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Cette Fille-là, de Maissa Bey : un roman "à contre silence"

Publie le jeudi 12 mars 2009 par Open-Publishing
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Ecrit par r.derguini

Cette Fille-là (1) de Maissa Bey est un titre très significatif. En même temps qu’il annonce un motif féminin central mais cerné par un anonymat et une mise à l’index méprisante, il laisse entendre le ton résolument parodique et ironique de l’auteure.

Car de par sa construction autant que sa thématique, ce roman interpelle sur les conditions des femmes et leurs luttes à mener toujours plus loin.

D’emblée, le jeu de la narratrice sur les amorces possibles de récit va au-delà d’une simple recherche formelle de l’écriture : il figure l’enjeu inhérent à toute prise de parole et aux risques de musellement qui s’y attachent.

En effet, la parole n’appartient pas seulement à qui la profère mais aussi aux personnes qui l’entendent, la jugent, l’admettent ou la condamnent.
Elle est par excellence le lieu où le non-dit se terre, à cause des peurs projetées sur les réactions de l’autre.

Au fond, c’est toujours la vérité qui se joue.
Elle avance dans une trajectoire incertaine, qui peut se briser à mi-parcours et se métamorphoser en le contraire d’elle-même par l’intuition de son impuissance à briser les idées toutes faites trop fortement enracinées dans les esprits.

D’où la course effrénée de la narratrice, canevas d’un récit fondamental : celui d’une impossible quête de son identité.
Quête impossible, comme peut l’être celle de tout être abandonné et renié, puis adopté et encore renié…
Mais quête toujours renouvelée : en effet, qui peut s’accommoder de l’évidence d’une non-identité ? Qui peut admettre de ne pas (s)avoir ses père et mère géniteurs ?

Alors, tantôt possédante comme le signifie son prénom Malika, tantôt possédée selon l’autre prénom Malaïka, la narratrice aux prénoms variables ne cesse de courir après une vérité qu’elle ne parviendra jamais à saisir alors même que sa débordante imagination la pressent.

Ainsi, malgré son obstination, elle ne peut empêcher que cette quête jamais aboutie, définitivement vouée à se replier sur elle-même, que cette quête, donc, se transforme en une errance …qui la fera solidaire de tous ces autres êtres en errance, recluses et reclus dans cette bâtisse pour laissées-pour-compte dont la société ne veut plus entendre parler et qui, pour continuer à vivre, sont à jamais établies dans un monde où « Mémoire. Histoire. Souvenirs » règnent en maîtres absolus.

Si, dans ses pérégrinations, il lui arrive d’ observer des haltes, c’est pour mieux saisir, absorber et raconter celles de ses semblables, faites d’exils forcés et de misères, de volontés de lutte et d’issues dérisoires, de beautés absolues et de chutes sans fin.

Les cloisons des chambres collectives dessinent un espace peuplé d’êtres précaires, de femmes exclues des normes et de la normalité, mais toutes habitées par cette soif inassouvie de justice.
Les murs de la bâtisse érigée dans un passé colonial sont imposants : ils signifient aujourd’hui encore la projection des grandiloquents désirs de solidité, de puissance et d’éternité qui ont animé leur maîtres.

Ils continuent d’évoquer cette puissance du plus fort qui semble échapper aux coups de boutoirs du temps qui passe, symbolisant la loi dans ce qu’elle a de rigide, de rectiligne et d’implacable.

Mais paradoxalement, ce ne sont pas ces murs qui emprisonnent.
En témoignent les va-et-vient furtifs et incessants de la population reléguée dans ce lieu carcéral et pourtant toujours ouvert à tous les vents ...
Les vrais murs sont ailleurs.
La prison est intérieure, elle est en soi. Prison aux murs érigés sur des blessures symboliques, celles dont on ne se relève pas …

Et pourtant les velléités persistent même si elles sont dérisoires. Les habitantes de cette pension de laissées-pour-compte ne se résignent pas à leur sort : reconquête d’un prénom escamoté, d’une beauté passée, d’une histoire d’amour de jeunesse qui les a perdues pour toujours…

C’est alors que les récits se fraient leur voie. Ils emprutent la voix, et la plume, de la narratrice qui , elle-même, est confrontée au destin de marginale et d’exclue. Et, portés par son écriture, ces récits imposent leur réalité et leur existence. Ils ôtent de force le voile jeté sur les non-dits d’une société qui cherche à tout prix à préserver le paraître, au détriment de l’être.

Manière d’échapper au dictat d’un monde qui ne fait de place qu’à la femme silencieuse, soumise au monde d’ hommes, et de femmes assujetties à des normes sociales qui banalisent l’hypocrisie et l’injustice.

Dans Cette fille-là, le regard sur soi apparaît comme indissociable d’un regard sur les autres.
De là surgit la compassion pour les blessures, les stigmates, les souffrances des autres . Et une générosité sans limites irradie tous ces récits éclatés dans un mouvement de fugue , mot à prendre ici dans un double sens. Celui des infatigables échappées de la narratrice et celui d’un principe de composition romanesque, selon cette définition qu’elle-même inscrit dans son propre texte :
Fugue : mot emprunté à l’italien "fuga", motif musical dont les parties semblent se disperser en différentes voix.

(1) Maissa Bey : Cette Fille-là , Encre bleue Editeur, 2003

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