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Canicule : les minutes d’un cafouillage tragique

Publie le lundi 8 septembre 2003 par Open-Publishing

"Le Monde" publie un ensemble de courriers électroniques témoignant de la réaction des administrations sanitaires et cabinets ministériels durant la première semaine de la canicule jusqu’à l’intervention publique du ministre de la santé, lundi 11 août, au journal télévisé de 20 heures de TF1.

LUNDI 4 AOÛT

Au troisième jour de la canicule, alors qu’on enregistre de nombreux pics d’ozone en France, la direction générale de la santé (DGS) commence à envisager la diffusion d’un communiqué de presse mettant en garde le public contre les risques sanitaires liés à une pollution accrue. Le lendemain, 5 août, un premier projet de communiqué est rédigé par une sous-direction technique chargée de la gestion des risques des milieux.

MERCREDI 6 AOÛT

A 15 h 53, William Dab, conseiller du ministre de la santé, M. Mattei, envoie un premier courrier électronique à la direction générale de la santé. Objet : "2 préoccupations". Ce courriel est adressé à Yves Coquin, alors responsable, en l’absence du directeur général, Lucien Abenhaïm. "L’épidémiologie nous permet d’anticiper un excès de mortalité lié à la canicule, écrit le conseiller du ministre. Il serait utile que la DGS prépare un communiqué rappelant quelques précautions élémentaires, notamment chez les plus jeunes et les plus vieux. Il existe de nombreuses études sur l’impact sanitaire des vagues de chaleur. L’Institut national de veille sanitaire pourrait les signaler (je crois que les Centers for Diseases Control les ont synthétisées) et cela pourrait faire l’objet d’un message DGS-URGENT."

Quatre minutes après avoir reçu ce document, le docteur Coquin en adresse, toujours par courrier électronique, une copie à deux de ses collaborateurs, avec cette mention : "A vos plumes, prêts ? partez !" C’est alors une autre sous-direction qui commence à travailler, à partir notamment d’un document américain publié dans une revue spécialisée (Epidemiology Reviews).

JEUDI 7 AOÛT

A 11 h 45, M. Coquin reçoit un projet de communiqué "ozone + chaleur + soleil", également adressé à la responsable de la presse, Laurence Danand. Sur proposition de cette dernière, les services de la DGS reprennent le texte et le scindent en deux communiqués distincts : l’un sur l’ozone, l’autre sur la chaleur. En fin de journée, le communiqué "chaleur" est adressé par courrier électronique à M. Coquin, pour signature et retourné, avec quelques corrections vingt-cinq minutes plus tard. A 20 h 28, Mme Danand adresse le texte corrigé au cabinet du ministre - à M. Dab ainsi qu’aux trois personnes chargées des relations avec la presse.

Le même jour, les médecins urgentistes, par des communications téléphoniques informelles, commencent à tirer la sonnette d’alarme auprès des responsables de l’administration hospitalière. Le docteur Pierre Carli, directeur du SAMU de Paris, alerte directement le secrétaire général de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris (AP-HP), Dominique Deroubaix.

De son côté, le docteur Patrick Pelloux (hôpital Saint-Antoine, Paris) parvient à convaincre une amie travaillant dans l’une des principales directions techniques du ministère, la direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (DHOS), que la situation commence à devenir inquiétante pour le service des urgences qu’il dirige mais aussi pour l’ensemble de ses collègues des hôpitaux de Paris et d’Ile-de-France. Cette communication conduit les responsables de ladite direction à donner, dès le soir du 7 août, leur feu vert au lancement, le lendemain matin, d’un plan baptisé "Chaleur extrême."

VENDREDI 8 AOÛT

Dans la matinée, M. Deroubaix, organise une importante réunion pour lancer, comme prévu la veille au soir, le plan "Chaleur extrême", anticipant le plan blanc que décrétera Jean-Pierre Raffarin six jours plus tard. Pendant ce temps, au cabinet du ministre, M. Dab fait à son tour quelques corrections sur le texte du communiqué "chaleur".

A 11 h 16, M. Coquin adresse un courriel d’importance "haute" à sa collaboratrice Mme Danand, pour lui demander si elle a eu "le feu vert" des "communicants" du cabinet. Il lui demande aussi de ne pas diffuser immédiatement le texte car il attend "d’autres suggestions".

Quelques minutes plus tard, il adresse un autre courriel d’importance " haute" à l’un des responsables de l’Institut de veille sanitaire (INVS), Jean-Claude Desenclos : "La chaleur commence à poser de réels problèmes, écrit-il. Nous avons des remontées des Ddass -directions départementales des actions sanitaires et sociales-, éparses mais alarmantes, sur des cas de décès liés à la chaleur. Voici le projet de communiqué que nous devrions publier dans l’après-midi. Pourriez-vous réfléchir à la mise en place d’une surveillance de ces cas, ou d’un système de recueil avec analyse sur certains sites ? Merci."

En retour, l’Institut lui fait part de l’appel téléphonique du docteur Jean Carlet, réanimateur de l’hôpital Saint-Joseph (Paris), lequel évoque des cas de coups de chaleur graves, parfois mortels, observés chez des personnes jeunes. Des phénomènes similaires sont relevés à l’hôpital Bichat. M. Carlet propose les services du réseau des réanimateurs pour préciser l’évolution de la situation.

A 13 h 45, M. Coquin reçoit directement un appel téléphonique puis un courriel du professeur Mac Verny, spécialiste de médecine gériatrique à la Pitié-Salpêtrière, qui explique avoir observé une série de cas possibles d’hyperthermie : "Depuis 36 heures, nous avons été confrontés dans le service de gériatrie de l’hôpital de la Salpêtrière à trois cas d’hyperthermie supérieures à 40 °C - dont deux décès - chez des personnes âgées présentant des affections sévères, écrit le professeur. D’après les contacts que nous avons eus avec des collègues gériatres, d’autres cas ont été recensés dans différents hôpitaux de l’AP-HP ainsi que sur notre groupe hospitalier ayant entraîné le décès d’au moins deux patients cette nuit (...). Ces cas présentent un certain nombre de similitudes : l’hyperthermie commence de façon brutale, d’emblée supérieure à 39 °C (...). Le diagnostic pour nous le plus probable est celui de "coup de chaleur" (...). Au total, les problèmes rencontrés sont à mettre en relation avec les conditions climatiques particulières. Les cas risquent de se multiplier, et notamment dans les services où il y a des patients âgés, des patients avec des atteintes neurologiques ou psychiatriques gênant la communication. Des mesures doivent être prises pour tenter de faire baisser la température corporelle de ceux qui seraient touchés (...). Pour notre service, merci de tout mettre en ?uvre pour que les moyens matériels et humains soient déployés dans les meilleurs délais pour éviter tout nouveau décès."

En considérant les nouveaux éléments médicaux qui leur ont été communiqués, les responsables de la DGS décident de modifier une nouvelle fois leur projet de communiqué. Le texte final évoque ainsi "les risques particulièrement importants et d’évolution rapide" auxquels sont exposées les personnes âgées. Daté du 8 août, ce document est diffusé à 16 h 39 minutes.

Dans la soirée, le commandant Jacques Kerdoncuff, responsable des relations avec la presse de la brigade des sapeurs- pompiers de Paris, annonce, dans un communiqué, qu’au cours des sept premiers jours du mois les pompiers ont effectué 1 798 interventions pour des malaises liés à la chaleur et que les personnes âgées sont le plus touchées.

SAMEDI 9 AOÛT

Toujours responsable de la DGS en l’absence de son directeur général, M. Coquin accorde un entretien au Parisien(lequel paraîtra dans l’édition du lendemain, dimanche 10 août) à propos des premiers cas de mort apparemment dus à la cani-cule dans certains départements franciliens, comme celui des Hauts-de-Seine - où la police en décomptait dix la veille. "Pour beaucoup, ce sont incontestablement des morts liées au coup de chaleur incroyable qui sévit dans l’Hexagone, déclare-t-il. (...). Nous avons demandé à l’Institut de veille sanitaire de mettre en place un système d’observation particulier pour un recensement précis, ce qui n’est pas facile. Nous aurons une bonne idée dans le courant du mois de septembre, mais je crains déjà une très importante vague de décès, sans doute plusieurs centaines, malheureusement."

Sur LCI et TF1, le commandant Kerdoncuff délivre de nouveaux messages préventifs incitant à aider les personnes âgées vivant seules et pouvant être en difficulté.

DIMANCHE 10 AOÛT

Le secrétaire général des Hôpitaux de Paris, Dominique Deroubaix, rédige une note ayant pour objet : " vague de chaleur". Il rappelle avoir décidé, le 8 août, un renforcement des dispositifs d’accueil des patients dans l’ensemble des hôpitaux de l’AP-HP en raison de la persistance de la canicule. "Ce renforcement a été nettement perceptible et très positif, souligne-t-il (...). Globalement cependant, le nombre de patients accueillis, l’évolution rapide de santé des personnes exposées aux risque de coup de chaleur et de déshydratation et les constats opérés tout au long de ces dernières 48 heures imposent une mobilisation générale de l’institution et une orientation prioritaire des moyens disponibles actuellement afin de faire face à la situation."

Il annonce qu’une réunion se tiendra le lendemain au siège de l’AP-HP "afin de définir les modalités d’action à ajuster ou à mettre en ?uvre." Copie de ce texte est envoyée à seize personnes responsables administratifs ou spécialistes des urgences. Elle est en outre adressée "pour information" à un membre du cabinet du ministre de la santé, aux deux principales directions techniques du ministère - DHOS et DGS - ainsi qu’aux cabinets du maire de Paris et du préfet de police de Paris.

LUNDI 11 AOÛT

A 9 h 25, une copie de la note de M. Deroubaix est transmise par fax au professeur Lucien Abenhaïm, directeur général de la santé - toujours absent -, "pour invitation".

A 10 h 01, M. Coquin adresse un courriel à Anne Bolot-Gittler, directrice de cabinet du ministre, laquelle vient de rentrer de congés. Il explique : "La DGS a reçu vendredi dernier - pour la première fois depuis le début de la vague de chaleur - des appels des Ddass signalant des décès par coup de chaleur chez des personnes hospitalisées ou en institution. Nous avons essayé de faire le point avec le SAMU de Paris, les pompiers..., ce qui nous a confirmé que les quarante-huit dernières heures avaient constitué un tournant, mais que la situation était maîtrisée."

Pourtant, de nombreux éléments survenus durant le week-end et d’autres, ce matin-là, laissent penser le contraire. Selon la DGS, l’usage de l’imparfait renvoie, précisément, à la situation qui prévaut le 8 août. C’est sur la base de ce courriel que M. Mattei dit s’être appuyé pour, le même jour au journal de 20 heures de TF1, faire ses déclarations rassurantes.

Dans son texte, M. Coquin explique aussi qu’il a demandé à l’Institut de veille sanitaire de mettre en place d’urgence un système de recueil et d’analyse, et que le communiqué de presse du 8 août a été adressé à toutes les directions départementales et régionales des actions sanitaires et sociales.

A 10 h 52, la responsable de la presse à la direction de la santé, Mme Danan, avertit par courrier électronique plusieurs membres de ce service que les demandes de journalistes concernant le nombre des décès ne cessent d’augmenter. A 12 h 04, elle ajoute que le service de presse du cabinet reçoit également beaucoup d’appels et que la conseillère du ministre chargée de la communication, Pia Daix, a été informée. "La DHOS est impliquée au premier chef, écrit-elle. Ils attendent des données des agences régionales d’hospitalisation pour communiquer ou peut-être la communication sera-t-elle faite par Matignon."

A 14 h 27, le cabinet de M. Mattei adresse, pour copie, un communiqué de presse à la direction de la santé. Ce communiqué souligne que "l’acuité des problèmes rencontrés en Ile-de-France dans les hôpitaux de l’AP-HP ne se retrouve pas, ou peu, dans les autres régions. (...) Dans l’ensemble des services hospitaliers, une augmentation des passages des personnes âgées est perceptible, mais il n’existe pas d’engorgement massif des urgences. Les difficultés rencontrées sont comparables aux années antérieures, en dehors de cas ponctuels de certains établissements, et d’un ou deux départements d’Ile-de-France."

A 19 h 25, la direction de la santé précise au cabinet du ministre par courrier électronique de quelle manière elle a pu obtenir que l’association Sida Info Service (SIS) mette en place à partir du lendemain un "numéro vert canicule", cette initiative devant être annoncée quelques minutes plus tard par M. Mattei. La mise en place a été d’autant plus difficile que le ministère "a 150 000 euros de dettes vis-à-vis de SIS."

Quelques minutes plus tard, un projet de nouveau communiqué est diffusé au sein de la direction ; il concerne les premières et importantes difficultés rencontrées par les chambres mortuaires en Ile-de-France. "Plusieurs facteurs concourent actuellement à la saturation des chambres funéraires en Ile-de-France : augmentation des décès dans la capitale, recours plus fréquent aux chambres funéraires en raison des fortes chaleurs qui rendent difficile la conservation des corps à domicile, réduction des effectifs de personnels en période de vacances."

Au journal de 20 heures de TF1, M. Mattei, interrogé en direct depuis sa résidence familiale de Hyères, dans le Var, explique que le gouvernement est "préoccupé" et "attentif" quant aux conséquences sanitaires de la canicule. Il dément tout défaut d’anticipation et toute volonté de sous-estimation de la situation. Le ministre affirme en outre que la direction de la santé, l’Institut de veille sanitaire ainsi que tous les services sanitaires du pays sont en état d’alerte.

Au ministère de la santé, en cette fin de soirée du 11 août, les textes de pré- sentation et les questionnaires de l’enquête "Décès par coup de chaleur liés aux conditions climatiques" sont prêts à être transmis à l’ensemble des établissements hospitaliers publics et privés français.

Jean-Yves Nau

http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3230--332250-,00.html


Les protagonistes de la crise

MINISTÈRE DE LA SANTÉ, DE LA FAMILLE ET DES PERSONNES HANDICAPÉE

Jean-François Mattei, ministre. 60 ans.
Médecin spécialiste de pédiatrie et de génétique ; ancien député (UDF-DL) des Bouches-du-Rhône ; membre du bureau politique de l’UMP depuis 2002. A été chargé de nombreuses missions parlementaires relatives à la bioéthique et à la sécurité sanitaire.

Anne Bolot-Gittler, directrice adjointe du cabinet de M. Mattei.
Ancienne directrice générale de l’Etablissement français du sang ; membre du cabinet depuis le 15 septembre 2002.

William Dab, conseiller technique de M. Mattei, responsable du pôle Santé publique et sécurité sanitaire. 50 ans. Docteur en médecine et sciences ; spécialiste d’épidémiologie et de biologie ; ancien directeur du cabinet et conseiller scientifique (1999-2001) du directeur général de la santé. A été nommé directeur général de la santé au conseil des ministres du 21 août.

Pia Daix, conseillère chargée de la communication. 50 ans.
Ancienne attachée de presse de Michèle Barzach, ministre déléguée à la santé du gouvernement Chirac de 1986 à 1988.

DIRECTION GÉNÉRALE DE LA SANTÉ (DGS)

Lucien Abenhaïm, directeur général. 52 ans.
Docteur en médecine spécialiste de la pharmacovigilance ; nommé au poste de directeur général de la santé par Martine Aubry, et maintenu dans ses fonctions par le gouvernement Raffarin. Il a donné sa démission le 18 août.

Yves Coquin, directeur adjoint à la DGS. 57 ans.
Docteur en médecine, spécialiste de médecine interne et de santé publique. Après avoir exercé la médecine en milieu hospitalier, il occupe des responsabilités à la direction de la pharmacie et du médicament (1981-1986), à la direction régionale de l’action sanitaire et sociale d’Ile-de-France (1986-1993) puis à la DGS à partir de janvier 1993, où il est chef de service depuis 2002.

Laurence Danand, responsable des relations avec la presse.

INSTITUT DE VEILLE SANITAIRE (INVS)

Jean-Claude Desenclos, responsable du département des maladies infectieuses.

ASSISTANCE PUBLIQUE - HÔPITAUX DE PARIS (AP-HP)

Dominique Deroubaix, secrétaire général. 51 ans.
Ancien directeur des hôpitaux Saint-Antoine et Necker-Enfants-Malades ; secrétaire général de l’AP-HP depuis juillet 2000.

Docteur Patrick Pelloux, responsable des urgences à l’hôpital Saint-Antoine, président de l’Association des médecins urgentistes hospitaliers de France (Amuhf).

Docteur Jean Carlet, réanimateur à l’hôpital Saint-Joseph.

Professeur Marc Verny, spécialiste de médecine gériatrique (Pitié-Salpêtrière).

SAMU DE PARIS

Docteur Pierre Carli, directeur.

SAPEURS-POMPIERS DE PARIS

Commandant Jacques Kerdonkuff, responsable des relations presse.