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Chomsky a tout dit de la démocratie confisquée et de l’usage de la dette

par li

Publie le dimanche 13 novembre 2011 par li - Open-Publishing
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Texte publié en France en 2000.

Il est bien dans l’ordre des choses que le démantèlement du système économique d’après-guerre s’accompagne d’une attaque importante contre la démocratie, sous la bannière de TINA ( There Is No Alternative). Ce slogan, inutile de le dire, n’est qu’une supercherie.

L’ordre socio-économique particulier qu’on impose est le résultat de décisions humaines prises à l’intérieur d’institutions humaines. Les décisions peuvent être modifiées ; les institutions peuvent être changées.

Si nécessaire, elles peuvent être renversées et remplacées, comme des gens honnêtes et courageux l’ont fait tout au long de l’histoire. »

p.13 :
Aujourd’hui les peuples sont considérés comme des « étrangers au système, ignorants et importuns », dont le rôle est celui de « spectateurs » et non de « participants », hormis en de périodiques occasions où ils ont le droit de choisir parmi les représentants du pouvoir privé. Ce sont les élections. Au cours des élections l’opinion publique est considérée comme essentiellement négligeable si elle entre en conflit avec les exigences de la minorité des nantis qui possèdent le pays.
Un exemple frappant (il n’en manque pas) peut être trouvé dans l’ordre économique international, les accords commerciaux. La population, comme le prouvent très clairement les scrutins, est fortement opposée, dans l’ensemble, au cours que prennent les choses, mais cette opposition ne parvient pas à se traduire dans les faits. Les élections n’offrent pas d’issue car les centres de décisions – la minorité des nantis- se rejoignent pour instituer une forme particulière d’ordre socio-économique. Ce qui empêche le problème de trouver son expression. Les choses dont on discute ne touchent les électeurs que de loin : questions de personnes ou de réformes dont ils savent qu’elles ne seront pas appliquées. Voilà ce dont on discute, non ce qui intéresse les gens. Cas d’école, et qui vient renforcer notre hypothèse que le rôle de ce public d’étrangers au système, ignorants et importuns, est d’être de simples spectateurs. Quand le peuple, comme il lui arrive souvent, cherche à s’organiser et à investir la sphère politique, pour jouer un rôle et défendre ses propres intérêts, alors il y a problème. Ce n’est pas de la démocratie, c’est une « crise de démocratie », qui doit être surmontée.
Les 25 dernières années furent l’une de ces périodes qui reviennent régulièrement, où une campagne de vaste envergure a été menée pour mettre fin à ce qui était perçu comme une crise de la démocratie et ramener le peuple à son juste rôle de spectateur apathique, passif et obéissant. Voilà pour le domaine politique.

Tout ceci a son pendant dans le domaine socio économique. Ce lui-ci a été agité de conflits parallèles, étroitement liés aux premiers depuis longtemps. À l’aube de la révolution économique aux États-Unis, il y a 150 ans, il existait en Nouvelle-Angleterre une presse ouvrière indépendante très active dirigée par des jeunes femmes des fermes ou, en ville, par des artisans. Ils stigmatisaient la « dégradation et la soumission » induites par le système industriel naissant, qui obligeait les gens à se louer pour survivre. Il est aussi nécessaire que, peut être, difficile d’imaginer que le travail salarié n’était alors pas loin d’être considéré comme une véritable forme d’esclavage, non seulement par les travailleurs des fabriques, mais par une grande partie de l’opinion commune- voir Abraham Lincoln , le Parti Républicain ou même certains éditoriaux du New York Times (qu’ils préféreraient peut être oublier aujourd’hui). Les travailleurs s’opposaient au retour dans le système industriel de ce qu’ils appelaient des « principes monarchiques », et arguaient que ceux qui travaillent dans les manufactures devraient en être les propriétaires - l’essence même du républicanisme. Ils dénonçaient « le nouvel esprit de l’époque- la richesse au mépris de out sauf de son propre intérêt », une vision avilissante et dégradante de la vie humaine qu’on doit implanter dans le cerveau des gens au prix d’un immense effort, lequel ne s’est pas relâché depuis des siècles.

Au 20ème siècle , l’industrie des relations publiques a produit une abondante littérature qui fournit une très riche et instructive réserve de recommandations sur la façon d’instiller le « nouvel esprit de l’époque », en créant des besoins artificiels ou en (je cite) « enrégimentant l’opinion publique comme une armée enrégimente ses soldats », en suscitant une « philosophie de la futilité » et de l’inanité de l’existence, ou encore en concentrant l’attention humaine sur « les choses plus superficielles qui font l’essentiel de la consommation de la mode » (Edward Bernays). Si cela réussit, alors les gens accepteront les existences dépourvues de sens et asservies qui sont leur lot, et oublieront cette idée subversive : propre le contrôle de sa propre vie.

Il s’agit là d’un projet d’ingénierie sociale de grande envergure. Projet très ancien mais qui a pris une intensité et une ampleur démesurées au cours du siècle dernier. Ses procédés sont nombreux. Certains appartiennent au genre que je viens d’indiquer, et sont trop familier pour avoir besoin d’illustration. D’autres consistent à saper la sécurité et, là non plus, les moyens ne manquent pas. Pour saper la sécurité on peut, par exemple, faire appel à la menace de mutation professionnelle. Une des conséquences majeures et, selon toute rationalité, l’un des buts majeurs de ce que l’on appelle à tort les « accords commerciaux » (j’insiste sur « à tort » parce que ces accords ne relèvent pas du libre-échange – ils comportent toutes sortes d’éléments qui vont à l’encontre du marché- et il ne s’agit certainement pas d’accords, du moins si l’avis des gens à quelque importance dans la mesure où ceux-ci s’y opposent pour la plupart), une conséquence de ces arrangements, dis-je, est de renforcer la menace – qui n’a pas besoin d’être mise en exécution, même si elle l’est parfois, la menace suffit- de mutation professionnelle, bonne manière d’asseoir la discipline tout en sapant la sécurité.

Un autre mécanisme, pardonnez le jargon technique, consiste à renforcer ce qu’on appelle « la flexibilité du travail ». Permettez-moi de citer la Banque mondiale qui exposa les choses très clairement. « Il est essentiel d’accroître la flexibilité du marché du travail- même si ce terme a acquis la mauvaise réputation d’être une euphémisme, synonyme de diminution des salaires et de licenciement des travailleurs » (ce qui est exactement le cas) « dans toutes les régions du monde… Les réformes les plus importantes impliquent la levée des contraintes pesant sur la mobilité du travail et la flexibilité des salaires, aussi bien que la suppression dans les contrats de travail de toute référence aux services sociaux ». Ce qui signifie supprimer les avantages et les droits acquis en des générations de haute lutte.

Quand ils parlent de lever les contraintes sur la flexibilité des salaires, ils ont en vue la flexibilité vers le bas, non vers le haut. De même, la mobilité du travail ne signifie pas le droit pour les gens de déménager où ils l’entendent, comme le voulait la théorie du libre échange depuis Adam Smith, mais plutôt le droit de licencier des employés à volonté. Et dans la version actuelle de la mondialisation, celle des investisseurs, les capitaux et les compagnies doivent être libres de se déplacer, mais non les gens, car leurs droits sont secondaires, accessoires.

Les « réformes essentielles », ainsi que les appelle la Banque mondiale, sont imposées dans une grande partie du monde comme conditions à la ratification de la politique des pays en question par la Banque mondiale et le FMI. Elles sont introduites dans les pays industrialisés par d’autres moyens. Alan Greenspan a déclaré devant le Congrès qu’une « plus grande insécurité du travailleur » était un facteur important dans ce qu’on appelle « l’économie de conte de fées ». Elle maintient l’inflation à un bas niveau, les travailleurs n’osant pas réclamer d’augmentation et d’avantages sociaux. Ils sont en situation d’insécurité. Et cela se lit assez clairement dans les statistiques. Au cours des 25 dernières années, cette période de baisse forcée des prix, de crise de la démocratie, les salaires ont stagné ou diminué pour la majorité de la main-d’œuvre, pour les travailleurs de base, et les heures de travail ont très sévèrement augmenté – elles sont devenues dans notre pays les plus élevées du monde industriel- ce qui n’a pas échappé, bien sûr, à la presse d’affaires, qui décrit ce processus comme « un développement opportun d’une importance transcendante », se félicitant de voir les travailleurs obligés d’abandonner leurs « modes de vie luxueux », tandis que les profits des entreprises sont « éblouissants » et « prodigieux » (Wall Street Journal, Business Week et Fortune).

Sur la dette :

p.21 :
Dans les dépendances, on peut faire usage de mesures moins délicates. L’une d’entre elles consiste en la fameuse « crise de la dette », attribuable dans une large mesure aux programmes politiques de la Banque mondiale et du FMI dans les années 70, et au fait que les riches du tiers-monde sont, pour la plupart, dépourvues d’obligations sociales. C’est dramatiquement vrai en Amérique Latine, dont c’est l’un des problèmes majeurs. Il y a bien une « crise de la dette », mais il est nécessaire d’y regarder de plus près pour déterminer sa nature. Ce n’est en aucune façon un simple fait économique. C’est, en grande partie, une construction idéologique. Ce qu’on appelle la « dette » pourrait être surmonté, et largement surmonté, de nombre de façons très élémentaires.Un de celles-ci consisterait à recourir au principe capitaliste selon laquelle c’est aux emprunteurs de payer et aux prêteurs de prendre le risque. Ainsi, par exemple, si vous me prêtez de l’argent, que je l’expédie à une banque de Zurich et achète une Mercedes, et que vous venez me réclamer la somme, je ne suis pas censé pouvoir dire ‘désolé, je ne l’ai pas. Adressez-vous à mon voisin. » Et si vous voulez me prêtez de l’argent, vous n’êtes as censé pouvoir dire « c’est mon voisin qui paiera les conséquences ».

C’est pourtant de cette façon que fonctionnent les choses dans l’arène internationale. Voilà l’essence même de la « crise de la dette ». ce ne sont pas les gens qui ont emprunté – les dictateurs militaires, leurs acolytes, les riches et les privilégiés de sociétés fortement autoritaires que nous avons soutenues- qui sont censés rembourser la dette, eux n’ont pas à payer. Ainsi, prenons l’Indonésie, où la dette actuelle atteint à peu près 140% du produit intérieur brut. L’argent fut accaparé par la dictature militaire et ses complices et bénéficia probablement à peu près 2 ou 300 personnes à l’extérieur, mais c’est à la population de payer à travers de sévères mesures d’austérité. Et les prêteurs sont pour la plupart protégés de toute mésaventure. Ils jouissent de ce qui s’apparente à une assurance tous risques grâce à différents mécanismes de socialisation des coûts, qui retombent sur les contribuables occidentaux. C’est à ça que sert, entre autres, le FMI.

De même, la vaste dette latino-américaine ne diffère pas tant que ça du montant de la fuite des capitaux hors d’Amérique Latine, ce qui suggère une manière simple de traiter la dette (ou une grande partie de la dette) si d’aventure on devait respecter le principe capitaliste lequel est, bien sûr, inacceptable. Il fait reposer le fardeau sur ceux qu’il ne faut pas, la minorité des nantis.

Il existe encore d’autres façons d’éliminer la dette, bien connues, et qui révèlent à quel point celle-ci est une construction idéologique. Une de celles-ci, différente du principe capitaliste, est ce principe juridique international qui fut introduit par les États-Unis quand ils « libérèrent » Cuba, comme on dit dans les manuels d’histoire, c’est-à-dire quand ils conquérirent Cuba pour l’empêcher de se libérer tout seul de la tutelle de l’Espagne en 1898. Après quoi les États-Unis annulèrent la dette de Cuba envers l’Espagne, au motif parfaitement sensé que celle-ci avait été imposée sans le consentement de la population, de façon coercitive. Ce principe pénétra alors la loi internationale, en grande partie à l’initiative des Américains. On l’appelle principe de la dette inique. Une dette inique n’est pas valide ; elle n’a pas à être payée. Il a été admis, entre autres par le directeur exécutif américain du FMI, que si ce principe s’appliquait aux victimes, et non aux seuls riches, la dette du tiers-monde serait en grande partie dissoute, parce qu’elle n’est pas valide. C’est une dette inique.

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