Accueil > Du "terrorisme" comme violence totale ?
de Isabelle SOMMIER, (Université Paris I — CRPS)
Le terrorisme évoque spontanément l’outrance et la disproportion. A ce titre, il peut apparaître comme la "version" civile des violences extrêmes déployées le plus souvent par des Etats. L’équation est d’ailleurs spontanément, et implicitement, faite par le plus grand nombre — qu’il s’agisse de l’opinion publique via les médias, des pouvoirs publics comme de la majorité des spécialistes de la question. Non pas en vertu du nombre de victimes, mais en vertu d’une part, de l’instrumentalisation de la mort sous-jacente à la déshumanisation des victimes, d’autre part du projet d’anéantissement des volontés que la stratégie de terrorisation enferme et enfin, de la condamnation morale que le terrorisme suscite en général.
Cependant, si l’on garde à l’esprit les critères évoqués par Jacques Sémelin pour caractériser une violence extrême, le terrorisme se dérobe a priori entièrement à l’analogie. Il s’agit en effet d’une violence froide, exercée sans passion, qui ne s’accompagne jamais, ou très rarement, d’atrocités et cruautés. C’est aussi une violence relativement économe en vies humaines (même si cela peut être choquant de dire cela) qui, le plus souvent, ne saurait être rangée parmi les massacres de masse. En dépit de ces réserves immédiates, il me semble pourtant que cette violence, que je qualifierai de totale, relève bien de la catégorie.
Le concept de "violence total" découle à la fois d’une critique d’ordre scientifique portée à l’encontre de l’emploi du terme "terrorisme" mais aussi de la volonté de resserrer fortement ce que ce terme est censé désigner (dans la centaine de définitions qui en ont été proposées !) afin de cerner ce qui peut être, au cours du XXème siècle, une forme inédite de violence "contre". Il me semble que la nouveauté réside à la fois dans la légitimation et la pratique du meurtre arbitraire et dans une méthode d’exercice de la violence, d’où cette définition préalable de la violence totale comme stratégie délibérée de violence indiscriminée frappant la population civile suivant le principe de disjonction entre victimes (des "non combattants", des "innocents") et cible (le pouvoir politique).
Il est évident que le choix même de l’adjectif "total" inscrit le phénomène violent en question dans la catégorie des violences extrêmes. L’un de mes objectifs était d’ailleurs de trouver un terme qui ait un effet de miroir équivalent à celui de "terrorisme" qui renvoie à la terreur étatique, d’abord parce qu’il est nécessaire de toujours penser dialectiquement les faits de violence quelles qu’en soient les origines, ensuite parce qu’il me semble que les processus conduisant aux unes ont également conduit à l’autre. J’en distinguerai trois qui, si leur impact est inégal, doivent néanmoins être pensés ensemble. D’abord un processus historique d’idéologisation et de mythification de l’acte guerrier qui a rendu possible le débridement considérable de la violence d’Etat au cours du XXème siècle et son pendant, côté société civile : le meurtre arbitraire. On ne peut ensuite jamais occulter, dans l’analyse de la violence, le facteur proprement technologique, c’est-à-dire les moyens nouveaux en matière militaire comme en matière de communication qui décuplent et les capacités humaines de destruction et les effets de terreur que celle-ci suscite. Il y a enfin une dimension sur laquelle je m’arrêterai plus longuement et que je qualifierais d’anthropologique qui, dans le rapport du bourreau à la victime, inscrit la violence totale dans la catégorie des violences extrêmes au terme d’une relation a priori paradoxale entre l’instrumentalisation terrifiante des victimes et l’exaltation presque mystique de leur sacrifice.