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Grèves de la faim et droits des sans-papiers

Publie le mercredi 21 février 2007 par Open-Publishing

Par Germain Gillet
mercredi 21 février 2007
http://www.mouvement-egalite.org

Les récentes grèves de la faim menées par des sans-papiers - à l’université de Paris-8 (Saint-Denis), au canal Saint-Martin à Paris, etc. - pour obtenir leur régularisation soulèvent à nouveau la question de cette forme d’action. Le MPE s’est engagé à leurs côtés, appelant à ce qu’une large action de solidarité vienne les aider à arracher leurs revendications mais aussi à ce qu’elle s’élargisse dans un combat d’ensemble pour que soit reconnu le droit de tous les sans-papiers à vivre et travailler dans ce pays. Quelques-uns de nos interlocuteurs, s’affichant par ailleurs partisans des sans-papiers, ont refusé d’exprimer le moindre soutien en invoquant leur rejet de la grève de la faim comme moyen d’action. Il paraît donc utile de revenir sur la question, à la fois pour préciser notre position et pour combattre un abstentionnisme que nous considérons dangereux et condamnable.

Deux types d’objection sont communément soulevés à propos de la grève de la faim : 1) Elle est un acte individuel qui ne vise qu’à régulariser ceux qui la font, ce qui casse la lutte des sans-papiers. 2) Elle met en danger la vie de ceux qui la mènent. Disons d’emblée que, tout en saluant le courage des grévistes de la faim, nous ne la préconisons pas, en partie en raison des objections exprimées ci-dessus, en partie seulement.

Reprenons l’argumentation avancée, en marquant nos points d’accord et de désaccord. En effet, même faite à plusieurs, même soutenue de l’extérieur, la grève de la faim possède en soi un caractère individuel, voire désespéré (un moyen ultime et extrême, là où tous les autres ont échoué) ; par sa nature même, elle se condamne à rester minoritaire. Or, une régularisation massive ne peut être obtenue que par une action elle-même massive, surmontant la dispersion, si ce n’est la division, que connaissent aujourd’hui les sans-papiers, et associant également d’autres catégories sociales solidaires de leur combat. Pour autant, nous ne devons pas négliger le fait qu’au moins les premières grèves de la faim ont permis d’attirer spectaculairement l’attention sur la situation des sans-papiers et d’assurer la popularité de leur combat, un temps. Leur impact s’est depuis beaucoup érodé, et le durcissement continu des mesures à l’encontre des sans-papiers exige plus que jamais de passer à la vitesse supérieure, à des actions de masse de plus en plus amples et déterminées. Nous nous prononçons clairement, que ce soit dans le cas des sans-papiers ou d’autres, en faveur d’actions entraînant de larges couches (y compris non organisées, jusque-là peu engagées dans la lutte et moins résolues à se battre). C’est également au travers de telles actions de masse que se renforcent l’unité et la cohésion, que se forge l’organisation, que mûrit la conscience sociale et politique - conditions nécessaires pour entreprendre d’autres combats, y compris à un niveau plus élevé, et pour les gagner.

Dans le même temps, il convient de noter qu’aussi bien les grévistes de la faim de Paris-8 que les quatre du canal Saint-Martin étaient très conscients que, bien que leur geste soit « individuel », l’objectif est bien de régulariser l’ensemble des sans-papiers. Ils ont toujours insisté qu’ils n’agissaient pas simplement pour eux-mêmes mais pour tous ceux qui sont dans la même situation. Notamment quand la présidence de l’université de Paris-8 proposait d’établir une liste de sans-papiers pour en négocier la régularisation avec la préfecture, les grévistes de la faim et leurs porte-parole refusaient de mettre fin à l’occupation en argumentant qu’il s’agissait avant tout, par l’occupation et la grève de la faim, de mettre sur la place publique la question de l’immigration, et pas juste leur cas personnel. Leur recours à la grève de la faim n’était pas dû à un quelconque « individualisme » - comme certains se sont plu à le croire pour justifier leur passivité - mais à un constat quant à leur relatif isolement et à un manque de confiance quant à la possibilité de mettre en œuvre une action collective de masse. Nous reviendrons plus loin sur cet aspect clef.

La seconde réserve que nous ferons à cet argument, c’est qu’au nom d’un objectif global à atteindre (la régularisation de tous les sans-papiers) il tend à rejeter les régularisations partielles ou à en sous-estimer l’intérêt. Pour éviter tout faux débat, nous rappelons que nous revendiquons nous aussi non seulement une régularisation globale mais également le droit pour tout nouvel immigré, qui a réussi à franchir les murailles de la « forteresse Europe », à y rester. Pour que cela puisse se faire dans les meilleures conditions, nous réclamons aussi que tous les immigrés bénéficient de droits égaux à ceux des citoyens français. Par ailleurs, nous insistons sur le fait que l’existence de sans-papiers, en tant que réserve de main d’œuvre bon marché et hautement précaire, est utile (si ce n’est indispensable, en l’état) à l’économie des pays capitalistes développés qui continueront donc à fabriquer des sans-papiers tant qu’elle continuera à fonctionner. Pour autant, nous ne méprisons nullement tout pas en avant, aussi restreint soit-il. D’un point de vue plus général, nous sommes en faveur d’une transformation radicale de la société sans pour cela rejeter toute réforme partielle mais sans nous y limiter non plus. Au contraire, tout ce qui a été arraché par la lutte doit constituer un encouragement à la poursuivre, à la généraliser, à la radicaliser.

La question n’est pas d’opposer « global » à « partiel » mais de se donner les moyens d’arracher le maximum. Tout dépend finalement du rapport de forces. Loin d’attendre avec fatalisme, les bras croisés, que tombe du ciel « LA lutte idéale », les organisations qui se disent en faveur d’une solution globale doivent se consacrer à créer le rapport de forces le plus puissant possible. Ce qui implique, entre autres, de savoir reconnaître chaque victoire partielle et de la populariser comme telle. Non dans le but d’en faire une fin en soi mais, au contraire, de montrer que l’action paie, d’entraîner dans l’action des couches toujours plus importantes et d’être ainsi capables d’arracher des victoires encore plus importantes.

Le « maximalisme » n’est souvent qu’un prétexte à l’abstentionnisme. Certains qui critiquent le recours à la grève de la faim au nom d’une « lutte idéale » (laquelle d’ailleurs ?!) ont ainsi été étrangement inactifs, muets même... On peut - c’est notre cas, répétons-le - ne pas préconiser la grève de la faim mais, quand en éclate une, doit-on s’ériger en donneurs de leçons, fustiger ceux qui la font et/ou la boycotter ? La résistance à l’oppression prend spontanément des chemins souvent tortueux (pouvant même se révéler des impasses) qui ne sont pas la voie royale que tracent dans l’abstrait de doctes stratèges. La réalité est toujours concrète - terriblement concrète ! - et c’est d’elle qu’il faut partir si l’on veut pouvoir la transformer. Même en cas de lutte « non souhaitée », on ne peut pas ne pas choisir son camp : le camp de ceux qui résistent, quelle que soit la manière dont ils le font, quels que soient ses initiateurs et les différences et divergences que l’on peut avoir avec eux ! C’est le minimum que l’on puisse attendre d’une organisation qui affirme défendre les sans-papiers (ou tout autre catégorie victime de cette société) : se mettre ouvertement de leurs côtés et être partie prenante de leur combat, en fonction de ses propres forces et capacités. Et, sur la base de cette participation active à la lutte, libre à chacun de chercher à convaincre des formes d’action qu’il estime plus efficaces pour la mener à bien.

C’est avec cette conception de la solidarité et de la lutte que le MPE s’est rangé aux côtés des grévistes de la faim, inconditionnellement. Nous leur avons offert une tribune, sur notre site Internet, en même temps nous avons cherché - avec d’autres - à briser le mur du silence, à favoriser autour d’eux des mobilisations solidaires les plus importantes possibles. De telles mobilisations auraient pu prendre le relais de la grève de la faim et constituer des actions de masse non seulement en soutien aux grévistes mais en faveur de tous les sans-papiers. Ce qui était d’ailleurs la volonté des grévistes eux-mêmes. La (longue !) histoire du combat des sans-papiers connaît des exemples de solidarité avec des grévistes de la faim qui ont permis de déclencher des mobilisations plus larges. Y compris des luttes au sein d’entreprises employant des sans-papiers. La transformation d’actions limitées et/ou individuelles en actions de masse, et réciproquement, est une constante des luttes de sans-papiers (lire notamment Mogniss H. Abdallah et le Réseau No Pasaran J’y suis, J’y reste ! Les luttes de l’immigration en France depuis les années soixante, Ed. Reflex, 2000.) C’est même une constante de tout combat social.

Seconde objection : la grève de la faim met sa santé, sa vie, en jeu. Il serait irresponsable pour une organisation d’appeler les gens au martyre. Celles qui le font manifestent généralement un mépris de la vie humaine qui est aux antipodes de notre idéal de société. De plus, pour réaliser cet idéal, il est nécessaire d’avoir des combattants, bien vivants, en bonne santé et les plus conscients possibles ! Néanmoins, nous comprenons tout à fait que certaines personnes soient amenées à y recourir. Leur geste personnel n’est en rien irresponsable - il est autant courageux que désespéré. Il est à la mesure de la situation inhumaine que le capitalisme leur fait. Ce n’est pas un hasard si la lutte des sans-papiers est de toutes les luttes sociales dans ce pays celle qui compte la proportion la plus importante de grèves de la faim. Dans cette société qui leur dénie le droit à l’existence, ils sont contraints d’affirmer cette existence en la mettant en péril sur la place publique, aux yeux de tous, non pas pour éveiller la pitié mais pour que leur existence soit enfin vue et prise en considération par le plus grand nombre.

Autre nuance à apporter à l’objection contre la grève de la faim pour être dangereuse. En vérité, toute lutte sociale comporte un risque pour l’intégrité physique, voire la vie, non du fait de la volonté des participants mais du fait d’une possible confrontation à la violence "légale" et organisée de l’Etat qui défend l’ordre social en place. Il est inutile ici de citer les innombrables exemples de victimes d’attaques policières contre des occupations, des grèves, des manifestations... Il suffit d’avoir assisté dernièrement aux brutales charges de CRS et gardes mobiles contre les jeunes manifestants anti-CPE pour se persuader que nous avons risqué de peu de pleurer un nouvel Malik Oussekine. Il serait irresponsable de n’évoquer que les dangers de la grève de la faim sans évoquer également les dangers inhérents à toute lutte sociale, s’y préparer et se donner les moyens de s’en préserver.

Le désespoir qu’exprime l’usage de la grève de la faim ne réside pas dans la seule situation objective faite aux sans-papiers. Si cette situation dramatique pousse naturellement à des actes désespérés, ils ne sont en rien inéluctables. Le désespoir résulte aussi de leur abandon par les organisations bien implantées dans ce pays et censées représenter l’ensemble de ceux qui subissent une oppression et/ou une exploitation. Au premier chef, les syndicats. Ils ont pour vocation de défendre tous les travailleurs. Les sans-papiers adultes sont dans leur grande majorité des travailleurs, les plus exploités et les plus vulnérables. Ils devraient être au centre du combat syndical. (Nous renvoyons à ce propos à l’argumentaire développé dans la chronique d’Aurélie "Sans-papiers, « insécurité » et Etat policier".) Un effort syndical particulier devrait notamment être déployé pour les organiser et les défendre face à l’arbitraire de l’Etat et des patrons avides de profits faciles. Cela exige d’avoir à la tête des syndicats des dirigeants véritablement dévoués aux intérêts des travailleurs, avec une attention spéciale à l’égard de ceux qui sont surexploités, fragilisés et marginalisés par cette société. Certains syndicalistes et sections syndicales agissent en ce sens, mais à contre-courant de leurs confédérations. Ce qui domine l’histoire du combat des sans-papiers, ce sont le désintérêt, la méfiance, l’hostilité parfois, des directions confédérales à leur égard. Et, aujourd’hui, quand il leur arrive, occasionnellement, d’exprimer enfin un soutien, c’est généralement platonique... Les sans-papiers ont dû se doter de leurs propres structures combatives (coordination, collectif...) mais qui sont séparées du gros du mouvement ouvrier et de la puissance sociale qu’il pourrait leur apporter. Les dernières mobilisations de sans-papiers sont caractéristiques de cet abandon. Aucun mot, aucun geste de solidarité pas plus avec les occupants de Paris-8 qu’avec les grévistes de la faim du canal Saint-Martin ou avec les sans-papiers de la Bourse du Travail. Dans ce dernier cas, les responsables syndicaux, habitués des lieux, ne peuvent même pas prétexter ne pas être au courant !

Les dirigeants des partis politiques de gauche ont contribué grandement aussi à ce désespoir. D’autant plus que les espoirs avaient été immenses, surtout en 1981. Beaucoup avaient même acclamé en Mitterrand le « président des immigrés », celui qui - avant d’être élu ! - était venu soutenir les résidents de la Sonacotra évacués par les CRS ou les sans-papiers turcs du Sentier en grève pour les papiers... Après les importantes régularisations de 1981-82 (arrachées de haute lutte), ce sera un virage à 180° et la gauche au gouvernement, en loyal gestionnaire du capitalisme français, s’engagera à la fois dans une « rigueur » typique de la droite et dans une politique résolument anti-immigrée, banalisant un discours raciste et la lutte contre les « clandestins » : centres de rétention, expulsions, etc. Une politique que poursuivra Jospin et que s’apprête à poursuivre Royal qui ne s’embarrasse même plus de promesses démagogiques : elle a déclaré ouvertement son intention de combattre « l’immigration illégale » et de s’opposer à toute régularisation collective... Son allié traditionnel du PCF se déclare actuellement en faveur de la régularisation des sans-papiers. Fort bien. Mais deux questions à la candidate Buffet. La première : Si le PS revient au pouvoir et qu’il reprend - comme il le promet - sa politique anti-immigrée, continuerez-vous à le soutenir, à vous accrocher à vos strapontins gouvernementaux comme dans les précédents gouvernements de gauche auxquels vous avez continué de participer malgré ses mesures anti-immigrées, et plus généralement pro-capitalistes ? (La même question pourrait être posé également aux « Verts ».) Seconde question : Pourquoi, si vous soutenez les sans-papiers, n’avez-vous pas condamné publiquement vos élus de Saint-Denis et du Conseil général de Seine-Saint-Denis qui ont appelé deux fois la police de Sarkozy pour évacuer les sans-papiers qui occupaient la piscine et la Bourse du Travail ? (Lire sur notre site : "Saint-Denis et sans-papiers - Evacuations policières... de gauche ?") Tous ceux qui, partisans de la gauche gouvernementale, refusent leur soutien aux grévistes de la faim feraient bien de commencer par balayer devant leur porte et se tourner contre ceux qui, dans les syndicats et les partis de gauche, sont responsables de l’isolement et du désespoir qui poussent à des actes individuels, quant ce n’est pas à la démoralisation pure et simple.

Nous comprenons et partageons la méfiance des sans-papiers à l’égard des dirigeants de cette gauche institutionnelle. Y compris à l’égard de ce que l’on nomme « extrême gauche » qui se présente comme alternative mais qui - de la plus petite à la plus grande des organisations variées qui la composent - brille trop souvent par son absence. Le constat est amer à ce niveau. Mais, au niveau des sans-papiers eux-mêmes, le constat est enthousiasmant : malgré la répression et les abandons, ils continuent de se battre avec une extraordinaire détermination, convaincus qu’ils ne doivent compter que sur eux-mêmes et sur ceux qui les ont rejoints dans leurs luttes. Ils sont un exemple de combativité pour tous ceux qui ont des revendications et des droits à faire valoir. Mais le risque est grand qu’à force d’abandons et de trahisons cette combativité finisse par se dilapider et laisse la voie libre à un déchaînement répressif. C’est pourquoi nous insistons fortement sur l’urgence d’unir dans l’action les sans-papiers eux-mêmes, sur l’urgence de la solidarité la plus ample et la plus forte possible, sur l’urgence de s’engager ensemble sur des perspectives de lutte qui permettront d’arracher leur droit à l’existence dans la dignité.

Germain Gillet

20 février 2007