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Du rouge au noir

Publie le vendredi 12 mars 2004 par Open-Publishing

Le polar et l’extrême gauche, ou comment une génération a continué le combat en passant de la révolution à la fiction. Enquête en France et en Italie.

« Ces nouvelles Brigades rouges puent les barbouzes à plein nez. Ils s’en serviront contre vous pour régler leurs comptes avec le passé. Tu vas voir combien de temps ils vont mettre pour foutre en taule les réfugiés de Paris », dit Beniamino dans le Maître des noeuds. Le dernier roman de Massimo Carlotto se passe en partie à Gênes, pendant les affrontements du G8 en 2001, de même que le Blues de Sandrone de Sandrone Dazieri, sans doute parce que cet épisode a été un moment marquant pour la nouvelle extrême gauche italienne. Massimo Carlotto, écrivain de polar installé à Cagliari, a été militant de Lotta continua à Padoue dans les années 70. Sandrone Dazieri était un des animateurs du squat politique de Leoncavallo à Milan dans les années 80. Aujourd’hui, il est auteur de polars et directeur de « Gialli » Mondadori, la plus importante collection de romans policiers en Italie. Les livres de Carlotto et Dazieri paraissent ce mois-ci en France. Il y a dix jours à Bologne, la revue littéraire Carmilla, animée par Valerio Evangelisti, auteur de fantasy et spécialiste du polar, se réunissait pour préparer son prochain numéro : « La littérature de genre comme culture d’opposition » ou « Comment parler du vécu et de l’imaginaire des années 70 et 80, et pas seulement de la lutte armée ? ». Ces dernières semaines, lors de l’arrestation, puis de la libération provisoire ( Libération du 4 mars) de Cesare Battisti, ancien militant des Prolétaires armés pour le communisme dans l’Italie des années 70, mais aussi auteur de polars, on a pu constater que, en France comme en Italie, il a été soutenu par un certain nombre d’auteurs de romans noirs et de littérature de genre (SF, fantastique) qui ont souvent mis en avant leur double qualité d’écrivains et d’anciens militants d’extrême gauche.

Tous les auteurs de polar ne sont pas des écrivains d’extrême gauche, comme le rappelleront à juste titre les lecteurs de Mary Higgins Clark ou Gérard de Villiers, et tous les anciens militants devenus écrivains ne se sont pas mis au roman noir. Certains, comme Olivier Rolin, ex-militant de la Gauche prolétarienne (Tigre en papier, Seuil), ou Erri de Luca, ex-militant de Lotta continua (Noyau d’olive, Gallimard), ou Nanni Balestrini, ex-militant de Potere operaio (les Invisibles, POL) appartiennent à la littérature « blanche ». Mais il suffit de chercher un peu pour trouver, en France, en Italie et dans toute l’Europe en réalité, de très nombreux auteurs de « noir » ayant été engagés dans une forme ou une autre d’extrême gauche. Certains ayant basculé dans la lutte armée, comme Battisti, d’autres qui se souviennent ne pas être passés loin, comme Patrick Raynal (Gauche prolétarienne) ou Thierry Jonquet (Lutte ouvrière, puis Ligue communiste révolutionnaire), ou d’autres pour qui ça n’a jamais été une option, comme Dominique Manotti (1).

Parmi une liste d’auteurs de polars qui compte des dizaines de trotskistes, anarchistes, maoïstes, situationnistes, syndicalistes révolutionnaires, et autres gauchistes nés entre la fin des années 40 et le début des années 60, on peut citer, la liste est loin d’être exhaustive, les Français Gérard Delteil (LO), Serge Quadruppani et Jean-Bernard Pouy (2) (anarchistes), Frédéric H. Fajardie (GP et Secours rouge), Jean-François Vilar (LCR), Dominique Manotti (syndicaliste révolutionnaire), Jean-Pierre Bastid (3) (Secours rouge), les Italiens Pino Cacucci (anarchiste), Loriano Macchiavelli (gauche extraparlementaire), Valerio Evangelisti (LC, puis Avanguardia operaia), Luigi Bernardi (Potere operaio), les Allemands Horst Bosetzky, dit ky, leader du « Soziokrimi » des années 70, Jürgen Alberts ou Horst Eckert (Verts et Alternatifs), le célèbre couple de marxistes suédois Maj Sjöwall et Wahlöö, les Espagnols Manuel Vázquez Montalbán, Juan Madrid, Andreu Martin, les Latino-Américains Rolo Diez (Parti révolutionnaire des travailleurs, Argentine), Paco Taibo II (militant syndical au Mexique) ou Daniel Chavarria (guérilla colombienne).

« La raison pour laquelle Georges file ainsi sur le périphérique avec des réflexes diminués... il faut la chercher surtout dans la place de Georges dans les rapports de production. Le fait que Georges a tué au moins deux hommes au cours de l’année n’entre pas en ligne de compte. » Les premiers romans de Manchette et en particulier ces deux phrases qui closent le premier chapitre du Petit Bleu de la Côte ouest (1976) ont été un vrai choc pour un certain nombre d’auteurs de polars. C’était une confirmation qu’il pouvait y avoir un lien entre leur engagement politique et leur envie d’écrire, et que le roman noir, longtemps la quasi-exclusivité de Dashiell Hammett et de ses successeurs américains, pouvait aussi être utilisé en Europe comme un instrument de critique sociale mais aussi une pratique politique.

Cette prise de conscience suffit-elle à expliquer le passage en masse, quoique en ordre dispersé, du militantisme au polar ? Il y a d’autres raisons. « Nous étions assez fascinés par la violence, dit Thierry Jonquet, et il y a beaucoup de violence dans le polar ». Et puis, dit Quadruppani, nous avions « ce fantasme sur la littérature de gare censée toucher un public populaire. Sauf que la littérature de gare a été remplacée par la télévision ». Pour Loriano Macchiavelli, qui a longtemps écrit et monté des pièces de théâtre à Bologne, avant de passer au polar en 1974, « c’est effectivement le genre le mieux adapté à l’analyse de la société ».

Dans un entretien avec Serge Quadruppani en préface à Portes d’Italie (Fleuve noir), Valerio Evangelisti voit dans le « noir » et la littérature de genre en général une « rébellion contre une littérature blanche... tendant à substituer le style à l’intrigue et à tenir au large la société », mais aussi l’expression d’un malaise à l’égard d’une Italie « privée d’identité, de valeurs partagées, d’espoir de changement ». Pino Cacucci, lui, explique avoir « commencé à écrire au début des années 80 quand le "Mouvement" était en train de mourir. Nous étions dans une impossibilité tragique à choisir entre la lutte armée et la défense de l’Etat. Ça a été l’époque des suicides, de l’arrivée de l’héroïne, par tonnes, l’ère de la glaciation. Ecrire, c’était se replier sur soi dans un monde devenu fou ».

Dominique Manotti, elle, avait commencé à militer en 1961, contre la guerre d’Algérie. Vingt ans de luttes « anticolonialistes et anti-hiérarchiques, sans jamais être au PC, ni trotskiste, ni mao », avant de voir arriver « la catastrophe : peu après 1981, les syndicats se sont précipités dans l’appareil d’Etat ». Aujourd’hui, dit cette prof d’histoire, « raconter le monde est la dernière chose qui ait un sens. Plus de sens en tout cas que de faire de l’histoire. Ça ne remplace pas l’action militante, mais c’est ça ou le désespoir ». Et puis, ajoute-t-elle, « l’expérience de la contestation dans la rue ou à l’école, la perception critique de la police comme appareil idéologique d’Etat sont des choses qu’on ne peut dire que dans le polar ».

De manière étonnante, aucun ne revendique, aujourd’hui en tout cas, la métaphore de l’écriture comme arme portée contre la société, aucun ne rêve de flinguer, même avec les mots. Peut-être parce que tous ont une position très en retrait par rapport à l’usage des armes réelles. « Je ne me suis jamais posé la question de la lutte armée, dit Manotti. Peut-être parce que je suis une femme. Peut-être aussi parce que j’ai toujours été attachée à une vision collective des choses. Je n’ai jamais été dans ce truc mao : "On est deux, on vous emmerde et on peut tuer qui on veut". De ce point de vue, je n’aurais jamais été d’accord avec Battisti. Sa défense repose sur autre chose : le refus du tout-sécuritaire, la nécessité de l’amnistie politique, et le fait que c’est un homme qui affronte son passé. »

Quand on cherche des caractères communs à cette littérature noire, on constate qu’il existe en fait des types d’écritures très divers, du roman-tract ou d’agit-prop, comme on a pu en voir dans des collections comme Sanguine, Engrenage ou même Le Poulpe, jusqu’à des romans beaucoup plus « littéraires », qui relèvent de la littérature blanche, comme Dernières cartouches de Battisti (Joëlle Losfeld) ou le Corps noir de Manotti. Cela dit, on retrouve dans tous des thèmes récurrents : la Résistance (le Corps noir de Manotti) et les partisans (Rebelles de Cacucci, Cargo sentimental de Battisti), l’opposition au Parti communiste (les romans de Macchiavelli, Du passé faisons table rase de Jonquet), et, bien sûr, tout ce qui est lié à la face obscure de la ville : pègre, clandestins, drogue, corruption, chômage, SDF...

Dans sa préface à Dernières Cartouches de Battisti, Evangelisti écrit qu’il est « très difficile d’évoquer l’atmosphère de ces années en Italie et de faire comprendre pourquoi la perspective d’une lutte armée parvenait à séduire autant d’adolescents ». Battisti, dit-il, est un des seuls à en parler. De fait, à quelques exceptions près (En fuite de Massimo Carlotto ou Ex de Patrick Raynal), il est très rare que ces romans abordent directement l’expérience politique de leurs auteurs : les histoires qu’ils racontent sont le plus souvent déplacées, dans le temps ou dans l’espace, même s’il est très clair que le politique et le social sont présents, dans l’objet regardé ou dans le regard, ce qui a permis à deux universitaires allemands, Elfriede Müller et Alexander Ruoff, de se demander, dans le Polar français (La Fabrique, 2002), si le polar français n’était pas une « variante prolétarienne de la théorie critique ». Argumentant que le sujet du polar, « c’est la mémoire collective et aussi une certaine pratique politique de gauche. Il a ces deux affects en commun avec la philosophie de l’école de Francfort qui renvoie au désastre du mouvement ouvrier et dont Auschwitz représente le point de focalisation théorique ».

Sans se prononcer sur ce point important, on se contentera de remarquer que ce qui fait la force de ces romans noirs, c’est un mélange d’exaltation, de rage, et de tragique. Pour Sandro Toni, la raison en est peut-être que leurs auteurs ont en commun d’avoir vécu « Mai 68 et les années 70, un moment critique de la société occidentale, un moment où les espoirs ont été au maximum. On a touché de nos mains la possibilité de changer la société, on pensait que Mao avait raison, que le capitalisme était un tigre de papier, qu’on allait enfin avoir une société juste : à chacun son dû, une littérature sublime, un art merveilleux et l’imagination au pouvoir ». Manotti ajoute : « Ce qui fait l’unité de cette génération, c’est qu’on y a cru. Aussi incroyable que ça paraisse aujourd’hui, on a vraiment cru qu’on allait changer la société. En Mai 68, quand Renault s’est mis en grève, on s’est dit : "Alors c’est vrai, c’est possible." »

Si une partie des nouveaux venus du « noir » (Gilles Verdet, Pascal Dessaint) s’inscrivent plus ou moins dans la continuité de cette histoire, d’autres explorent une veine assez différente, caractérisée par un mélange des genres : SF, polar, historique, fantasy et espionnage. Les plus représentatifs et peut-être les plus populaires de cette école sont peut-être les membres du groupe Wu Ming, un collectif d’écriture de Bologne qui a commencé son existence sous le nom de Luther Blisset et a vendu l’oeil de Carafa (Seuil) à 200 000 exemplaires, rien qu’en Italie. Ces cinq jeunes gens, qui ont entre 30 et 35 ans, définissent leur littérature comme du « roman épique global » mêlant tous les genres « dans un collage postmoderne ». Ils ont aussi écrit le scénario de Lavorare con lentezza de Guido Chiesa, un film sur le « Mouvement » de 1977 à Bologne. Politiquement, ils disent appartenir « à la contre-culture et aux libertaires de gauche », leur « ennemi n° 1, c’est le PC et ses dérivés », et ils prônent une « participation, critique depuis Gênes, à No Global (les alter italiens) ». Pour eux, « la révolution du XXe est obsolète, la prise du palais d’Hiver n’a plus de sens et les terroristes des années 70 ne sont arrivés à rien ». Ils affirment être pour « l’autogestion et les réseaux anti-pouvoir du type Internet ». Mais, surtout, contrairement à la génération précédente, ils disent : « Nous n’avons pas d’espérances perdues. C’est pour cela que nous n’écrivons pas dans le "noir", une littérature de défaite intériorisée et rationalisée, une littérature où il n’y a pas de lumière. »

(1) Dominique Manotti, « le Corps noir », Seuil,
à paraître
le 26 mars.
(2) Jean-Bernard Pouy, « Nyctémère »,
Les Contre-bandiers.
(3) Jean-Pierre Bastid et François Missen, « Potomac », Lattès.

http://www.liberation.fr/page.php?Article=185105