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DROIT DE GREVE ET LIBERTE DU TRAVAIL

Publie le samedi 10 juin 2006 par Open-Publishing

de Patrick MIGNARD

De la démocratie dans les luttes... L’opposition entre « droit de grève » et « liberté du travail » empoisonnent régulièrement les conflits du travail.Une lutte sociale peut-elle se mener démocratiquement ? ou bien y a-t-il fatalement des comportements « antidémocratiques » induits par la lutte ? Piquets de grèves, blocages des issues, décisions en Assemblées générales, sont ce des pratiques anti démocratiques ?

Une lutte sociale se mène généralement collectivement, avec le respect d’une éthique à l’égard de celles et ceux qui sont y sont, sinon engagés, du moins directement concerné (collègues de travail, soutiens divers,...).

LES DONNEES DU PROBLEME

La grève est « la cessation collective et concertée du travail par des salariés en vue d’appuyer des revendications professionnelles »... par extension on peut imaginer la grève de non salariés comme les étudiants ou les lycéens, mais là n’est pas le problème.

Le problème est par contre les relations entre celles et ceux qui « font grève » et celle et ceux qui « ne font pas grève ».

Il est bien évident que l’arrêt de travail crée une gêne économique pour l’employeur, et par extension le trouble dans les Universités au regard de l’Etat, et que c’est justement ce fait qui permet de faire pression. La gène touche également celles et ceux qui font grève qui se trouvent ainsi privés de leur revenu.

Il est tout aussi évident que si des personnes concernées par les revendications, passent outre du mouvement et continuent leur activité, elles affaiblissent le mouvement de contestation. C’est ce qui explique l’existence des « piquets de grève ».

Le « piquet de grève » dépasse incontestablement le cadre du « droit de grève » et empiète sur un autre droit, celui du « droit de travailler ». Le « piquet de grève » force la main, fait pression, sur celle ou celui qui veut travailler. De plus, le « piquet de grève » n’a aucune légitimité juridique... l’a-t-il morale ? On peut certes expliquer que le « piquet de grève » est là pour s’assurer que le mot d’ordre de grève est bien suivi, mais doit-il impliquer par la pression voire par la force, dans son action, quelqu’un qui ne veut pas y être ? Peut-il empêcher, à un moment de l’action quelqu’un de changer d’avis et de reprendre le travail ?

Autrement dit l’exercice du « droit de grève », par l’utilisation des « piquets de grève » porte-t-il atteinte à la « liberté du travail » ?

REGLE DE DROIT ET DYNAMIQUE SOCIALE

Formellement et juridiquement, le fait de s’opposer physiquement à quelqu’un qui veut travailler, pour l’en empêcher, est une atteinte à cette liberté.

Mais est ce aussi simple dans la réalité ? Bien évidemment non.

Il faut prendre l’acte de grève dans son ensemble et sa dynamique. La grève n’est pas qu’un droit, c’est aussi et avant tout un « rapport de forces » entre employeurs et salariés. C’est un rapport de forces qui, historiquement, a imposé la démocratie, pas le droit. Le droit n’a fait qu’entériner un rapport de forces à un moment donné, et celui-ci peut évoluer et modifier le droit. L’Histoire en est le plus parfait exemple. Un rapport de force a des points forts et des points faibles. Il est évident que la grève est d’autant moins efficace si un nombre conséquent de salariés travaillent... ceux-ci affaiblissent le mouvement. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si l’employeur invoque la « liberté du travail » de celles et ceux qui veulent travailler... ses positions et intentions ne sont, bien entendu, pas d’une pureté absolue, c’est moins dans un soucis d’éthique que pour affaiblir le mouvement qu’il soutien les non grévistes.

Il est donc parfaitement logique que les grévistes, dans un souci d’efficacité de leur action bloquent les accès des lieux de travail.

L’attitude des grévistes instaurant des « piquets de grève » ne peut donc s’apprécier que dans le cadre de ce rapport de force, qu’en fonction du nombre des grévistes et de leur manière de gérer la grève. Même la règle classique de la démocratie stipulant que, n’est pas suffisante pour justifier le non respect de la « liberté du travail la minorité se plie aux décisions de la majorité ». En effet il y a atteinte à la « liberté du travail » si l’on bloque l’entreprise, même si la majorité l’a décidé... il suffit qu’un seul veuille aller travailler. Alors ?

Alors, nous sommes là aux limites du Droit, aux limites de ce qu’il est, qu’il dit, de ce qu’il dicte et de ce qu’il représente, aux limites même de ce qui nous semble, en « temps normal », la normalité, c’est-à-dire le soit disant « juste ». Raisonner en terme de droit, à ce stade est stérile et n’apporte aucun éclaircissement et solution. On comprend que le tribunal, qui dit le droit, et qui dans certains cas est amené à trancher sur ces questions, est juridiquement compétent mais tout à fait socialement incompétent. La réponse en droit ne saurait refléter la réalité sociale, elle peut même être complètement décalée par rapport à elle, même s’il arrive que « force reste à la loi ».

DU BON USAGE DES LUTTES

La vie et la dynamique sociale ne sauraient se résumer à la règle de droit. Elle la transgresse en même temps qu’elle la crée... l’Histoire montre quelle ne peut ne pas la respecter et même dans certain cas ne doit pas la respecter... la légalité change de contenu, et de valeurs, avec les systèmes. Elle est tout à fait relative, et non absolue comme on voudrait nous le faire croire.

Un moment de lutte, comme la grève, ou une occupation de locaux, est un moment intéressant de confrontation de la réalité sociale avec la règle de droit, de même quelle est un moment privilégié d’apprentissage pour chacune et chacun de ce qu’est le rapport avec l’autre, un rapport de force et la confrontation avec ce qui nous est présenté comme un absolu, la légalité.

Un moment de lutte est un moment d’authenticité, qui rompt avec la routine impersonnelle et mécanique des relations sociales codifiées et administrées. C’est un moment où l’on se retrouve avec des questions essentielles de la vie sociale, des relations avec les autres, de prises de décisions au sein d’un groupe, de lutte pour des objectifs sociaux et des valeurs. C’est un moment où l’on se rend compte de la mystification des relations sociales « officielles ». Où l’on touche du doigt la complexité d’ « être socialement » et d’être, au sens noble du terme un « être politique ». Ceci explique certainement toutes les difficultés que l’on a à s’arracher de ce moment et la nostalgie que l’on en éprouve.

Juger du « bien fondé » ou du « mal fondé » d’une action, d’une décision, est d’abord l’affaire de celles et ceux qui y sont impliqués. Le rapport à la règle de droit n’est qu’un rapport temporel, qui peut prendre des dimensions insoupçonnées quand on est dans l’action et l’Histoire nous montre que c’est toujours la vie qui a le dernier mot, pas le droit.

La démocratie ne se trouve pas dans les codes, pas plus que gravée dans la pierre du fronton des établissements publics La démocratie se crée au fur et à mesure des rapports entre les individus. Elle est en constante élaboration de même quelle est constamment menacée. La démocratie n’est pas un modèle prédigéré et figé de fonctionnement, elle est un état d’esprit, le produit d’une relation consciente, discutée, négociée. Elle est d’abord une manière d’être avec l’autre, une manière d’assumer les différences, les accords et les désaccords, bref de « faire avec l’autre »... et ça, aucune règle de droit, aucun tribunal, aucun élu (e) ne pourra jamais l’assumer et à fortiori le remplacer.