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En Turquie, « Charlie » interdit sur le Web, un journal résiste

par Ragip DURAN

Publie le mercredi 14 janvier 2015 par Ragip DURAN - Open-Publishing

Le quotidien d’opposition « Cumhuriyet » a publié, en turc, la majeure partie des dessins du « Charlie Hebdo » du jour, tandis qu’un tribunal interdit les sites reproduisant la une.

La Turquie n’aura pas attendu longtemps. A la mi-journée ce mercredi, un tribunal a ordonné le blocage des pages des sites internet qui publient la une de Charlie Hebdo. Et ce au prétexte de limiter le « risque de provoquer des conflits », selon Ercan Sezgin, avocat au barreau de Diyarbakir, en zone kurde. « Ceux qui méprisent les valeurs sacrées des musulmans en publiant des dessins représentant soit-disant notre prophète sont clairement coupables de provocation », a appuyé sur Twitter l’un des vice-Premiers ministres du gouvernement, Yalcin Akdogan. Le couperet vise des sites comme T24, tenu par un collectif de journalistes indépendants, qui a publié l’intégralite du Charlie de ce mercredi. Le pouvoir turc est coutumier du blocage de certains sites et réseaux sociaux.

Cumhuriyet (« La République »), l’un des plus anciens quotidiens turcs et fervent défenseur de la laïcité, a lui bravé les menaces. Il a publié ce mercredi, en turc, huit pages du Charlie Hebdo exceptionnel de ce mercredi. Une vraie prise de risque dans un pays à 99% musulman, dirigé depuis 2002 par l’AKP, le parti islamo-conservateur du président Recep Tayyip Erdogan. Cumhuriyet est, pour l’heure, le seul organe de presse à avoir osé cette publication dans un pays musulman.

De fait, la police a tenté d’empêcher dans la nuit la distribution du quotidien, sans succès. « Les policiers sont arrivés vers 1h30 du matin au centre de distribution de la société de messagerie, Yaysat », explique Tora Pekin, l’avocat du quotidien. « Normalement pour ce genre de contrôle il leur faut un arrêt du juge, mais cet arrêt n’existe toujours pas.Ils ont lu l’ensemble des pages du quotidien mais surtout les chroniques et ils ont même pris la photo de deux chroniques où il y avait une petite photo de la couverture de Charlie avec le prophète Mahomet. Ils ont fini par quitter les lieux après avoir informé le procureur par téléphone. » La distribution de l’ensemble des quotidiens d’Istanbul en a été retardée d’au moins une heure.

Après de longs débats, la rédaction avait en effet décidé de ne pas publier la une, celle avec le Mahomet sur fond vert avec sa pancarte « je suis Charlie ». Mais deux chroniqueurs du journal en désaccord avec cette décision, Hikmet Cetinkaya et Ceyda Karan, l’ont malgré tout fait figurer, en petit, dans leur chronique (là et là).

Créé par Mustapha Kemal en 1924, Cumhuriyet, quotidien d’opposition proche des sociaux-démocrates du Parti Républicain du Peuple, est une institution en Turquie, mais aussi la bête noire d’erdogan. Le journal a fait l’objet ces dernières années de nombreux procès et a été la cible d’attentats. Plusieurs de ces journalistes ont été emprisonnés. « Au départ tout le monde était d’accord pour publier dans un supplément de 16 pages la version intégrale de l’hebdomadaire », raconte Ayse Yildirim Baslangic, la rédactrice en chef. Mais le journal, qui tire à 60 000 exemplaires s’est vite retrouvé divisé en deux. « La grande majorité des jeunes journalistes désiraient voir Cumhuriyet publier l’intégralité de Charlie alors que la "vieille garde" était plus réticente, par crainte de provoquer les fanatiques religieux ». Et de se mettre à dos le pouvoir. Finalement, décision a été prise de publier uniquement une sélection d’articles et de dessins du dernier Charlie.

« Nous sommes toujours du côté de la liberté d’expression et du côté de Charlie mais nous avons dû faire une sélection pour respecter les us et coutumes du pays et ne pas s’exposer au blasphème », justifie le directeur de publication de « Cumhuriyet », Utku Cakirözer. Le débat a provoqué une crise profonde dans le journal : « demain jeudi se tiendra une réunion de la fondation Cumhuriyet, structure dirigeante institutionnelle du quotidien. Une décision capitale sera prise : ou bien la direction actuelle de la rédaction quitte le quotidien, ou bien les meilleurs journalistes de la rédaction et les meilleurs correspondants vont démissionner », explique un membre du comité directeur de la fondation.

En soutien à Charlie Hebdo, les trois principaux journaux satiriques turcs ont aussi publié cette semaine la même couverture noire barrée du slogan « Je suis Charlie ».

http://www.liberation.fr/monde/2015/01/14/en-turquie-un-journal-ose-publier-charlie_1180410

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