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Gênes, pour toujours (videos)

par Roberto Ferrucci

Publie le mercredi 20 juillet 2011 par Roberto Ferrucci - Open-Publishing
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Cela faisait six ans que je n’étais pas allé à Gênes quand, en mars 2007, j’ai effectué les dernières retouches sur Ça change quoi, le roman qui, quelques mois plus tard, allait être publié par Marsilio. Depuis le 18 juillet 2001, jour de mon arrivée à Gênes pour suivre et participer à l’autre G8, celui d’Un monde différent est possible, je n’en suis plus parti. Il y a eu les jours suivants, là-bas, passés au milieu des rues enfumées et incendiées et violentées de Gênes, puis, tout de suite après, à peine rentré, ma Gênes de papier, de notes, d’écriture, d’images, de récit. Une Gênes qui me suivait partout.

Pendant des années, je n’ai jamais abandonné la Via Tolemaide, le piazzale Kennedy, la piazza Alimonda. Et, naïvement, je croyais qu’il s’agissait de quelque chose de personnel, d’intime. J’écrivais un livre sur ces journées, c’est pour cela, me disais-je, que Gênes ne me lâchait jamais, c’est pour cela que je continuais d’être dans la via del Campo, à l’école Diaz, à Bolzaneto. Tu verras, je me le répétais, une fois le livre terminé, tu t’en iras enfin de là. De cette Gênes. Mais il s’agissait d’une pure autosuggestion.

Cette conviction qui était la mienne était une fiction plus grande que le roman lui-même. Parce qu’aujourd’hui, je le sais. Tous ceux qui ont été, là, à Gênes, en 2001, n’en sont jamais vraiment revenus. Cette blessure collective (au-delà des blessures individuelles, physiques, terribles) ne cicatrisera plus. Elle fera partie de nous, pour toujours. Gênes était devenue un sentiment. Un lieu de l’âme, pour tous ceux qui y ont été. Ça n’avait rien à voir avec le livre, pas seulement, au moins. Ça a à voir, en revanche, avec la conscience – résignée, à présent – que justice ne sera pas faite, qu’il n’y aura jamais une vérité tenue pour acquise, reconnue, une vérité vraie. Et donc, nous voilà, de nouveau, ici. Comme toujours. A commémorer, à nous souvenir. Comme pour la piazza Fontana, la piazza della Loggia, la gare de Bologne. Une habitude parfaitement italienne, celle de célébrer des mystères, des demi vérités, des diversions.

Nous sommes des milliers, à n’avoir jamais quitté Gênes, et ce n’est pas clair à mes yeux, désormais, s’il s’agit d’une forme de résistance, malgré tout, ou si ce n’est qu’un témoignage résigné et conscient de son inutilité. Et nous sommes tellement encore tous là, avec le cœur, avec l’âme, qu’ensuite, en ce qui me concerne, ça devient chaque fois plus difficile d’y retourner physiquement. Comme cela l’a été pour le narrateur de Ça change quoi, revenu à Gênes, des années plus tard, pour chercher à comprendre si quelque chose avait changé. Si, de ces journées tragiques, ce désastreux pays avait tiré un enseignement. Si tout ce sang, cette violence inouïe avaient, à la fin, servi à quelque chose.

Je ne sais pas où il est passé, mon narrateur. Ce qui est sûr, c’est qu’il n’aurait jamais imaginé que, dix ans plus tard, l’Italie en aurait été réduite à ce qu’elle est aujourd’hui. Que les responsables de la boucherie de Gênes seraient encore tous au gouvernement, ou qu’ils auraient été récompensés, promus, absous. Dans un recoin caché de soi, il espérait que, dix ans après ces faits, tout aurait été porté à la lumière. Vérité et justice, en somme. Ou au moins que le pays (minuscule, c’est un pays minuscule, l’Italie, à présent) commencerait à prendre de nouvelles directions. Mais la chance des personnages de roman, c’est qu’ils vivent seulement à l’intérieur de leurs histoires et dans l’imaginaire des lecteurs. Sur un disque dur (les seules mémoires sûres dans ces parages), j’ai trouvé ce vieux fichier. Un morceau de Ça change quoi qui n’a pas fini dans le livre, et je ne me souviens pas pourquoi. Je le recopie ici, dans la Gênes de 2011, d’où nous ne sommes plus partis.

Aujourd’hui, des années après, la carte de la ville est étendue sur le lit, mais le quartier Nervi à Gênes est en dehors, lui aussi, au-delà de la direction de mon petit doigt, en dehors des bords de la carte, sur le couvre-lit, vers le coussin de gauche, plus ou moins. Et quand, plus tard, je descendrai, quand je découvrirai alors le moyen de la rejoindre d’ici, la pension Marinella, je m’approcherai de la rambarde, les mains dans les poches du manteau, la mer tumultueuse fera couler presque tout le rocher où se serait étendue Angela, si elle était venue avec moi, il y a des années. Si je ne lui avais pas dit je m’en vais. Ils sont si nombreux à me l’avoir demandé, régulièrement, pendant des années. Pourquoi t’en es-tu allé ? Angela, non, elle ne l’a jamais fait, elle. Je n’ai même pas dû lui laisser le temps de le faire. Je n’ai pas dû me le laisser à moi-même, ce temps.

J’ai donné mille réponses différentes aux autres, pendant des années. Et, plus tard, là, immobile en regardant la mer couvrir le rocher d’Angela, celui où j’ai écrit ce jour-là, ça pourra me sembler le moment fatal, le lieu adapté pour m’écouter révéler finalement le pourquoi. Un de ces pourquoi dans lequel se reconnaître. Un de ces pourquoi clarificateurs que, des années après, il est juste, dit-on, de mettre en branle, parce que le temps te change, dit-on, les choses changent, et toi, tu arranges ton être au monde, tu le réétalonnes, et le monde aussi change, dit-on, il s’arrange, se réétalonne avec toi. Il devrait. Tu devrais.

Et si ce n’est pas ça, trouver au moins une petite formule consolatoire quelconque. Une de ces phrases gluantes, prêtes à l’emploi, qui aident à se faire une raison, qui remettent de l’ordre dans ce décollement entre la recherche de l’amour éternel et le doute perpétuel sur son existence. Et Gênes ? Pourquoi j’y suis retourné, à Gênes, des années après, reparcourant la mémoire, revivant la terreur, le désarroi, la rage de ces journées de juillet 2001 ?

Je me le demanderai plus tard, quand je serai là-haut, immobile, les mains dans les poches, sur la Promenade Garibaldi, un peu avant qu’une giclée d’eau, poussée par la mer tumultueuse, détournée par un ricochet sur le rocher, m’atteigne, et alors, cent quatre-vingts degrés, le mouvement de mon corps et, s’il y avait quelqu’un pour me regarder, là, dans peu de temps, il ne verrait que ce demi tour sur moi-même, avant de me voir partir, sans même y passer devant la pension Marinella – même pas un coup d’œil de loin -, certainement fermé, cet endroit, en hiver.

Thomas Lemahieu (traduction)

http://www.humanite.fr/19_07_2011-g%C3%AAnes-pour-toujours-476584






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