Accueil > Il était une fois une Suisse désarmée et pacifiste
de VIRGINIE POYETTON
Sous les feux de la critique et soumis aux coupures budgétaires, le Département militaire fédéral évoque la possibilité de professionnaliser l’armée. Le Groupe pour une Suisse sans armée s’en félicite mais pour lui l’avenir est ailleurs. Dans un pays sans armes, ni soldats, solidaire et pacifiste.
Art. 17 de la Constitution : « La Suisse n’a pas d’armée. » L’aventure a commencé le 12 septembre 1982. Ce jour-là 120 personnes fondaient le Groupe pour une Suisse sans armée (GSSA) dans le but de lancer une initiative populaire modifiant la Constitution. Derrière l’abolition d’une institution octogénaire s’affirmait alors le désir et la conviction de pouvoir faire régner ce que les militants nomment prosaïquement « une politique globale de paix » c’est-à-dire, une application des principes de non-violence au quotidien, aussi bien en politique nationale qu’internationale. L’initiative a échoué, mais la certitude que l’avenir plaidera en faveur de la paix demeure. Pour le GSSA, la réalisation de la nation démilitarisée est vécue en 1989 comme l’avènement d’une nouvelle ère. Un bouleversement des relations sociales. Dans son journal de campagne d’octobre de la même année, le groupe affirme qu’en Suisse, la réalisation d’une politique de paix augmenterait « la confiance en soi et l’adhésion de la population à un ordre économique équitable en harmonie avec l’environnement ». Ces bases citoyennes s’érigeraient alors comme un rempart contre les tendances anti-démocratiques. Au niveau international, le groupe milite pour le droit à l’autodétermination des peuples et rêve d’une Suisse pacificatrice qui, à travers la médiation, les échanges culturels ainsi que la création d’un organisme civil et international d’aide en cas de catastrophe contribuerait à la paix dans le monde.
Le 26 novembre 1989, le rêve faillit. De peu. Malgré les 35,6% de votants favorables à l’abolition de l’armée, l’aventure est jugée trop ambitieuse, utopique ou dangereuse. Mais, l’institution militariste doit se remettre du choc et met tout en place pour redorer son blason. Dès 1990, l’armée se lance dans une grande réforme qui aboutira d’abord à Armée 95 puis à l’actuelle Armée XXI. De son côté, le GSSA ne se laisse pas abattre et lance plusieurs initiatives : contre l’achat des FA-18, pour que Genève devienne une république de paix puis finalement et surtout pour la création d’un service civil pour la paix et une nouvelle fois, pour l’abolition de l’armée. La voie des urnes sanctionnera une fois de plus les défenseurs d’une Suisse sans fusils. Il faut dire que le contexte politique a changé. La menace communiste s’éloignant, un nouvel ennemi est apparu : le terroriste, l’étranger, la peur elle-même.
3,3 MILLIARDS PAR JOUR
A l’heure actuelle, les dépenses militaires mondiales sont estimées à 3,3 milliards de francs par jour. Or, neuf jours de dépenses militaires suffiraient à fournir nourriture, éducation et soins pendant une année à tous les enfants de la planète qui en sont dépourvus. Sans oublier que les plus grands vendeurs d’armes au monde sont les cinq membres jouissant du droit de veto du Conseil de sécurité de l’ONU, garant de la paix. Si Eduardo Galeano [1] dénonce « une insulte au bon sens », on peut légitimement se demander si l’utopie n’est pas de croire qu’un monde militarisé comme le nôtre est viable à long terme.
C’est ce que soutient le GSSA et beaucoup d’autres. Depuis la guerre en Afghanistan et en Irak plus particulièrement, une floraison de collectifs anti-guerre ont vu le jour à travers la planète. C’est sur le mouvement altermondialiste que Tobia Schnebli, membre du GSSA et militant pacifiste « par essence » fonde désormais ses espoirs de voir la voie non-violente triompher au niveau mondial. Rencontre.
Le Courrier : Il y a 15 ans plus d’un tiers des Suisses votaient pour une Suisse sans armée. Et aujourd’hui ?
– Tobia Schnebli : Il y a 3 ans, lors du second vote sur une Suisse sans armée nous n’étions déjà plus que 22%. La situation politique a changé. En 1989, le Mur venait de tomber et nous possédions une énorme armée qui tenait chaque citoyen sous le drapeau jusqu’à 50 ans. A l’époque, l’institution n’avait jamais été remise en question. Ses cadres pensaient que l’initiative n’obtiendrait même pas 20% de votes favorables. Depuis, l’armée a appris qu’elle devait se vendre.
Remis en question, le Département militaire fédéral met en avant les nouvelles tâches dévolues à l’armée : l’humanitaire et la sécurité intérieure. Quel est selon vous le véritable rôle joué par les cadres de l’institution ?
– Ils ne le savent pas eux-mêmes. Il y a une grande inertie au sein de l’armée qui se nourrit de plusieurs composantes, idéologique et économique surtout. Du point de vue idéologique, une population est plus docile si l’on entretient la peur. L’armée devient alors le principal palliatif au sentiment d’insécurité que les gens vivent pour d’autres raison que la menace du terrorisme ou de l’extrémisme « violent » : le chômage, le démantèlement des services sociaux, la crise de la sécurité sociale. De plus, pour une partie de la population, l’armée est un rempart possible contre l’invasion de « profiteurs » venus de l’étranger. Du point de vue global, le système de sécurité militaire est nécessaire pour stabiliser un modèle néolibéral de plus en plus inégal et source de conflits.
Quand l’armée parle de sécurité intérieure c’est surtout une question de légitimation. L’armée n’est pas nécessaire pour exercer la surveillance aujourd’hui. Les militaires ne réussiront pas à empêcher un nouveau 11 septembre. Quant à une nouvelle guerre mondiale, s’il reste quelque chose du monde après sa fin, on assistera à un mouvement de démilitarisation planétaire.
En attendant, depuis la votation de 1989, aucun nouveau pays ne s’est démilitarisé. Comment voyez-vous l’avenir du GSSA dans ce contexte ?
– Vu la direction que prennent les affaires dans le monde, le désarmement ne risque pas d’être pour bientôt. La nouvelle Constitution européenne fait même du développement des capacités militaires un devoir. Avec le GSSA, nous allons nous opposer à l’acquisition de nouveaux avions de combat en Suisse et tout faire pour empêcher son intégration au système militaire globalisé. Nous avons mené une campagne de deux ans pour mettre fin à la collaboration entre la Suisse et Israël aussi longtemps que ce pays n’applique pas le droit humanitaire international. Nous avons échoué au Parlement, mais nous continuons à militer sur ce thème sous une forme élargie.
Comment expliquer cette surmilitarisation étatique, alors que de plus en plus de jeunes choisissent librement le service civil plutôt que l’armée ?
– La gestion des guerres ne dépend plus du nombre de divisions des armées, mais de leurs capacités technologiques et de leur système d’information. Il ne s’agit plus comme au temps de la Guerre froide de défense du territoire, mais d’intervention en dehors du continent européen. Il y a aussi un gros intérêt économique à garder une place dans le marché global des armes et des systèmes de surveillance.
L’utopie d’une Suisse sans armée est-elle encore réalisable ?
– Je ne suis pas très optimiste pour le court terme, mais à long terme oui. C’est une bataille idéologique que nous devons mener. L’enjeu est de faire comprendre aux gens que l’armée donne une illusion de sécurité, alors qu’elle participe au maintien d’une situation qui produit de l’insécurité. Quand les Suisses auront compris cela, l’armée n’aura plus de légitimité et nous pourrons traduire cette volonté en actes concrets.
La démilitarisation n’est donc qu’une utopie temporaire ?
– Certainement. Elle sera bientôt réalité.