Accueil > Expulsions, de l’inacceptable à l’insupportable

Expulsions, de l’inacceptable à l’insupportable

Publie le mardi 17 octobre 2006 par Open-Publishing

de Huguette Cordelier

Il s’agit, paraît-il, de bon sens, d’allier humanité et fermeté.

Sur fond soit-disant consensuel fixé depuis quelques décennies par cette malheureuse phrase qui voudrait que « la France ne peut pas accueillir toute la misère du monde ».

Ainsi plombé, le problème mondial de l’immigration ne peut plus se réduire qu’à la justification hexagonale d’un tri inévitable.

Au gré des lois qui se succèdent, des circulaires de circonstance qui les modulent et rendent quasiment caduques tous les textes internationaux et/ou européens actés, transformant chaque migrant - adulte ou enfant - en élément d’une statistique à brandir comme argument électoral.

Et le bon sens, nourri de statistiques accumulées sur le marché de l’emploi, la délinquance, l’insécurité... et l’immigration, conduit tout naturellement à accepter comme normal, inévitable, voire juste, toutes les mesures prises en son nom .
Histoire de nous faire oublier que nous sommes tous, eux, nous, des « ressources humaines », jaugés à la mesure de notre utilité économique, ici comme ailleurs, hier comme aujourd’hui.

Depuis des lustres, régulièrement, l’inacceptable est supporté.

Toute la misère du monde...

... Que nul ne peut ignorer - maintenant, on sait - portée par ces milliers d’émigrants, hommes, femmes, enfants, qui s’obstinent à vouloir vivre mieux, souvent seulement à vouloir vivre, en se jetant "à corps perdu" dans des aventures pleines d’autant d’espoirs que de risques ( morts pendants leur voyage, ils se comptent déjà par milliers). Et ceux là sont les moins écrasés, les autres restent là où le hasard les a fait naître, avec la misère, ou la peur, ou les deux.

Vers des forteresses riches et civilisées...

...Qui pour seule réponse "raisonnable" installent des barbelés dérisoires, proposent des camps hors leurs frontières, promulguent des lois comme remparts et montent le mur honteux de la peur orchestrée face à l’invasion annoncée.

Mais nulle part, le problème de l’immigration n’a vraiment été posé autrement, ni n’a été réglé.

Et "ils" sont là.

Alors par moment, les statistiques prennent forme humaine.
C’est un voisin, une amie, un camarade des enfants, et cela devient insupportable.

Sensiblerie ?

On rejette vite toutes ces réactions dans le domaine de l’humanitaire. La politique, c’est autre chose de plus sérieux et d’autrement plus responsable disent plus ou moins haut les professionnels de la chose.

Mais qu’est-ce que la politique sinon s’occuper de la vie de la cité ?

Mais qu’est-ce que la politique, sinon commencer à agir, là où on est, au plus proche, pour signifier aussi que le traitement fait de l’immigration - en notre nom - ne nous convient pas.

Ressources humaines

Certains documents* nous rappellent qu’il fut une époque - mai 1941 - où il fut possible d’interner puis d’expulser des individus au motif de "en surnombre dans l’économie nationale".

Epoque où l’on peut penser que les gens "ne savaient pas".

Nous ne hurlons pas au retour du fascisme exterminateur. Mais est-ce faire un amalgame incongru que de se servir de l’Histoire pour poser le problème du seuil de l’acceptable dans la conception de la place de l’individu dans la société ?

A quoi servent l’Histoire, les historiens, les documents d’époque ?

Pour les livres, les musées ?

Ou pour essayer de comprendre, à travers les signes laissés, ce qui fait la conscience collective à un certain moment, dans un certain lieu, dans un certain contexte.

A appréhender ce qui pouvait se faire, ce qui se faisait, qui était donc jugé, vécu, à la fois comme acceptable et supportable par la société du moment.

Acceptable, supportable, pas de signe égal entre les deux termes.

Et l’inacceptable fut supporté.

En mai 1941, « on ne savait pas ». Il a été jugé politiquement acceptable de piéger des individus par une convocation banalisée - examen de leur situation -, de les « interner » et de les expulser collectivement vers un ailleurs sur lequel on ne se posait pas de question, au motif de - « en surnombre dans l’économie nationale » - .

Les problèmes posés sont ceux du choix politique, de son mode d’expression, de sa mise en application et de son acceptation collective par la société - les voisins, les collègues, le quartier, les administrations...les gens quoi et leurs institutions.

Pas d’amalgame ?

Mais si, car c’est toujours de cela qu’il s’agit, ici et partout, hier et aujourd’hui.

De ce qui est fait en notre nom.

De ce que d’abord on ne sait pas, on ne voit pas, puis qu’on ne veut surtout pas savoir, surtout pas voir.

Pour ne pas se demander si c’est acceptable. Et ne pas se dire qu’on supporte l’inacceptable.

Démunis, souvent.

Pas d’amalgame ?

Mais si.

Individus piégés par des démarches « administratives » qui les conduisent directement en centre de rétention, rafles au faciès aux sorties des métros, enfants ramassés dans leurs lieux scolaires, expulsion annoncée de tous ceux qui ne peuvent « servir à la France », soit parce que jugés pas assez « intégrés », soit parce que jugés inutiles dans l’économie nationale.

Pas en règle bien sûr, mais surtout pas là au bon moment .

Et tout ça sans questionnement sur les conditions qui seront les leurs là où on les « reconduira ».

Une société se perd toujours en supportant l’inacceptable.

Et ce qui est inacceptable, encore et toujours, c’est de limiter un individu, quel que soit son âge, son origine, ses « compétences »...à son utilité économique.

Ce n’est certes pas nouveau.

Le vocabulaire a depuis longtemps déjà signifié crûment cette conception.
Nous, les gens, sommes des « ressources humaines », quel que soit le secteur d’activité. Et logiquement, normalement pensent certains, cette conception s’applique.

A nous, à eux.

Le formidable mouvement, engendré par la création de RESF, montre que c’est encore possible que l’inacceptable devienne insupportable. Et que ne supportant plus, on repose ensemble le seuil de l’acceptable.

Nous, les gens, sommes encore vivants. Vivons !

Huguette Cordelier, syndicaliste SUD, membre de RESF

*libellé du motif d’internement inscrit sur un bordereau d’entrée au camp de Beaune la Rolande

( photocopie jointe - extrait de « Se souvenir pour construire l’avenir » du Comité Tlemcen - ed du Colombier )