale / à faire ensuite connaître au plus grand nombre. Mais d’autres
démarches, qui s’inventent le plus souvent en périphérie des formes les
plus
industrielles ou instituées, s’appréhendent mieux selon une conception de
l’art
et de la culture comme systèmes relationnels et ensemble de compétences qui
nous permettent de naviguer dans ces systèmes et de construire du
vivre-ensemble. Encore mal reconnu, cet élargissement du paradigme de l’art
est
déjà perceptible dans les arts de la scène. Au-delà de leur grande
diversité,
la référence - à la fois ancienne mais réactualisée - qui émerge est celle
d’une co-génération des processus artistiques par des artistes
professionnels
et d’autres acteurs sociaux, la production d’une manifestation ou d’un
spectacle apparaissant comme un moyen (souvent d’importance d’ailleurs)
pour
scander ces démarches. Conception plus hétéronome de l’art, où sont
simultanément prises en compte les dimen-sions conviviale, sociétale,
culturelle, poli-tique,..., des processus artistiques, prise de distance
induite avec le modèle de l’auto-nomie de l’art.

Les démarches artistiques
sont
ici des parcours relationnels visant à renouveler nos modes de
symbolisation et
de socialisation. L’éprouvé sensible et les vécus esthétiques activés sont
centraux, mais restent ouverts à des motivations autres que strictement
artistiques. Sont remises au premier plan des questions telles que
"qu’est-ce
qu’on donne à vivre comme expérience esthétique aux gens ?", "comment
intègre-t-on les capacités d’appréciation artistique des "non- artistes",
la
culture vécue dont ils disposent déjà ?" La notion d’équipe, constituée
d’une
pluralité de compétences (dont non directement artistiques), est renforcée.
Distance induite à l’idéologie du "créateur", seul maître à bord.
Mais cette conception élargie de l’art ne pourra vraiment se développer
qu’au
sein d’un compromis social global encore à inventer, qui permettrait
d’articuler pour le plus grand nombre trois dimensions liées : la capacité
pour
chacun de mieux participer aux dynamiques d’innovation et de créativité,
même
si elles impliquent un développement conjoint de formes diverses de
flexibilité
 ; la nécessité complémentaire absolue que chacun puisse disposer d’une
sécurité
individuelle et professionnelle minimale, socialement ga-rantie tout au
long du
parcours de vie, sans laquelle l’injonction d’innovation ne peut tourner
pour
le plus grand nombre qu’au désastre d’une déstabilisation constamment subie
 ;
l’impératif induit que les diverses valeurs ajoutées produites par la
société
d’innovation - flexibilité soient plus socia-lisées, une répartition bien
moins
inéga-litaire de ces richesses étant un des éléments indispensables de ce
nouveau compromis social.

Une autre regard sur le régime de l’intermittence
Le conflit à propos des intermittents peut alors se lire selon le point de
vue
élargi qu’on vient d’évoquer. On aboutit alors à une vision assez
différente de
celle du protocole de juin, mais qui pourrait justement fonction-ner comme
prototype social - provisoire et partiel - pour un tel horizon.
On peut ainsi avancer que l’efficacité artistique et sociale du spectacle
vivant repose sur la mise en œuvre coordonnée d’une pluralité de relations
de
service. Cette réa-lité devrait être au centre des qualifications donnant
accès
au régime des intermittents. En trop réduire le périmètre est avoir une
vision
fausse de l’activité artistique actuelle liée au spectacle. La prise en
compte
des relations de service autres que de production-diffusion de spectacles
(enseignement, formation, action culturelle) est ainsi essentielle, et pour
une
part forte (un tiers - sinon plus) des heures considérées. Quant aux
prestations d’échange de biens ou services déjà largement déterminés, elles
doivent faire l’objet d’un traitement spécifié et constituent sans doute
des
limites d’accès au régime à préciser. En tout cas, les intermittents ne
sont
pas une exception qualitative à cantonner, mais bien un mode d’emploi (et
de
vie) particulier en cohérence avec notre société contemporaine. Celle-ci
brouille d’ailleurs l’ancienne dis-tinction entre salarié et travailleur
indépen-dant, ce que de nombreux intermittents illus-trent justement.

Raison de
plus, en terme de protection économique et sociale, pour que leur régime
spécifique reste partie prenante du régime général des salariés, même s’il
faudra bien un jour lever l’ambiguïté - pour l’ensemble des salariés -
entre
allocation chômage entre deux emplois rémunérés et rémunération du travail
"invisible" effectué entre deux emplois "facturés" (rétribués). Asseoir
cette
mutualisation sur les seules cotisations des salariés concernés et de leurs
employeurs directs n’est en tout cas plus viable. Et même s’il s’agit
largement
d’une utopie dans le contexte actuel, le principe cohérent avec ce qui
précède
est celui d’une participation financière des différents béné-ficiaires de
l’innovation et de la flexibilité de l’emploi du spectacle à son régime
collec-tif de sécurisation sociale et professionnelle : salariés
intermittents
et organisations du spectacle les employant directement bien sûr, mais
aussi
entreprises exploitant les produc-tions et services dérivés du spectacle
sans
elles-mêmes engager des intermittents, ou encore spectateurs finaux
réalisant
la valeur d’usage de ces productions.

Pour ces deux dernières catégories,
la
solution la plus praticable pourrait être l’application diffé-rentielle
d’une
taxe parafiscale (sur le prin-cipe de dispositifs partiels déjà existants
dans
ces secteurs). Et pour contrer les désastreuses inégalités engendrées par
les
marchés de la réputation, une progressivité de taux serait à instaurer, par
exemple selon le chiffre d’affaires et les bénéfices marchands (ce qui
aboutirait de fait à une taxation différentielle du secteur marchand, du
secteur public non marchand et du tiers-secteur). Symétriquement du côté
des
allocations, une dégressivité selon le montant horaire moyen des heures
rémunérées devrait être établie, comme leur extinction au-delà d’un plafond
de
ressources (rémunérations + allocations). Enfin, au titre des politiques
locales et nationales de développement, comme de leurs responsabilités de
régulation globale, les Collectivités publiques sont nécessairement
appelées à
s’investir davan-tage dans la redéfinition des objectifs et des moyens pour
ce
domaine artistique.

Novembre 2003

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 ?", in Olivier Donnat et Paul Tolila (dir.), Le(s) public(s), Presses de
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