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Depuis 2002, les inégalités se creusent de nouveau

Publie le mardi 20 novembre 2007 par Open-Publishing

Entretien avec Monique Pinçon-Charlot réalisé par Alexandre Fache et paru dans l’Humanité du 15 novembre 2007
 http://www.humanite.fr/2007-11-15_S...

Depuis 2002, les inégalités se creusent de nouveau
Revenus . C’est le constat dressé par l’INSEE dans son « Portrait social ». La sociologue Monique Pinçon-Charlot décrypte les raisons de cette évolution.

C’est l’un des enseignements, et pas le moins inquiétant, du « Portrait social, édition 2007 » que publie aujourd’hui l’INSEE : « Le mouvement de réduction des inégalités de niveau de vie et de pauvreté », régulier depuis les années soixante-dix, « s’essouffle » depuis « 2002 ». Pas une surprise pour la sociologue Monique Pinçon-Charlot, spécialiste des questions d’inégalités et coauteur avec Michel Pinçon de l’ouvrage les Ghettos du gotha (Seuil, 2007).

Comment réagissez-vous au constat dressé par l’INSEE, qui pointe une aggravation des inégalités depuis 2002 ?

Monique Pinçon-Charlot. Si j’en crois nos enquêtes sur ceux qu’on appelle, pour aller vite, « les riches », on constate qu’ils sont à la fois de plus en plus riches et de plus en plus nombreux. À l’opposé, le nombre de personnes qui, en France, vivent en dessous du seuil de pauvreté reste, lui, considérable (7,1 millions de personnes, qui gagnent moins de 60 % du revenu médian, soit moins de 817 euros par mois - NDLR). Le constat de l’INSEE n’est donc pas une surprise. D’autant que, par ailleurs, les couches moyennes salariées sont, elles, touchées de plein fouet par la flambée de l’immobilier, qui entame largement leur pouvoir d’achat.

Selon l’INSEE, en effet, le poids du logement est de plus en plus élevé pour les plus modestes et les inégalités de patrimoine se sont fortement accrues entre 1997 et 2003…

Monique Pinçon-Charlot. C’est un fait. Or, la réalité de ces inégalités dépasse de beaucoup ce que constate l’INSEE. Car, jusqu’en septembre dernier, l’institut ne subdivisait les Français qu’en dix unités différentes, appelés « déciles », en réalité de véritables fourre-tout, surtout quand il s’agit du décile supérieur, celui des « riches », dans lequel les réalités sont très diverses. Ce découpage ne permet pas de saisir la concentration de la richesse dans les mains de quelques familles. En revanche, le décile des pauvres est, lui, beaucoup plus homogène.

L’INSEE relève aussi, entre 1996 et 2006, une baisse globale du poids des prélèvements, et notamment de l’impôt sur le revenu, qui profite aux plus aisés. Comment l’analysez-vous ?

Monique Pinçon-Charlot. On sait qu’en France 48 % des ménages ne payent pas d’impôt. Pour l’essentiel des ménages modestes. Mais, avec le bouclier fiscal, associé aux 478 niches fiscales de notre pays, on risque de voir de plus en plus de riches, dès janvier 2008, échapper, eux aussi, à l’impôt. Les députés de l’opposition s’en sont émus en juillet dernier à l’Assemblée. Un impôt minimum pour les très riches a été réclamé, Christine Lagarde a lancé une commission. Résultat : un non franc et définitif de l’Élysée. On a un peu l’impression de glisser vers une sorte d’Ancien Régime, dans lequel certains très riches, ne paieront pas d’impôt, les pauvres étant, eux ponctionnés via les impôts indirects. Un monde dans lequel les classes moyennes, en gros les salariés qui gagnent plus de 1 500 euros par mois, peuvent s’apprêter à souffrir.

Les premières mesures prises par Nicolas Sarkozy ne devraient faire qu’accentuer cette tendance…

Monique Pinçon-Charlot. C’est probable. Le paquet fiscal a donné des avantages énormes aux familles les plus aisées, via notamment le bouclier fiscal. Un terme guerrier qui, d’ailleurs, montre bien la vision que les puissants ont des inégalités sociales. Il leur faut un « bouclier » pour se protéger des menaces du peuple et d’un État un peu trop redistributeur. Un langage qui va jusqu’au bout de la chaîne, puisque ceux qui refusent de payer des impôts en France peuvent choisir de « s’exiler » fiscalement. Autre mesure de nature à creuser ces inégalités : la suppression des droits de succession et de donation. On le sait, les dominants avancent toujours sous le masque du « mérite » personnel pour mieux faire passer des avantages alloués aux dynasties familiales au pouvoir et à leurs héritiers. C’est le cas de cette mesure très onéreuse pour la collectivité. Quels parents peuvent aujourd’hui donner, tous les six ans, à chacun de leurs enfants, 300 000 euros, comme le permet la loi désormais, sans aucune imposition ? La direction générale des impôts reconnaît elle-même que huit ménages sur dix en France ne sont absolument pas concernés par cette mesure. Mais, chose extraordinaire, elle reste très populaire dans les sondages, alors qu’elle est pourtant caricaturale.

Le constat est d’autant plus inquiétant que les inégalités ne sont pas que financières…

Monique Pinçon-Charlot. Oui, il y a aussi toutes les inégalités dans le rapport au travail, à la vie, aux loisirs, à la mort, à la santé, à la famille… De plus en plus, la France d’en haut est une France sur-affiliée, avec beaucoup de liens, de relations sociales. Au contraire de la France « modeste », qui fait face à un individualisme négatif. C’est-à-dire qu’elle a perdu ses liens sociaux, de voisinage, parce que ces familles modestes sont poussées de plus en plus loin en banlieue, dans des pavillons isolés, parce que l’argent manque pour aller au théâtre ou au cinéma, parce que la famille est éclatée dans tous les coins de France, phénomène accentué par le nombre de divorces. Du coup, les liens de solidarité disparaissent. Au contraire, les familles de la grande bourgeoisie mettent en place de leur côté une sorte de « collectivisme pratique ». D’une certaine façon, elles donnent raison à Marx, qui pensait que la société communiste ne pourrait exister que dans des sociétés où le capitalisme aurait atteint un stade avancé. Nos travaux le montrent : la grande bourgeoisie est fondamentalement solidaire. Par l’intermédiaire d’une sociabilité de tous les instants, elle tisse et retisse sans cesse les liens du pouvoir, faisant en sorte que les positions dominantes se maintiennent au sein de la confrérie des grandes familles.

Entretien réalisé par Alexandre Fache