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Aurillac aura lieu !

Publie le lundi 11 août 2003 par Open-Publishing

Si on vous dit « Restons vivants », sortez-vous immédiatement votre
pince à écorcher les chats ?

Les « Arts de la Rue », connaissant les mêmes vicissitudes du statut
d’ intermittent du spectacle que les autres secteurs du spectacle
vivant et subissant autant qu’elles (si ce n’est plus) les
conséquences de l’adoption du protocole du 26 Juin dernier, se sont
opposées à l’adoption de celui-ci par tous les moyens existants. « Ne
pas jouer » ou ce que dans le langage syndical on appèle la « Grève »
a fait partie et continue encore à faire partie de ces moyens. Vint « 
Chalon dans la rue » où un appel au vote, orchestré par quelques
meneurs enivrés de leur soudaine et très contestable importance
oratoire et copiant maladroitement le modèle avignonnais, précipita
la division existante jusqu’au conflit ouvert puis aux mesures de
force pour empêcher les spectacles de jouer, Ce conflit ne connut
malgré tout point de vainqueurs pas plus qu’il n’aboutit à
l’annulation de la part des organisateurs ; rien que le spectacle
d’un festival qui a eu lieu sans avoir lieu laissant ses interprètes
autant que ses spectateurs consternés, les deuxièmes encore plus que
les premiers par ce que personne n’a pu véritablement leur expliquer
les raisons de la triste représentation à laquelle ils étaient
conviés. Il y a cependant une explication au cas « chalon dans la rue
 » qui n’a rien à voir avec celle des autres festivals confrontés à la
colère des intermittents. Beaucoup plus que l’attitude irresponsable
de ses organisateurs, la virulence de l’affrontement entre partisans
de « jouer » et ceux d’arrêter de « jouer » a ses raisons dans la
singularité des arts de la rue.

Nés sans demander la permission à personne, les arts de la rue n’
appartiennent pas ou très peu aux mouvements syndicaux. Le
fonctionnement des structures dans ce secteur, à quelques rares
exceptions, est du type collectif sous le couvert d’associations loi
1901 et les responsables artistiques ou administratifs ni ne
capitalisent des bénéfices ou des investissements sur l’activité
commune ni ne s’attribuent des salaires hiérarchiques ; la
distinction entre artistes et techniciens est nettement moins
conséquente que dans le restant de la profession, certaines
compagnies revendiquant même la nécessité d’un théâtre où tout est
fabriqué par ses acteurs. Le statut de vedette n’existe pas à
l’intérieur des troupes et le partage des tâches est une règle de
base omniprésente. La propriété du travail fourni, c’est-à-dire le
spectacle présenté à l’issue des répétitions, appartient à ceux qui
l’ont créé. La représentation des arts de la rue à l’intérieur des
coordinations locales est, elle aussi, pratiquement inexistante ;
ceci tient principalement au nomadisme permanent de cette partie de
la profession qui, le plus souvent, ni ne joue ni ne crée ses
spectacles dans sa région d’implantation ni ne bénéficie d’une mise à
disposition de locaux de la part de la ville, du département ou de la
région dans lesquels elle est basée. Cette absence d’attache
immobilière crée souvent, en plus, un éclatement géographique sur
plusieurs régions des membres d’une même compagnie. Voilà le type
particulier de « salariés » que sont les intermittents des arts de la
rue.

La reconnaissance de la part des institutions culturelles, en matière
d’ aides financières pour ce secteur, n’atteint à l’heure actuelle,
subventions, équipements et aides à la diffusion confondues, que le
budget annuel d’une modeste Scène nationale. Cette maigreur des
moyens mis en place engendre un maigre nombre de compagnies
bénéficiant d’aides de la part du ministère et un encore plus maigre
nombre de lieux de travail ou de festivals consacrés à la création
destinée aux espaces publics. De part et d ’autre l’économie de ce
secteur est fragile et sans cesse menacée. Les compagnies
subventionnées, ne pouvant elles non plus rétribuer la totalité du
travail engagé, font appel à une part importante de volontarisme et,
si elles prennent les véritables risques artistiques que l’on attend
d’ elles, ne bénéficient que d’un étroit périmètre de diffusion
principalement axé sur une demi-douzaine de festival dont bien sûr « 
Chalon dans la rue ». Le rythme des créations est dans le meilleur
des cas de une tous les deux ans, cette règle concernant surtout des
projets légers ; dans le cas contraire, on en vient à programmer les
créations sur plusieurs années pour étaler les besoins de production.
La plupart d’entre elles sont toujours en recherche d’un lieu
d’implantation qui leur permettrait d’élargir leurs activités sur le
plan local mais a du mal à se faire entendre par les élus concernés.
Les compagnies non subventionnées survivent en maintenant un large
secteur d ’activité artistique englobant aussi bien le privé que des
activités socioculturelles, le spectacle de rue que le spectacle
léger d’intérieur. La part de volontarisme ou de bénévolat dans
l’activité développée dépend ici plutôt de l’ambition ou non du
projet artistique, de la qualité et du nombre d’exécutants que celui-
ci nécessite.

Pour ce qui concerne l’activité représentée par les représentations,
hormis quelques festivals ou la programmation englobera dans le
meilleur des cas deux à quatre représentations, les arts de la rue,
toutes catégories de compagnies confondues, se produisent
généralement qu’une fois sur chaque lieu de représentation, la
plupart du temps en fin de semaine ce qui réduit énormément la
quantité envisageable de représentation. Le périmètre géographique
des manifestations propres aux arts de la rue ou incluant celui-ci
couvrant la totalité du territoire (voire une grande partie des pays
européens) le temps consacré aux déplacements aller-retour équivaut
au minimum au double de celui du temps de jeu ; cette même proportion
(parfois même plus importante) s’applique au temps de montage des
spectacles lourds (montage très souvent effectué par les interprètes
du spectacle soit par éthique soit pour réduire les coûts). L’accueil
des compagnies est quant à lui, la plupart du temps, soumis à la
bonne ou médiocre ou inacceptable volonté des organisateurs y compris
dans des manifestations prestigieuses. Voilà le type particulier « 
d’emplois » et de « conditions d’emploi » que génèrent les arts de la
rue.

La motivation originelle des arts de la rue est d’aller à la
rencontre du public. On peut si l’on veut disséquer ce que la
nécessaire évolution des arts de la rue a modifié dans cette
intention de départ ; cela ne l’empêche pas de rester impérativement
présente ne serait-ce que par ce qu’ici le lieu de représentation est
un lieu ouvert, que la volonté de cette forme d’ expression est de
confronter des ouvres porteuses de sens à la population qui l’habite.
L’artiste de la rue fait, pour cette même raison, rarement étalage de
culture non pas qu’il n’en ait pas mais que la sienne, non issue des
grandes ou petites écoles mais d’un acharnement personnel et
collectif à saisir le monde, se comprend en actes, en gestes, en sons
offerts au regard et à l’écoute de chacun sans qu’il importe que cela
s’appelle théâtre, danse ou musique ou les trois ou encore autre
chose que l’on pressent possible dans ces rencontres différentes
expérimentées depuis maintenant plus de vingt ans. Voilà le « terrain
artistique » particulier qu’occupent les arts de la rue.

Tous ces particularismes ici rassemblés ne visent pas à démontrer que
les artistes de la rue sont des héros. Ils ne connaissent ni plus ni
moins le même sort que ceux qui sont impliqués pleinement dans les
métiers de la culture ; nous ne les rangerons cependant pas, mêmes
ceux qui travaillent à l’intérieur des compagnies les plus reconnues,
dans la catégorie des Privilégiés » plutôt dans celle des acharnés.
Assimiler « le festival d’Avignon » à « Chalon dans la rue »,
comparer le in ou le off avignonnais au in ou off chalonnais, mettre
sur le même plan les enjeux de deux festivals rassemblant des
productions artistiques et surtout des publics foncièrement
différents relève du non-sens ; c’est pourtant ce genre de méprise
inconsciente ou consciente qui a alimenté la hargne des partisans de
l’arrêt de jeu, hargne qu’ils ont communiquée aux plus démunis
d’arguments face à la réelle catastrophe annoncée, aux plus âprement
désireux de voir le monde changer (ceux-ci ou ceux-là faisant ou non
partie de la programmation concernée). De l’autre côté un certain
nombre de compagnies, préoccupées de ne pas saboter leurs outils de
travail et la propriété collective que constitue leur création de
l’année condamnée d’ office à l’oubli en cas d’annulation totale,
tentaient ce que l’on a appelé la « troisième voie » . Celle-ci ne
parviendra à être effective que le festival achevé, après que
beaucoup de spectacles aient été finalement annulés volontairement ou
sous la contrainte ou joués en état de choc ce qui ne vaut guère
mieux.

« L’occupation artistique et pacifique » qui débutera le
lendemain du festival sans festival » de Chalon témoigne totalement
de la singularité précédemment exposée des artistes de la rue et de
leur la capacité à réagir. Le collectif « Restons vivants » constitué
d’un jour à l’autre n’est autre que le reflet de la manière d’être,
de penser de l’ensemble disparate des Arts de la rue : autonomes de
naissance, sans illusion ou prétention à changer le monde à eux
seuls, portés sur l’humour subversif, le détournement et l’absurde,
armés d’une générosité qui a de tout temps été leur majeure qualité.
La première motivation de ce rassemblement spontané a été de renouer
le lien avec la population chalonnaise non en tant que spectateurs
mais en tant que témoins actifs ou partenaires impliqués des luttes
amorcées. La deuxième motivation a été et reste de rassembler des
gens, artistes et spectateurs confondus, autour de projets
spectaculaires, risibles et joyeux qui aillent à la rencontre des
gens, qui offrent un contre point salutaire à la mise en
représentation morbide de l’annulation des spectacles et qui
expérimentent, à partir de leur identité créatrice commune, des modes
d’intervention de plus en plus élaborés.

Aurillac, festival des arts de la rue jumeau de celui de Chalon avec
une programmation (in et off confondus) cependant deux fois plus
importante soit environ quatre cents compagnies présentes sur une
durée allant de quatre à cinq jours, commence dans moins d’une
semaine. La CGT du spectacle et les coordinations régionales
d’intermittents voit dans cet événement national (qui plus est
dernière manifestation importante avant la rentrée) l’ultime occasion
d’appeler, avant l’automne, à un rassemblement national et ne cessent
de le faire savoir par voie de presse. Il est certain que renouveler
la même stratégie qu’à Chalon n’amènera pas un résultat différent ;
par contre l’annoncer de manière aussi insistante aura comme effet
(et c’est peut-être là paradoxalement le résultat recherché) de
réduire la fréquentation du festival au quart du public habituel c’
est-à-dire à seulement la population de la ville et aux estivants des
alentours probablement assez vite découragés s’il sont confrontés à
des annulations en série et des assemblées internes dont personne ne
sera capable, ici comme ailleurs, de leur expliquer les complexes
raisons. Il faudra par la même occasion que les artistes de rue se
passent de ces programmateurs et médias toujours pas rencontrés cette
saison et remettent donc les créations de cette année dans les
emballages dont ils ne sont pas sortis ou seulement, mal en point,
pour quelques représentations plus ou moins abouties.

À chacun de porter le sacrifice de sa « raison d’être » comme il
l’entend. Pourquoi faudrait-il cependant se rallier unanimement à la
version puisque nous allons disparaître, autant disparaître tout de
suite » et peut-on humainement cautionner ceux qui affirment que « 
puisqu’ils se sont sabordés, il convient maintenant de saborder les
autres » ? Ce type de radicalisme appliqué à autrui évoque
sinistrement l’intégrisme à bout d’arguments.
Le collectif « Restons vivants », confronté à la même ni plus grave
ni moins grave situation et animé par la même résolution de remettre
en cause le protocole du 26 juin et plus largement toutes les mesures
qui s’attaquent au progrès social, continue de se positionner, à
Aurillac comme ailleurs, comme voulant « jouer plus, partout et avec
le plus grand monde possible ». Un programme à la hauteur des « idées
folles et salutaires » qui continuent de l’habiter.

Sous-caporal J.T. de « l’Armée Clandestine de l’Art - division :
Restons Vivants ».