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Comité pour la sauvegarde de la liberté intellectuelle des chercheurs

Publie le mercredi 1er juillet 2009 par Open-Publishing

Comité pour la sauvegarde de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs de la fonction publique

Chers membres du comité de lancement, chers premiers signataires, signataires et non-signataires,

Je me trouve actuellement en mission au Japon, et ce depuis jeudi dernier, mais je suis très attentivement les développements de l’affaire Illand/Geisser.

A la veille de la réunion de la Commission administrative paritaire (CAP) du CNRS désignée pour "juger" Vincent Geisser, les responsables des principales associations nord-américaine et européennes d’orientalistes avaient, à leur tour, écrit une lettre ouverte à Madame Catherine Bréchignac, Présidente du CNRS, pour lui demander de suspendre toute procédure disciplinaire contre notre collègue. En vain.

Hier lundi 29 juin, donc, cette CAP s’est réunie... pendant 14 heures (dont deux heures de délibération). Kafkaïen, n’est-ce pas ? Plus encore, semble-t-il, qu’on pouvait l’imaginer. En effet, les résultats de cette réunion restent flous. Les voix s’étant partagées entre 5 élus (contre toute sanction) et 5 nommés (pour un avertissement), aucune proposition de sanction ne devrait pouvoir être transmise par la CAP au Directeur général du CNRS. En dernière instance, en tout état de cause, c’est ce dernier qui tranchera, et il n’est pas exclu que son verdict soit plus lourd.

Curieusement, alors que la convocation adressée à V. Geisser évoquait le non-respect de l’obligation de réserve, il n’en a pas été question pendant la CAP. En revanche, on a appris pendant la réunion que le Fonctionnaire de défense du CNRS avait bel et bien constitué des dossiers sur certains chercheurs "pour les protéger". Selon les témoignages de personnes présentes à la réunion de la CAP, le Fonctionnaire de défense du CNRS aurait indiqué que c’est par la DST de Toulouse qu’il avait eu vent du mail égaré de V. Geisser, pour lequel il avait déposé plainte au pénal. De telles méthodes n’augurent rien de bon.

Ces dossiers, qui nous dit qu’on n’en constituera pas demain sur chacun de nous ? Qui nous garantit que nous ne passerons pas en conseil de discipline pour un mail égaré, qui ne conviendrait pas à un des fonctionnaires de notre administration ?

Les discussions que nous avons eues entre collègues ces derniers jours ont fait émerger le projet de créer une cellule de veille, association qui serait le prolongement de notre Collectif. Nous resterions ainsi collectivement et individuellement vigilants de sorte à prévenir tout nouvel abus. Nous continuerions de débattre publiquement de notre rôle dans la société, nous opposant à ce qu’on tente de nous faire taire par des moyens en contradiction flagrante avec les principes de notre profession et refusant d’être jugés par d’autres que par nos pairs (à l’exclusion de fonctionnaires ou de publicistes influencés par l’air du temps).

Si l’affaire Illand/Geisser n’est pas encore finie, notre action collective a été utile. Signataires, bénévoles oeuvrant avec les moyens du bord, collègues et amis dévoués et actifs, associations professionnelles, tous nous avons rappelé avec force que la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs est un droit inaliénable. En France, un chercheur est aussi parfois un intellectuel public. Les deux rôles ne sont pas contradictoires.

Peut-être grâce à nous tous, V. Geisser, dont nul n’est certes tenu de partager toutes les opinions, a-t-il échappé, dans un premier temps, à une sanction trop lourde. Reste que le seul fait qu’il ait eu à se justifier face à un Fonctionnaire de défense demeure une atteinte intolérable à l’honneur de notre métier.

Il est en outre regrettable que nous ayons eu à nous battre sur un front inattendu, celui qu’ont ouvert des personnalités comme Caroline Fourest et Elisabeth Roudinesco. On aurait aimé ne pas voir le travail de V. Geisser sommairement jugé par elles. Certitudes et obsessions idéologiques sur l’islam n’ont rien à voir avec la recherche et elles n’aident certainement pas à en comprendre les résultats.

Vous trouverez ci-après ma réponse à la tribune publiée par Madame Roudinesco le 25 juin dans Libération, tribune mettant scandaleusement en cause la sincérité de notre action et la légitimité de ses objectifs. Vous trouverez également ci-après le texte de la lettre ouverte envoyée à l’intéressée par un autre membre du Comité de lancement, Jéröme Valluy.

L’idée de pérenniser et de développer notre action en transformant notre collectif informel en association et en cellule de veille me semble devoir être creusée. Réflechissons-y.

Pour finir, je tiens personnellement à remercier tous ceux qui se sont associés à notre appel et qui nous ont fait découvrir qu’il y a encore en France des universitaires, des chercheurs, des intellectuels et des citoyens qui ont du courage et savent s’engager pour défendre des causes justes.

Cordialement,

Esther Benbassa

AFFAIRE GEISSER : Réponse à Elisabeth Roudinesco, par Esther Benbassa (Libération, 29 juin)
Dans une tribune parue dans ces colonnes le 25 juin, sous le titre « Geisser : une pétition à l’aveuglette », Elisabeth Roudinesco explique longuement pourquoi elle ne s’est pas associée à l’appel lancé, à mon initiative, par « un comité de chercheurs parmi les plus brillants de ce pays ». Cette pétition (http://petition.liberteintellectuelle.net) a rassemblé à ce jour près de 5 000 signatures. Elle bénéficie du soutien d’un grand nombre d’associations professionnelles (en sociologie, anthropologie, ethnologie et sciences sociales et politiques). Le 24 juin, 46 universitaires nord-américains parmi les plus prestigieux ainsi que les California Scholars for Academic Freedom (plus de 125 personnes) ont adressé une lettre ouverte à la présidente du CNRS et relayé à leur tour notre appel au respect du principe indivisible et inaliénable de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs. Tous, sur les deux rives de l’Atlantique, au nom de ce principe, nous exigeons la levée de la procédure disciplinaire engagée contre Vincent Geisser, pour empêcher qu’elle fasse jurisprudence. Les intellectuels américains, qui ont connu le maccarthysme et le bushisme savent de quoi ils parlent et ne cultivent pas le narcissisme germanopratin.

Mme Roudinesco nous a effectivement bombardés de mails, auxquels nous avons répondu, sans jamais réussir à lui ouvrir les yeux sur les principes – simples – de notre action ni à la délivrer de son obsession anti-Geisser. Nombre de membres du comité de lancement, de signataires et moi-même ne partageons pas, loin de là, toutes les prises de position de notre collègue. Nous considérons seulement qu’exiger de lui le respect d’un devoir de réserve, qu’accepter qu’un fonctionnaire de la défense, logé au Centre national de la recherche scientifique, juge sa recherche sur l’islam sans en avoir la moindre compétence constitue un précédent gravissime et une menace pour la démocratie elle-même. D’autres que V. Geisser ont été la cible du même harcèlement, jusqu’à un chercheur en sciences dures dont le blog, hébergé par un serveur CNRS, a été censuré parce qu’il évoquait cette affaire.

Cette ingérence intolérable risque de devenir la règle dans des universités dont les présidents, désormais autonomes, à savoir tout puissants, et pour certains parfois enclins à une gestion autocratique, pourront se sentir autorisés à imposer toutes les censures. Un bon chercheur ne sera-t-il désormais plus qu’un chercheur docile, ressassant une science inoffensive, et se pliant aux diktats des sots et des puissants ?

Vincent Geisser n’est pas un islamiste. Mme Roudinesco, dont le domaine de compétence est assez éloigné du sien, ne l’a jamais lu sérieusement. La rumeur faisant office de jugement scientifique, voilà où nous en sommes en effet. Le laboratoire de V. Geisser, la commission 33 du CNRS, instance d’évaluation légitime, ont dûment protesté contre cette dérive. Mme Roudinesco qui, si elle se prévaut d’un titre universitaire, n’appartient pas, à ma connaissance, au corps des chercheurs ni à celui des enseignants-chercheurs de la fonction publique, ne pourrait d’ailleurs pas siéger dans de telles instances. Intellectuelle jamais évaluée par sa tutelle, elle jouit d’une indépendance sans risque, à la différence de V. Geisser. Comme Mme Fourest dans Le Monde, Mme Roudinesco dans Libération juge et condamne dans l’ignorance. Elle pense et agit en fait exactement comme l’ingénieur général Joseph Illand, le fonctionnaire de défense du CNRS. En accusant V. Geisser d’être un relais de l’islamisme radical (du terrorisme en fait), elle lui fait courir un danger majeur : la perte éventuelle de son emploi ou sa rétrogradation. Les savants « communistes » de l’Amérique maccarthyste ont déjà vécu cela.

La tribune de Mme Roudinesco est une insulte aux 5000 signataires de notre appel, qui ne sont ni des naïfs ni des ignares. Elle est un nouveau coup porté à la liberté intellectuelle dans ce pays. Oui, Madame Roudinesco, vous faites le jeu de ceux qui nous gouvernent et qui ne se lassent pas de mépriser les intellectuels. Bravo. Tant d’articles dans la presse, tant de renvois au travail de Geisser, un site web régulièrement alimenté pour informer le public en toute transparence, et vous parlez encore de « pétition à l’aveuglette » ?

Fethi Benslama et Abdelwahab Meddeb, « représentants de l’islam des Lumières », du témoignage desquels vous vous prévalez, ont eux signé notre appel, et je leur rends solennellement hommage sur ce point, parce qu’ils ont eu la sagesse et le courage de signer en faveur d’un homme qu’ils considèrent comme un adversaire. Eux savent, comme nous, le prix de la démocratie et de la liberté de penser – y compris de penser contre eux. J’ajoute que nous n’avons enregistré à ce jour, malgré votre action contre cette pétition, que 5 retraits de signatures. De quoi nous parlez-vous donc ? Qui manipule qui ici ?

Madame, je veux bien que vous soyez « voltairienne ». Soyez seulement un peu plus modeste. Car l’aveugle, pour l’instant, c’est vous. Si l’on brûle des livres demain, « voltairienne », le serez-vous encore ?

AFFAIRE ILLAND & CNRS : "Lettre ouverte à Elisabeth Roudinesco", par Jérôme Valluy
Madame Roudinesco,

Contre le Collectif pour la sauvegarde de la liberté intellectuelle des chercheurs et enseignants-chercheurs de la fonction publique et contre Vincent Geisser victime des abus politiques de la Direction du CNRS et de son Fonctionnaire de la sécurité et de la défense (Mr Illand), vous venez de publier une tribune (Libération, 25 juin 2009) qui comporte beaucoup d’accusations : Vincent Geisser y apparaît comme un monstre défenseur d’un islamisme intégriste ; les milliers de signataires de la pétition comme des aveugles ; et les membres du Collectif soit comme de généreux inconscients soit comme des manipulateurs camouflant des informations essentielles.

Si la démarche qui m’amène à vous écrire cette lettre n’engage que moi, je crois pouvoir dire que la démarche collective qui s’exprime clairement dans la pétition lancée par Esther Benbassa n’a qu’un objectif : assurer une défense de la liberté de pensée des chercheurs dans un contexte historique où l’on voit se construire par étapes successives des dispositifs étatiques de subordination politique de la pensée. Ceux qui travaillent sur le droit d’asile, les exilés, les questions migratoires, les formes de xénophobies, le retour des nationalismes ont une conscience plus aiguë que les autres de ces évolutions, et depuis de nombreuses années. Le mouvement universitaire contre la LRU a élargi cette conscience en révélant aux yeux de tous, de nouveaux dispositifs juridiques et statutaires d’emprise gouvernementale sur les productions des intellectuels fonctionnaires. Par ailleurs, les cas de mise en cause judiciaire et administrative de travaux de recherche se multiplient ces dernières années et plus encore ces derniers mois. Il y a donc, dans cette action collective, des enjeux qui dépassent de très loin la personne, les recherches ou les positions personnelles de Vincent Geisser.

Je suis de ceux qui n’acceptent pas (intellectuellement) les comparaisons hâtives entre les situations aujourd’hui observables en Europe, pour les musulmans ou pour les sans-papiers, et la période qui va de 1939 à 1945 en raison même du caractère exceptionnel de la Shoah et de la situation géopolitique d’alors. Cependant, il ne me viendrait pas à l’idée d’interdire le principe même d’une telle comparaison dans l’espace public comme tente de le faire actuellement le pouvoir politique ; et, dans un débat organisé à ce sujet à la Sorbonne, en avril 2007, j’invitais logiquement Emmanuel Terray à s’exprimer, quand bien même je ne partage pas ces vues sur « 1942-2006 : réflexions sur un parallèle contesté ». Or il s’agissait là de propos publics, alors que ceux de Geisser, dans le email incriminés, sont strictement privés.

Surtout, l’essentiel est ailleurs : le témoignage historique du harcèlement que subit Vincent Geisser depuis cinq ans est très précis, très concret ; il décrit des réunions, des rencontres, des échanges avec de multiples acteurs qui tous peuvent témoigner de la véracité de ce récit. Or les attaques à son encontre, tant de Illand que de la Direction du CNRS, portent sur la seule référence à quelques phrases privées mais absolument pas sur son témoignage public relatif aux faits et gestes d’Illand qui semble donc dans l’impossibilité de les contester. De cela vous ne dites rien. Pire, vous le justifiez : « la pétition présente le chercheur comme la victime d’un harcèlement sans faire référence au contenu de ses interventions. » Comme si les contenus des travaux de recherche de Geisser pouvait justifier l’injustifiable : une évolution digne du Maccarthysme dans l’Amérique des années cinquante. Nous découvrons un « Fonctionnaire de la sécurité et de la défense » qui bien loin de se contenter de protéger les chercheurs du CNRS contre d’éventuelles menaces extérieures (espionnage scientifique, pillage de brevets, menaces Internet…) se met à les policer politiquement ! Au nom de ce qu’il nomme les "intérêts fondamentaux pour la Nation" il entreprend d’interpeller les uns et les autres sur leurs travaux, à défendre ici le christianisme contre l’islam, là à juger des comportements ou des tenues vestimentaires, ici à classer les laboratoires en « zones sensibles », récemment de faire fermer un blog hébergé sur un serveur du CNRS. Il définit, de toute évidence, son rôle de la sécurité et de la défense en fonction de la construction, certes courante dans certains milieux, mais tout aussi fantasmatique que par le passé, d’un ennemi intérieur, que serait l’islam et ses défenseurs. Il transforme ainsi sa fonction technique et matérielle en une fonction de commissaire politique, ce qui, Madame Roudinesco, devrait vous faire hurler d’indignation… Au lieu de cela vous tentez de faire de la victime, un monstre comme pour mieux justifier l’injustifiable.

Cette émergence d’une fonction de contrôle politique des recherches au CNRS et le fait que sa direction, bien loin de mettre un terme immédiatement à cela, prenne le parti du commissaire politique plutôt que de sa victime, en ajoutant de surcroît un motif de convocation disciplinaire référé au « devoir de réserve » strictement incompatible avec le métier de chercheur en sciences humaines et sociales - comme le souligne la Section 33 du CNRS dont relève ce chercheur - , sont totalement inacceptables et nécessitent de se mobiliser sur chaque cas particulier. Et l’on ne peut pas refaire la même erreur, qui se reproduit dans l’histoire à chaque transition autoritaire, et qui consiste, quand les dispositifs de subordination / répression / persécution commencent à se mettre en place, toujours très progressivement, pas à pas, toujours sur des cas atypiques, loin du barycentre des pouvoirs dominants, toujours sur des cas dont on peut discuter indéfiniment... à conditionner l’impulsion des actions de résistance à la perfection du cas particulier à défendre

Ces arguments vous en aviez connaissance par nos échanges emails bien avant la publication de votre tribune et pourtant vous avez préféré cette sortie à grand spectacle. Le dérapage solitaire d’une célébrité médiatique n’est pas un fait inédit ces dernières années – on se souvient de celui d’Alain Finkielkraut - et aurait peu d’intérêt en soi si il ne venait servir le réquisitoire à quatre jours seulement de l’ouverture du procès politique d’un chercheur du CNRS (29 juin 2009). Alors il faut, ligne à ligne, corriger votre copie.

Votre tribune commence par une signature qui pourrait induire en erreur le lecteur peu informé des statuts de l’enseignement supérieur et de la recherche : « historienne, directrice de recherches à l’université de Paris-VII (GHSS) ». L’opinion exprimée pourrait sembler être celle d’une personne dépendant professionnellement, comme les universitaires ou les chercheurs du CNRS, des enjeux de l’affaire Illand. Or il n’en est rien : vous n’êtes ni chercheur au CNRS ni enseignant-chercheur de l’Université Paris-Diderot (Paris VII) qui ne vous répertorie même pas dans son annuaire public.

Au premier paragraphe, vous indiquez que l’indépendance reconnue par le Conseil constitutionnel aux Professeurs des Universités (CC 83-165) « a été ensuite étendue à bon nombre de chercheurs » : quoique habilement formulé, cela est faux en ce qui concerne les chercheurs du CNRS. L’extension ne protège que les Maîtres de Conférences des Universités (CC, 94-355). Mais votre formulation ambiguë vous permet d’évacuer ainsi l’enjeu central de ce débat, pourtant bien mis en évidence par un journal aussi sérieux que La Recherche : celui des risques actuels de subordination politique de la pensée dont nous avons été nombreux à parler depuis des mois, durant le mouvement universitaire.

Au troisième paragraphe vous utilisez les noms de Fethi Benslama et Abdelwahab Meddeb au service de vos desseins, en omettant d’indiquer à vos lecteurs le plus important : ils ont l’un et l’autre signé la pétition lancée par Esther Benbassa ! Vous évoquez ensuite des échanges par courriers électroniques en omettant d’indiquer à vos lecteurs… que ces échanges ont abouti à des positions qui n’ont absolument rien à voir avec les vôtres et dans lesquels Fethi Benslama, quand bien même n’apprécie-t-il pas Vincent Geisser et ses idées, a fait une nouvelle fois preuve de sa très grande intelligence humaniste, celle dont vous n’êtes pas capable, non seulement en signant la pétition mais aussi reconnaissant le bien fondé de nos arguments en ce qui concerne la hiérarchie des priorités et la défense du travail intellectuel.

Par des phrases allusives vous laissez entendre ensuite qu’un vaste ensemble de personnes ou de collectifs vous suivraient dans votre croisade, mais vous ne citez aucun nom, ni individuel ni collectif, qui viendrait étayer vos allégations. Vous parlez d’une « avalanche de emails », mais beaucoup contenaient des reproches qui vous étaient adressés ; j’en sais quelque chose. En revanche sur près de 5000 signataires (4850 à ce jour - 16h12) de la pétition que vous mettez en cause, nous n’avons enregistré à ce jour aucun mouvement massif de retraits de signatures et ceux qui se sont manifestés individuellement en ce sens, après la parution de votre tribune, se comptent sur les doigts des mains (moins de dix à ce jour 16h) tandit que le nombre de signataires augmente (+ de 50 aujourd’hui).

Au quatrième paragraphe, vous associez au sujet du débat actuel des sujets de débats anciens comme mélangeant deux types de débats forts différents chronologiquement et sociologiquement. Les propos de V. Geisser que vous citez, contre SOS Racisme ou NPNS, renvoient à des transformations politiques de ces organisations similaires, par exemple, à celles que décrit Laurent Joffrin lorsqu’il publie son Histoire de la gauche caviar (Robert Laffont, 2006). Faudrait-il faire convoquer aussi ce journaliste en commission disciplinaire ou l’arrêter au petit matin en le traitant de racaille ? Et quel rapport peut-il y avoir entre ces débats anciens et la conjoncture actuelle, si ce n’est que, faute d’avoir pu attaquer Geisser à l’époque, vous utilisez cette conjoncture pour lui appuyer sur la tête.

En faisant fi du caractère privé des propos tenus par Geisser à l’égard de Illand, vous les republiez comme le CNRS l’a fait, illégitimement, alors que l’auteur a rappelé leur caractère privé et le fait que leur parution sur l’Internet s’est faite à son insu. Et vous les traitez ensuite comme si ils étaient publics. N’avez-vous jamais dit de bêtises en privé qui si elles étaient publiées à votre insu pourraient être utilisées contre vous Madame Roudinesco ? Tout en omettant de signaler à vos lecteurs le caractère privé de ces propos vous évoquez juste après – c’est habile ! – une plainte en diffamation. Or, en raison de vos propres démêlés judicaires des dernières années, vous connaissez parfaitement le régime juridique de la diffamation fondé sur les articles 29 et s. de la loi de 1881 modifiée et vous savez très bien qu’il ne s’applique pas aux propos privés… autrement dit que la plainte en diffamation aboutira à un non lieu. Même l’article R621-2 du code pénal sur les injures privées ne pourrait pas être invoqué dans ce cas, parce que le email incriminé n’était pas adressé à Illand d’une part et en raison d’actes antérieurs d’Illand pouvant être analysés comme des provocations d’autre part.

Mais de ce qu’à fait Illand vous ne parlez jamais . Vous ne dites rien en particulier du témoignage public d’Olivier Roy indiquant : « En 2007-2008, j’ai reçu un mail signé du haut fonctionnaire de défense me reprochant de mieux traiter l’islam que le christianisme. » Ce témoigne ajouté aux autres déjà acquis, notamment de l’IREMAM, nous montre qu’il ne s’agit pas d’une affaire Geisser mais bien d’une affaire Illand & CNRS, quand bien même la Direction du CNRS tente de masquer l’ampleur de l’affaire Illand en en créant une autre, celle du procès Geisser.

Vous associez ensuite dans une même phrase l’oppression islamiste en Iran avec les travaux de Vincent Geisser alors que ceux-ci portent sur l’islamophobie en France. Ce rapprochement est honteux : défendre les musulmans ou les personnes stigmatisées comme telles, victimes de la xénophobie et de son institutionnalisation en France, n’implique nullement de soutenir les islamistes réactionnaires, dictateurs ou terroristes, dans quel que pays que ce soit. J’ai, pour ma part, œuvré à l’analyse de la xénophobie de gouvernement qui stigmatise aujourd’hui les exilés en France notamment ceux originaires du monde musulman et/ou du monde africain... tout en œuvrant également à la reconnaissance et à la protection des femmes victimes de persécutions genrées dans le monde y compris par l’islamisme intégriste. Et votre phrase selon laquelle le Comité « se contente » de « faire de Geisser le martyr d’une entrave à la liberté d’expression, au moment même où, en Iran, les opposants à l’obscurantisme fanatique risquent leur vie » est purement et simplement insultante. C’est une véritable provocation !

Tout au long de l’article vous insinuez que les signataires de la pétition auraient signé aveuglément – près de 5000 aveugles quand même ! – alors que la plupart des écrits de Vincent Geisser sont en accès libre sur Internet. Faudra-t-il demander à tous les signataires de produire un témoignage de consentement éclairé comme vient de le faire Meryem Marzouki sous le titre « Insupportable tribune d’E. Roudinesco » ? A cela s’ajoute qu’un grand nombre des signataires sont des chercheurs en sciences humaines et sociales travaillant depuis des années voire des décennies sur l’islam en France, sur les rapports culturels à l’altérité, sur le retour des nationalismes identitaires en Europe, sur l’institutionnalisation de la xénophobie… Mais pour qui vous prenez-vous chère Madame ? Croyez-vous que vos écrits sur la psychanalyse vous doteraient d’une compétence à ce point universelle que vous puissiez tenter de faire passer pour des aveugles autant de chercheurs spécialistes d’un domaine dont vous ignorez tout ?

Et sans avoir réalisé la moindre recherche scientifique sur ce domaine, vous osez de surcroît, à deux reprises – « liberté d’expression sauf quand ils cessent d’être des chercheurs pour devenir des insulteurs » et, plus loin, « ses interventions qui ne relèvent pas d’un travail de recherche » – juger de ce qui est scientifique et de ce qui ne l’est pas dans ce domaine ! Mieux encore : dans votre exorbitante prétention à pouvoir produire un tel jugement, vous reprenez à votre compte l’opposition simpliste entre la vrai science et la non science ainsi que le procédé d’évaluation contre lequel vous vous êtes vous-même battue lorsqu’il menaçait votre propre domaine de spécialité, la psychanalyse.

A chaque paragraphe, Madame Roudinesco, vous usez de procédés indignes d’une intellectuelle : l’ambiguïté, l’occultation, l’amalgame, l’insinuation, l’allégation invérifiable, l’évocation sans citation… Est-ce que vos opinions sont à ce point dénuées de fondement que vous en soyez réduite à de tels expédients pour les défendre ?

Et pourquoi faire cela quatre jours avant la date d’ouverture du procès politique de V.Geisser alors que nous en débattons depuis des semaines ; vous sentiez vous si faible à le combattre intellectuellement sur d’autres sujets qu’il faille vous abaisser, aujourd’hui, à cela ?

En utilisant avec opportunisme une dynamique globale de judiciarisation des débats intellectuels et de répression politique de la pensée pour régler des comptes anciens avec un contradicteur, et en utilisant de surcroît des procédés intellectuellement peu reluisants, vous ne vous mettez pas au service des idées de Voltaire ou d’un humanisme justifiant pleinement la critique d’un islamisme réactionnaire comme de toute forme de réaction ou de persécution... mais au service d’un système de valeurs que je n’ose pas qualifier et aussi, des pouvoirs en place, politiques et technocratiques.

Jérôme Valluy – 28 juin 2009