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Donner un statut social à l’artiste

Publie le vendredi 1er août 2003 par Open-Publishing

Donner un statut social à l’artiste
Par Jean-Baptiste BARRIERE
jeudi 31 juillet 2003

http://www.liberation.fr/page.php?Article=128089

Le débat sur le statut des intermittents met au jour toutes sortes de
confusions, qu’il faudrait d’urgence clarifier pour rendre la
discussion plus intelligible et éventuellement plus pertinente :
confusions entre communication et culture, animation socioculturelle
et création artistique, audiovisuel et spectacle vivant, entre
artiste et technicien, créateur et interprète ou encore entre
professionnalisme et amateurisme, etc.

On identifie trop souvent, par exemple, le statut d’intermittent avec un
statut d’artiste, alors qu’une partie seulement des intermittents sont
artistes et, dans ce cas, ce sont plutôt des interprètes (acteurs,
instrumentistes, danseurs, etc.) et non tellement des créateurs (écrivains,
compositeurs, chorégraphes, etc.), si on excepte les créateurs qui ont ce
statut parce qu’ils ont besoin d’exercer une activité rémunératrice à côté
de la création ? en tant que technicien, interprète ou autre ?, celle-ci
leur permettant, en fait, de vivre et, par conséquent, de créer. Certains
peuvent voir là un abus. Mais on peut aussi y voir le symptôme d’une carence
du système à donner un réel statut social à ces créateurs.

Bien qu’on en parle peu, il faut être conscient que cette population de
créateurs « intermittents » est spécialement menacée par le nouveau statut.
C’est le cas de créateurs dans le domaine des formes artistiques émergentes,
pour lesquelles il n’existe pas encore de catégorie.

La question de l’intermittence pose donc de manière quelque peu paradoxale ?
en la laissant ouverte, pour ne pas dire béante ? la question du statut
social de l’artiste et, en particulier, du créateur. Elle devrait justement
amener à s’interroger sur le statut même de l’art dans la société. Car il
n’y a pas de statut d’artiste aujourd’hui.

Comment vit un artiste actuellement ? Cette question n’est pas posée
sérieusement, alors qu’elle sous-tend tout le débat. Il faudra bien y
répondre si l’on veut que l’art continue d’exister. Ce n’est pas faire du
catastrophisme que de s’interroger sur la survie de l’art et des artistes
aujourd’hui : ce dont il s’agit, c’est bien d’un choix de société, voire de
civilisation, face au libéralisme triomphant et à la trivialisation des
sentiments et des émotions imposés par la culture du divertissement et le
matraquage, incessant et sans vergogne, de la publicité.

Pour une infime minorité d’artistes créateurs qui réussissent à vivre de
commandes et de droits d’auteur, combien d’autres vivent d’expédients et
parfois même meurent faute de les trouver ? Certains artistes peuvent certes
enseigner, mais la plupart doivent vivre souvent d’une activité qui n’a rien
à voir avec leur art.

On ne peut pas analyser correctement la rage destructrice de certains
intermittents ces dernières semaines, si l’on ne comprend pas que l’art se
déploie dans une misère sociale qui, pour beaucoup de ses acteurs, constitue
une nouvelle forme de Lumpenproletariat.

Dans les vingt dernières années, avec la victoire programmée de la
domination des industries culturelles, force est de reconnaître que la
situation s’est complexifiée et surtout dégradée, largement du fait de la
vision démagogique et électoraliste de la création qui a tenu lieu de
politique culturelle. Plutôt que de faire des choix, on s’est contenté de
disperser le plus largement possible l’argent pour satisfaire et assujettir
les clientèles les plus diverses.

La confusion s’est installée durablement au coeur même de l’art : qu’est-ce
que l’art, et qu’est-ce qu’un artiste ? Quelqu’un qui a été formé pour cela
et/ou quelqu’un qui vit économiquement d’une pratique artistique ? Qui
décide de ce qui est de l’art et de qui est un artiste ? Qui décide de
comment l’argent de l’Etat est donné pour l’art et la création ? Ces
questions sont bien plus explosives encore que celle des intermittents.
Beaucoup ne souhaitent pas y répondre.

A l’ère de la communication culturelle, on favorise le projet plutôt que la
réalisation. Ce qu’on dit est plus important que ce que l’on fait, ce qu’on
en dit est plus important que ce que c’est. Ainsi, s’est développée une
nouvelle catégorie d’intermédiaires confondant sciemment culture et
communication, qui font commerce du consulting, du packaging et du
networking. Ils gèrent des écuries de créateurs et des batteries de projets,
en montant des dossiers publicitaires adaptés aux gadgets idéologiques et
conceptuels à la mode, qu’ils placent dans les institutions gouvernementales
ou autres, aux bons soins de leurs honorables correspondants, souvent
associés ou affidés.

La création artistique a besoin de toutes sortes de formes d’accompagnement
et de médiation, en particulier en amont de la création pour la production,
et en aval pour la diffusion, mais l’exagération actuelle du rôle des
médiateurs, qui ne sont trop souvent que des parasites d’un système en
pleine dégénérescence, témoigne de manière édifiante de la crise majeure du
milieu culturel, conséquence de la faiblesse extrême des politiques, comme
de la soumission insensée de l’art aux règles du marketing, et contribue
toujours plus à la confusion des valeurs.

Mais parmi tous les exemples possibles, il n’y a sans doute pas de plus
grand scandale que le fait que l’art, plus particulièrement le théâtre, la
musique et la poésie n’aient pas le moindre espace sur les chaînes
généralistes de télévision. Qu’on ne tente pas de justifier cela par les
pseudo-lois de l’Audimat ou par l’existence-alibi d’Arte. Comment peut-on
accepter moralement le principe même d’une concurrence économique entre
télévision publique et privée, au lieu de se placer sur le terrain d’une
concurrence culturelle ? Qu’est devenu le fameux « mieux- disant culturel »
dont se réclamaient les politiques ? De ces belles intentions n’est advenue
qu’une télévision poubelle, une honte pour la démocratie. Le service public
devrait avoir pour mission de défendre ce qui ne peut exister autrement. Or,
il n’y a pas de meilleur moyen que la télévision pour rendre largement
accessible la culture. Cela devrait aller d’évidence, c’est une exigence
éthique, citoyenne. Les médias publics devraient être, plus encore que des
caisses de résonance, les vecteurs de la culture et de la création
artistique, comme ils devraient l’être aussi de l’éducation et d’une
information et d’une documentation objective et impartiale sur les grandes
questions politiques, sociales et économiques, scientifiques et
technologiques (on pense par exemple aux OGM). Les grands débats d’idées et
de société, comme les grands événements culturels, devraient être en prime
time, plutôt que tous les jeux et talk ou reality shows avilissants, dont on
peut laisser volontiers l’exclusivité au privé.Le premier abus dans le
domaine de l’audiovisuel, c’est le déficit culturel du secteur public,
l’invraisemblable abandon et inconséquence de l’Etat, qui ne défend pas avec
ses propres moyens ce qu’il subventionne par ailleurs.

Il est temps que chacun prenne ses responsabilités. Que les pouvoirs publics
se décident, enfin, à faire des choix conséquents et dignes de réelles
ambitions culturelles. Que les artistes sachent ce qu’ils veulent et sachent
se battre pour l’obtenir. S’il ne faut pas accepter le libéralisme culturel,
il ne faut pas plus se soumettre à un syndicalisme qui, au mieux, se
contente de préserver à peu près le statu quo, alors que celui-ci est tout à
fait insatisfaisant.

Et plutôt que se laisser aller à la tentation du suicide collectif, il faut
faire de réelles propositions cons tructives, y compris inventer de
nouvelles formes organisationnelles, institutionnelles ou
para-institutionnelles, capables de relever les enjeux de la création, de la
production et de la diffusion artistiques d’aujourd’hui et de demain. Et
dans la confrontation, inventer de nouvelles formes de contestation, plus
satisfaisantes et efficaces que l’autodestruction. Les artistes doivent
mettre l’imagination au pouvoir. C’est leur responsabilité, leur rôle
social, qu’ils ne doivent abandonner à personne.

Pour en finir avec le problème de l’intermittence, les artistes et tous les
acteurs de l’art doivent tout simplement être plus justement payés, de
manière à ne pas avoir besoin d’indemnités. Ce qui suppose que les salaires
incluent la préparation et les répétitions, tout le processus de
développement d’une oeuvre ou d’un spectacle. Sans avoir peur des prétendus
abus : car il suffit de regarder les plus chanceux dans le système actuel,
ceux pour qui « ça marche » : il ne leur vient pas à l’idée de réclamer les
indemnités auxquelles ils auraient pourtant droit.

La vraie question n’est pas celle de l’intermittence. Elle serait plutôt
celle de la permanence : concevoir un statut qui permette à l’artiste de se
développer en continu, y compris ? en toute transparence, sans
faux-semblants ? quand il n’est pas en train de créer, mais de se former, de
former les autres, ou de réfléchir et théoriser sur sa pratique, ou encore
d’administrer sa carrière ou de contribuer à faire connaître son travail.
Car aucune de ces activités n’est assimilable à du chômage mais fait partie
du travail de l’artiste.

L’objectif ne doit donc pas être bêtement de préserver ou d’aménager
l’ancien statut, bancal, facteur d’injustices et trop facilement détournable
à des fins qui n’ont rien à voir avec l’art et la création. Mais d’élaborer
un réel statut de l’artiste. Et, par-là même, de déterminer la place réelle
et non virtuelle que l’on veut donner à l’art et à la création dans notre
société.