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Bagdad : les feux de la liberté

Publie le samedi 10 avril 2004 par Open-Publishing


Naomi Klein est née en 1970 à Montréal. Sa carrière de journaliste débute
au
Toronto Star, où elle publie des articles sur le monde du travail et le marketing.
Cinq ans plus tard, elle devient reporter indépendant et s’intéresse notamment
au caractère prédateur de la publicité dans nos sociétés. Elle vit actuellement à Toronto,
où elle est journaliste au Globe and Mail
(NdlR)


de Naomi Klein

J’ai entendu le « bruit de la liberté », sur la place Firdaws, à Bagdad, ce lieu
désormais célèbre, depuis que la statue de Saddam Hussein y a été renversée,
il y a tout juste un an. Ce bruit ressemble à celui d’une mitrailleuse.

Dimanche, des soldats irakiens, formés et contrôlés par les forces de la Coalition,
ont ouvert le feu sur des manifestants, sur cette place, entraînant l’évacuation
d’urgence des hôtels Sheraton et Palestine, tout proches. Tandis que les manifestants
rentraient chez eux dans l’immense quartier déshérité de Sadr City, l’armée américaine
les suivit, avec des tanks, des hélicoptères et des avions, et tirèrent au hasard
sur des maisons, des magasins, des rues, et même des ambulances.

D’après les hôpitaux, quarante-sept personnes ont été tuées, et beaucoup d’autres
blessées. A Najaf, aussi, la journée a été sanglante : vingt manifestants tués,
plus de cent cinquante blessés. Hier, à Sadr City, les cortèges funèbres défilaient
devant les tanks américains, et les hôpitaux débordaient de blessés : Ali Hussein,
un
jeune de seize ans, une balle dans la colonne vertébrale, tirée depuis un hélicoptère
 ; Gailan Ibrahim, 29 ans, touché au dos par un tir d’un avion américain ; Ali
Faris, 14 ans, qui a subi l’ablation de la vessie, après qu’une balle américaine
ait transpercé la porte de sa maison. « Il est arrivé la même chose à deux autres
enfants, dans notre quartier », nous a dit son grand-père.

Dehors, des gamins dansaient sur un véhicule Humvee américain brûlé, et criaient
la leçon qu’ils avaient apprise la veille : « George Bush, c’est Saddam Hussein
 ! George Bush est un terroriste ! ».

L’après-midi, les affrontement reprenaient.

Ne vous y trompez pas : ce n’est pas la « guerre civile » que Washington prédisait,
entre les sunnites, les Chiites, les Sunnites et les Kurdes. Non. Il s’agit d’une
guerre provoquée par l’autorité américaine d’occupation des Etats-Unis, menée
par leurs forces, contre un nombre croissant de Chiites, partisans de Moqtada
al-Sadr.

Al-Sadr est le plus jeune et le plus radicaux des rivaux du grand Ayatollah Ali
al-Sistani, présenté par ses partisans adulateurs comme une sorte d’hybride entre
l’Ayatollah Khomeiny et Che Guevara. Il reproche aux Etats-Unis leurs attaques
contre des civils, il compare le chef de l’occupation Paul Bremer à Saddam Hussein,
il s’aligne sur le Hamas et le Hezbollah, et il a appelé au Jihad contre la constitution
intérimaire très controversée. Son Irak risque de ressembler fort à l’Iran.

Et son message trouve une audience. Al-Sistani concentrant ses efforts sur le
lobbying de l’ONU, plutôt que la confrontation avec l’occupation sous direction
américaine dans les rues, beaucoup de Chiites s’agitent et se tournent vers les
tactiques plus militantes prêchées par Al-Sadr. Certains ont rejoint les Mahadi,
l’armée de Moqtada, aux uniformes noirs, qui revendique plusieurs centaines de
milliers d’hommes.

Au début, Bremer a répondu à la force croissante d’Al-Sadr en l’ignorant ; maintenant,
il essaie de le provoquer à une bataille à outrance. Le problème a commencé après
que Bremer ait fait fermer le journal d’Al-Sadr, la semaine dernière, ce qui
a déclenché une vague de manifestations pacifiques. Dimanche, Bremer a fait monter
les enchères en envoyant des forces de la coalition cerner la maison de Sadr,
près de Najaf, et en arrêtant son chargé de communications.

De manière prévisible, cette arrestation a provoqué des manifestations immédiates à Bagdad,
auxquelles l’armée irakienne répliqua en ouvrant le feu, tuant, a-t-on dit, trois
personnes. Ce sont ces trois morts qui ont provoqué les manifestations sanglantes
d’hier. Tard dans la nuit de dimanche, al-Sadr a publié un
communiqué appelant ses partisans à cesser les manifestations : « Votre ennemi
préfère le terrorisme. Il déteste cette manière d’exprimer votre opinion ». En
lieu
et place, il les a exhorté à recourir à « d’autres moyens » non précisés de résister à l’occupation.
Beaucoup ont vu dans cette phrase un appel aux armes.

En apparence, cet enchaînement d’événements est mystérieux. Le « triangle sunnite » étant
déjà enflammé, après les attaques horribles de Falujah, pourquoi Bremer pousse-t-il
le sud chiite, comparativement plus calme, dans la confrontation ?

Voici une réponse possible. Washington a renoncé à son projet de remettre le
pouvoir à un gouvernement irakien provisoire, le 30 juin prochain, et il est
en train de créer le chaos dont il a absolument besoin pour pouvoir décréter
impossible cette remise du pouvoir. La poursuite de l’occupation sera une mauvaise
nouvelle
pour George Bush, en pleine campagne électorale, mais pas aussi mauvaise que
si, cette remise du pouvoir une fois effectuée, le pays explosait - scénario
de
plus en plus probable au vu du rejet quasi général de la légitimité, tant de
la constitution provisoire que du Conseil de Gouvernement nommé par les Etats-Unis.

C’est là un plan qui peut paraître génial à Washington. Mais, ici, à Bagdad,
on voit que c’est de la folie pure. En envoyant l’armée irakienne fraîchement émoulue
tirer sur la foule qu’elle est censée avoir été créée afin de la protéger, Bremer
a détruit l’espoir extrêmement mince qui leur restait de conquérir une crédibilité après
d’une population déjà très sceptique. Dimanche, avant qu’ils ne massacrent les
manifestants désarmés, on a pu voir les soldats (irakiens) chausser des lunettes
de ski afin de ne pas risquer d’être reconnus par leurs voisins, ensuite.

L’Autorité Provisoire de la Coalition, qui venait de louer les services d’un
publiciste de Londres afin de convaincre les Irakiens qu’elle est attachée à la
démocratie, est de plus en plus comparée, dans la rue irakienne, à Saddam Hussein,
qui, lui non plus, n’aimait pas beaucoup les manifestations pacifiques, ni les
journaux
indépendants.

Lundi, dans une interview, Haider Al-Abadi, ministre irakien des Communications
a fustigé l’acte qui a déclenché la vague de violences actuelle : la fermeture
du journal Al-Hawzah (d’Al-Sadr). « C’était une erreur absolue », m’a-t-il dit. « Est-ce
de cette manière que nous allons gérer le pays, à l’avenir : en envoyant des
soldats fermer les bureaux de journaux ? » Al-Abadi, supposé en charge des médias
en Irak, dit qu’il n’avait même pas été informé du projet de fermeture du journal
Al-Hawza avant que les scellés n’aient été apposés sur sa porte. Il a ajouté que
le quotidien d’Al-Sadr ne faisait rien de plus que formuler l’hypothèse que les
Etats-Unis pouvaient être derrière certains des attentats terroristes, ici, en
Irak. « Mais ces rumeurs circulent dans tout l’Irak . Je les entends partout
 ! »

Reste qu’en attendant, l’homme au centre de tout ceci - Moqtada al-Sadr- voit
sa stature de héros se confirmer d’heure en heure. Dimanche, tous ces éléments
explosifs étaient réunis après que des milliers de manifestants aient investi
la Place Firdaws. Sur un côté de cette place, deux jeunes sont monté sur la terrasse
d’un
immeuble, après quoi ils ont lacéré avec un canif une grande affiche vantant
la toute nouvelle armée irakienne. De l’autre côté, des militaires américains
ont
pointé les canons de leurs tanks sur la foule, tandis qu’un haut-parleur annonçait
 : « la manifestation est normale, en démocratie, mais nous ne permettrons pas
que la circulation soit bloquée. »

A l’entrée de la place est érigée une statue neuve, installée par les Américains à la
place du Saddam Hussein en pied, renversé voici un an. Les personnages sans visage
de cet ensemble sculptural sont censés symboliser la libération du peuple irakien.
Aujourd’hui, ces personnages ont trouvé un visage, depuis qu’on y a apposé des
posters de Moqtada al-Sadr.

Traduit de l’anglais par Marcel Charbonnier

10.04.2004
Collectif Bellaciao