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Chili : un peu de lumière sur les détenus-disparus (partie I)

Publie le jeudi 22 février 2007 par Open-Publishing

L’article qui suit a été publié dans Le Grand Soir le 6 décembre 2003.

http://www.legrandsoir.info/article.php3?id_article=1198

On y retrouve les noms de quelques uns des 17 inculpés d’aujourd’hui par la justice française (Contreras, Espinoza, Krasnoff, Moren) pour la torture et l’assassinat de quatre ressortissants français.

Voici la traduction intégrale d’un article paru dans « La Nación » du 25 novembre 2003, où est relatée d’une manière macabre, mais précise, la façon dont les agents de la DINA (police politique de Pinochet) se débarrassaient des opposants politiques sous la dictature. Les mêmes méthodes ont été employées en Argentine sous Videla et compagnie. Ça se sait depuis longtemps. Mais au Chili, c’est un fait nouveau. Pour aller jusqu’au bout de l’horreur, en bas de page se trouve le lien de l’article original où des dessins expliquent comment cela se passait, avec une carte qui permet de situer les différents endroits cités.

LE DESTIN DES DÉTENUS - DISPARUS DE LA DINA DANS LA RÉGION MÉTROPOLITAINE

Les Anges de la Mort

Une enquête exhaustive et longue du juge Guzmán et de son équipe de détectives du Département V a réussi à dévoiler le secret le mieux gardé par la DINA : le destin de ses détenus - disparus dans la Région Métropolitaine. L’opération systématique fût réalisée par les pilotes et les mécaniciens des hélicoptères Puma du Commando d’Aviation de l’Armée de terre entre les années 1974 et 1978.

Jorge Escalante.

Les mollets et les pieds dépassaient des sacs de pommes de terre. On voyait les chaussures à talons, hauts et bas des femmes. Quelques fois, le bout de la jupe dépassait. On voyait les chaussures et l’extrémité des pantalons des hommes. Chaque sac contenait un corps attaché avec du fil de fer à un morceau de rail. Certains corps avaient encore du sang frais. D’autres rejetaient l’odeur de la première décomposition. D’autres sacs étaient imprégnés d’huile humaine, signal que les cadavres étaient restés enterrés quelque temps. Quelques sacs, les moins nombreux, n’avaient pas la forme d’un corps mais étaient d’une taille plus réduite, avec seulement une partie des restes.

Il y a eu au moins 40 voyages. À chacun d’eux, de 8 à 15 sacs montèrent à bord des hélicoptères Puma. Des 12 mécaniciens de l’Armée de terre qui ont finalement reconnu les opérations, chacun a au moins fait un voyage. Dans quelques cas, il y en eût deux, trois, ou plus. Il y a d’autres mécaniciens qui ont participé aux opérations mais qui le nient encore. Le secret a été gardé pendant presque 30 ans par les pilotes et mécaniciens du Commando d’Aviation de l’Armée de terre (Comando de Aviación del Ejército CAE ), organisme responsable de l’opération. Au début, tous ont nié, plusieurs fois. Les pilotes nient encore aujourd’hui. Mais les mécaniciens ont rompu le serment scellé avec le sang des autres. Le juge Guzmán et les détectives qui l’ont assisté ont tiré le bout du fil et ont enquêté, silencieux et patients, pendant plus d’un an, dans le cadre du procès de la disparition de la dirigeante communiste de la rue Conferencia (Marta Ugarte).

Intégrer les détails des vols de la mort surprend. Voici enfin la réponse, détaillée, et cette fois racontée de l’interieur, du destin des prisonniers de la DINA à Santiago. Il y eût entre 400 et 500 corps jetés à la mer lors de ces opérations, principalement menées entre 1974 et 1978, bien qu’elles auraient aussi eu lieu dans les dernières semaines de 1973. Le rapport des Forces Armées qui est né de la Table Ronde sur les Droits de l’Homme en janvier 2001, avec l’information sur le destin de 200 détenus - disparus (49 sur terre et 151 à la mer), a consigné à peine 29 cas attribués à la DINA. De ceux-ci, seulement 23 apparaissent comme lancés à la mer. A la Table Ronde, l’Armée commandée alors par le général Ricardo Izurieta a affirmé qu’elle ne possédait pas plus d’information. En accordant le bénéfice du doute, l’Armée de terre n’a pas réussi à rompre le secret des assermentés. Mais elle ne l’a pas fait non plus jusqu’à aujourd’hui. Les chiffres officiels du rapport Rettig et des organismes qui ont suivi indiquent que les disparus de la DINA dans la région métropolitaine entre 1973 et 1975, furent au nombre de 590.

MAMO (surnom donné à Manuel Contreras) A RAISON

Finalement, la vérité a été confirmée. Les exécuteurs l’ont confirmé, ou une partie d’entre eux. Comme cela arrive dans d’autres cas effrayants, comme les exécutés de la Moneda à Peldehue, ceux qui ont parlé sont ceux d’en bas, pas les officiers supérieurs. Les mécaniciens sont tous des sous-officiers aujourd’hui à la retraite.

Il faut admettre que l’ancien chef de la DINA, Manuel Contreras, avait pour une fois raison : « Il n’y a pas de détenus - disparus de la DINA, ils sont tous morts » a-t-il dit récemment à une journaliste de Canal Plus de la télévision française. Ce que Contreras n’a jamais reconnu, c’est que l’opération macabre et systématique de jeter les corps à la mer avait existé. Et que jamais elle n’a pu être planifiée seulement par celui qui fût le chef du Commando d’Aviation de l’Armée de terre entre janvier 1074 et décembre 1977, le Colonel Carlones Mardones Díaz. Il a été, avec quatre autres anciens pilotes du CAE, inculpé le vendredi 14 novembre 2003 par le juge Guzmán en qualité de complice et dissimulateur dans l’instruction sur la mort de Marta Ugarte. Le corps de cette dirigeante communiste fût le seul des victimes jetées à la mer, que les profondeurs de l’océan ont relaché et qui en septembre 1976 a échoué sur la plage La Ballena, près de la crique Los Molles dans la Vème région. Ce fût l’unique faille du système d’extérmination, la piste qui permettra de condamner les coupables aujourd’hui. Aucun autre corps jeté à la mer n’est réapparu. Le « coupable » de la fixation défectueuse du poids, qui a permis que le cadavre de Ugarte remonte à la surface et qui s’est transformé en une preuve fondamentale, est identifié et a confessé son erreur criminelle.

Mais Guzmán a inculpé aussi, pour ce cas, en qualité d’auteurs de séquestration et homicide, Contreras et son cousin, le brigadier en retraite Carlos López Tapia, qui en 1976, était le chef de la Brigade d’Intelligence Métropolitaine de la DINA et en même temps, chef de la Villa Grimaldi. Ce fût le principal centre clandestin de réclusion et de torture dans le pays, et de là, furent sortis la majeure partie des corps qui allaient à la mer. Le juge fût appuyé le vendredi 21 novembre 2003 par la cinquième chambre de la Cour d’Appel de Santiago, qui a confirmé les inculpations. Bien qu’elle ait rejeté celle du pilote Emilio de la Mahotiere « qui était en France » quand Marta Ugarte a disparu.

TOBALABA-PELDEHUE

L’Opération « Puerto Montt » (Code avec lequel on notait la liste des prisonniers qui seraient exécutés et lancés à la mer dans les centres clandestins de la DINA), eût un protocole de conduite qui s’est répété. Avant chaque vol, les mécaniciens recevaient l’ordre d’enlever les sièges du Puma (de 18 à 20), et le réservoir d’essence de secours. L’autonomie de vol de cet hélicoptère sans le 2ème réservoir est de deux heures et demie. Chaque voyage était ordonné par le chef du CAE au chef de la compagnie aéroportée de ce commando d’hélicoptères. Tous les vols étaient enregistrés.

Les machines partaient à chaque fois de l’aérodrome de Tobalaba dans la commune de La Reina, où a fonctionné le Commando d’Aviation de l’Armée de Terre durant ces années. L’équipage était composé d’un pilote, d’un copilote, et d’un mécanicien. Le vol démarrait en direction de Peldehue, à Colina. Une fois là, en zone militaire, ils descendaient et étaient attendus, normalement, par deux ou trois « camionettes » Chevrolet C-10, presque toujours blanches, dont la partie arrière était couverte d’une bâche. Deux ou trois agents civils étaient en charge de ces véhicules. Les civils enlevaient les bâches qui cachaient les corps empilés et les déchargeaient pour les mettre à l’intérieur de l’hélicoptère. Ensuite, le Puma repartait avec les civils à bord. Normalement, il se dirigeait vers la côte de la Vème région, et à la hauteur de Quintero, la machine prenait la direction de la haute mer à la hauteur de San Antonio ou Santo Domingo.

Arrivé à une distance appropriée, le pilote donnait l’ordre de décharger les corps. Le lancement s’effectuait au travers de l’écoutille d’un mètre carré environ, située au milieu de l’hélicoptère, où se trouve le crochet de charge qui descend à l’intérieur, à la hauteur du rotor principal. Mais la décharge se faisait quelques fois depuis une écoutille de poupe, d’1,80 mètre de haut sur 1 mètre de large. Les agents civils effectuaient le lancement et étaient responsables, non seulement d’emmener les corps à Peldehue et les mettre à l’intérieur de l’hélicoptère, mais aussi de vérifier que les sacs atteignaient bien le fond de la mer.

L’identité des corps jetés à l’océan lors de cette opération n’est pas établie, puisque les témoins disent qu’ils ne les ont jamais connus, sauf celle de Marta Ugarte. Ceux qui les connaissent, comme l’ancien chef de la DINA Manuel Contreras, nient que cette opération ait existé.

« ILS BRILLAIENT »

Les rails « coupés récemment, puisqu’ils brillaient des deux côtés », comme les a vu le Commissaire aux enquêtes et agent de la DINA, Nibaldo Jiménez Santibañez, garantissaient, en principe, que la preuve du crime irait avec le morceau de métal au fond de l’océan. Jiménez dit dans une de ses déclarations lors de la procédure, que quand il a demandé un jour à quoi servaient ces rails coupés en morceaux, on lui a répondu : « C’est pour les paquets ». Quand il a demandé « Quels paquets ? », il soutient qu’on lui a répondu : « Ceux qui s’en vont en morceaux tous les jours d’ici, un grand lot à la mer, ils les enveloppent dans un sac bien attaché avec du fil de fer, jettent le corps avec le rail, et avec le poids du rail, ils vont au fond ». Ce n’était pas les anciens prisonniers qui parlaient des rails, et pas seulement le champion de pêche sous-marine Raúl Chique, qui une fois dans les années 80 a déclaré à la presse qu’il avait vu des ossements dans les fonds sous-marins, en face de Pisagua, collés à des morceaux de rails. Dès lors les morceaux de voies ferrées devenaient une réalité dite par un des agents et qui le racontait à un juge.

Le Colonel en retraite Olapier Benavente Burdos n’était pas non plus devenu fou, quand le 24 juin 1999, il a déclaré à une entrevue pour « ’La Nación » que « le pilote de Pinochet, son chou-chou, Antonio Palomo », lui a raconté un jour d’été, quelques années après 1973 à Pelluhue, où tous les deux ont une maison de campagne, qu’il avait dû faire des voyages en pilotant un Puma pour lancer des corps à la mer. « Ils partaient de Tobalaba », a déclaré le Colonel en retraite Benavente que lui avait dit Palomo. C’était la première fois qu’un officier de haut rang en retraite, révélait une partie du secret. Mais cette fois, tout en restât là, seulement des déclarations. Les antécédents découverts aujourd’hui n’existaient pas. Bien sûr, Palomo a démenti les déclarations de Benavente quand le juge Guzmán l’a interrogé.