Accueil > Comment la gauche sert la soupe à Sarkozy
de Domenach Nicolas,
Marianne du 08 décembre 2007
Nulle, invertébrée, cacophonique, la gauche ne joue plus aucun rôle. Le président, lui, règne sans partage. Il en résulte un dévoiement de la vie démocratique, dont elle est sinon coupable, du moins complice.
Est-ce ainsi que la démocratie dépérit, se dévitalise et, finalement, se meurt ? La gauche est nulle. Voilà, c’est dit. Pas seulement inaudible. Nulle. Caricaturalement nulle. Incapable de s’opposer et de convaincre l’opinion des manques, des contradictions, ou même des dangers, du pouvoir sarkozyste. Inapte à analyser tant la nature étouffante du néocésarisme médiatique de Sa Majesté Sarkozy que l’extrême dangerosité d’un néocapitalisme financier devenu mortifère.
Infichue de faire entendre la moindre idée alternative, sinon, peut-être, sur le pouvoir d’achat. Infoutue, même, de démontrer l’injustice sociale de réformes, pourtant vendues au nom de l’équité. Gauche désordonnée, cacophonique, sans colonne vertébrale idéologique ni porte-voix crédible. Gauche désespérante (lire l’article de Daniel Bernard, p. 18) tant elle fait le jeu de l’hyperprésident. Même dans ses rêves les plus fous, Nicolas Sarkozy n’en espérait pas tant. Avec une telle opposition, il n’a même plus besoin de majorité ! On ne change pas une équipe qui perd.
Les mêmes têtes, les mêmes haines recuites, les mêmes ambitions personnelles, les mêmes guerres de pouvoir, à peine relookées par quelques jeunes pousses, talentueuses pour certaines, mais trop tendres encore pour parvenir à s’imposer. Et voilà même que François Hollande, ce général de l’armée morte socialiste, crêpe le chignon de son ex-compagne, coupable d’avoir commis un livre dans lequel Ségolène Royal critique, avec mesure, le rôle du premier secrétaire et de quelques éléphants pendant la campagne présidentielle. Le même François Hollande avait ardemment déstabilisé cette campagne en proposant de taxer les « riches », ceux qui, dans son esprit, gagnaient 4 000 Euros par mois. Le même François Hollande n’a pas dit un mot lorsque, début septembre, déferlait en librairies un flot de livres assassins sur le compte de la candidate socialiste.
Entre la rue et le roi, quasi rien En vérité, battue pour la troisième fois à l’élection présidentielle, cette gauche-là ne s’est même pas fendue d’un semblant d’autocritique. Tout juste s’est-elle contentée, comme à son habitude, de battre sa coulpe sur la poitrine du voisin. C’est pas nous, c’est elle ! C’est pas moi, c’est eux ! Refrain mille fois ressassé. Mais il fallait s’y attendre : cinq ans après son fiasco de 2002, Lionel Jospin, lui, n’a toujours pas esquissé la sienne, d’autocritique. Et s’il n’y avait que ça... Quelques têtes d’affiche du PS se sont laissé saborder, suborner, ensorceler, par le piège grossier de l’ouverture. Débauchés, Jean-Marie Bockel, Bernard Kouchner, Fadela Amara, Martin Hirsch, Jean-Pierre Jouyet, Eric Besson. Embarqués en mission ou en commission, Jack Lang, Michel Rocard, Jacques Attali, Hubert Védrine. Expédié au FMI, Dominique Strauss-Kahn. Il y en a même, Julien Dray récemment, le député de l’Essonne, pour trouver des circonstances atténuantes au président ou pour tomber d’accord - à juste titre parfois - sur tel ou tel de ses projets. Lequel chef de l’Etat s’amuse à prendre le PS à revers en faisant siennes des réformes (le service public de la caution, l’indexation des loyers sur l’indice des prix) que défendait Ségolène Royal dans son programme présidentiel.
Trop fort... Pas de référendum pour le minitraité européen ? Parfaitement d’accord avec vous, monsieur le Président, pas de référendum... C’est ça, l’opposition, la différence, la gauche, la construction d’un nouveau rapport au peuple ? La faute à qui ? A Sarkozy ? Ce serait trop facile. N’ayant sacrifié à aucun travail de réflexion, les pachydermes de la Rue de Solferino n’ont rien su opposer de cohérent, depuis six mois, au sarkozysme en action, à son refus de l’assistance, à son rejet de la solidarité, à son apologie de la réussite individuelle, à son culte de l’argent roi, à son narcissisme pathologique, à sa célébration de l’ordre pour l’ordre. Les socialistes n’ont pas été capables de ruer dans les brancards à propos du mercantilisme diplomatique de la cour sarkozyenne en Chine, trahissant de la sorte toutes les promesses de campagne. Il a fallu que le président français félicite Vladimir Poutine après la victoire de son parti aux élections législatives pour que l’opposition de gauche, unie enfin, se gausse des contradictions affichées entre principes et réalisme du président tout-puissant.
En réalité, sous le règne de Nicolas Sarkozy, que reste-t-il du socialisme et de ses valeurs de solidarité, d’entraide, d’humanisme ? Pour mener à bien sa réforme des régimes spéciaux, le chef de l’Etat aurait pu, aurait dû - au nom de l’équité dont il se prévaut - imposer les stock-options, taxer les superprofits des pétroliers, interdire les retraites chapeau des grands patrons - ce régime très spécial qui n’est, en réalité, qu’un abus de biens sociaux déguisé. Or, le PS n’a pas été fichu, sur ces questions fondamentales, d’articuler le moindre argumentaire convaincant. Même vacuité confondante sur les franchises médicales, cette injustice flagrante qui consiste à faire payer les plus malades. La monétisation des RTT et la réforme du code du travail n’ont même pas sorti Martine Aubry, « la dame des 35 heures », de sa discrétion lilloise. Dès son élection, Nicolas Sarkozy, soucieux d’amender son image, avait promis de « prendre des initiatives assez fortes pour faire de la démocratie française une démocratie exemplaire ». Il promettait alors de créer un statut de l’opposition. D prônait un encadrement du pouvoir de nomination du chef de l’Etat - pour que les désignations soient « absolument incontestables ».
Il a même confié à un opposant, le député socialiste de l’Isère Didier Migaud, la présidence de la commission des Finances à l’Assemblée nationale. La définition d’une démocratie revivifiée. Poudre aux yeux. Depuis le 6 mai, non content de jouer tous les rôles à la fois, de décider de tout et de trancher en toute occasion, Nicolas Sarkozy a aussi endossé les habits de chef de l’opposition. Contre son Premier ministre, François Fillon. Contre le Medef. Contre les ultras de sa majorité. Non pas seulement par volonté hégémonique, mais parce que la gauche lui en a laissé l’opportunité. Des marins aux cheminots, des magistrats aux étudiants, les conflits sociaux de l’automne en ont apporté la preuve éclatante : entre la rue et le roi, il n’y a quasiment rien. Or, c’est ce vide abyssal qui laisse libre cours à tous les corporatismes et, par voie de conséquence, à tous les clientélismes. Une pochette-surprise aux pêcheurs du Guilvinec, une douceur aux internes en médecine, bientôt quelques jolis cadeaux de Noël aux gaziers, aux électriciens et aux conducteurs de la SNCE La faute à Sarkozy ? Ou à la gauche ? Dès lors, le président se retrouve en première ligne.
Sans fusibles - les deux tiers de ses ministres, que l’on croyait engagés corps et biens dans des réformes vitales pour la France, vont bientôt monter au front des municipales -, alors même qu’il avait demandé au comité Balladur sur la réforme des institutions de plancher sur le non-cumul des mandats. Contradiction flagrante ? Oui, mais la faute à qui ? A Sarkozy ? Ou à cette gauche notamment socialiste qui ne dit rien, ne pense rien ? Point de fusibles donc, mais, surtout, point d’adversaire dûment désigné. Le plus dangereux pour une démocratie. Est-ce donc à ce point étonnant si Nicolas Sarkozy cherche à donner à l’opposant, ce soldat inconnu - inexistant, devrait-on dire - le visage de Bernard Thibault, le leader de la CGT, ou celui du facteur Besancenot (lire l’article d’Eric Conan, p. 24) ? Et s’il n’y avait que la gauche dans cette débandade...
Tous les contre-pouvoirs sont affaiblis, la plupart des corps intermédiaires ont perdu leur force de frappe. Quant aux médias, « amis » ou non, ils sont bouche bée, sidérés. « Quelque chose en lui de Vladimir », écrit Pierre Marcelle, le chroniqueur de Libération, à propos des événements de Villiers-le-Bel et de cette « voyoucratie » dénoncée par Sarkozy. Marcelle se fiche le doigt dans l’oeil. Il n’y a pas plus de Sarko facho que de beurre en branche. S’il y a bien une forme de « poutinisation » de la vie démocratique française, encore une fois, le président de la République ne saurait en être tenu pour le seul responsable. Ce serait trop simple...
La France de Vladimir Sarkozy... Entre le tsar du Kremlin et la star de l’Elysée, il n’y a plus qu’une inversion de consonne. Comme Vladimir Poutine, Nicolas Sarkozy dispose de tous les pouvoirs : l’Elysée, Matignon, l’Assemblée, le Sénat, le Conseil supérieur de l’audiovisuel... Comme lui, il entretient avec les puissances d’argent des relations incestueuses, consanguines même. Comme lui, il a hypnotisé les médias, mais, à l’inverse de son homologue russe, sans avoir eu besoin de les censurer ou d’exercer sur eux la moindre pression.
Dans quel autre pays démocratique, en effet, les deux plus grandes chaînes de télévision - publique et privée - se mettent au garde-à-vous pour diffuser la sainte parole du chef de l’Etat, et ce, à deux reprises en deux mois ? Dans quel autre pays démocratique, où les journalistes sont « libres et indépendants » comme on dit, eût-il été concevable qu’en une heure d’entretien aucun des deux intervieweurs ne songe à interroger le chef de l’Etat sur son imposante augmentation de salaire ? Où, de juillet à septembre [chiffres certifiés par l’Institut national de l’audiovisuel), le président peut-il être présent dans les journaux télévisés pendant 163 heures, dont 43 heures pour la seule chaîne TF 1 ? Bienvenue dans la France de Vladimir Sarkozy !
Or, la gauche est sinon coupable, du moins complice, de ce dévoiement de la vie démocratique. Non seulement parce qu’elle porte la responsabilité de l’inversion du calendrier électoral qui a renforcé la présidentialisation du régime, mais aussi parce que, au fond, cette nouvelle forme d’exercice du pouvoir la fascine. Tant qu’elle sera aussi caricaturalement nulle, elle n’aura pour seule fonction que de servir la soupe à Sarkozy...