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Il y a 50 ans, l’intervention américaine au Guatemala.
Publie le mercredi 16 juin 2004 par Open-Publishingmardi 15 juin 2004
WASHINGTON (AP) - Il y a 50 ans, le 17 juin 1954, quelque 150 insurgés entraînés et armés par la CIA entraient au Guatemala depuis le Honduras pour renverser le gouvernement de gauche de Jacobo Arbenz. Dix jours plus tard, ce dernier fuyait le pays, événement qui, avec le coup d’Etat chilien de 1971, est resté comme l’un des symboles de la mainmise de Washington sur l’Amérique latine.
Pour le Guatemala, l’épisode fut le prélude d’une guerre civile tragique qui devait durer 30 ans et faire 200.000 morts. Principale responsable, l’armée, dont une commission indépendante a conclu qu’elle avait commis des "actes de génocide", essentiellement envers la population indigène.
La guerre civile éclata environ une décennie après l’intervention de 1954, nourrie par le ressentiment lié à la suppression de la réforme agraire imposée par le gouvernement qui succéda à Arbenz. La guérilla s’inspirera de la révolution cubaine de 1959.
A Washington, l’alarme avait sonné en 1951, quand Jacobo Arbenz, président depuis le mois de mars, nomma des communistes au gouvernement. Il n’en fallait pas plus pour inquiéter les Etats-Unis en pleine Guerre froide.
La CIA s’attela aussitôt à l’élaboration de plans d’urgence pour "neutraliser" la gauche guatémaltèque, révélés dans des documents aujourd’hui déclassés, qui contiennent notamment une liste "A" de 58 personnalités à assassiner. Au fil du temps, les préparatifs furent étendus à l’armement et l’entraînement d’une "Armée de libération" anti-Arbenz.
Pour mener l’assaut, les Américains choisirent Carlos Castillo Armas, un ancien colonel de l’armée guatémaltèque au nom prédestiné qui travaillait dans la vente de meubles au Honduras lorsqu’il fut recruté par la CIA.
A quelques semaines de l’intervention, les inquiétudes de l’administration Eisenhower furent renforcée par l’acquisition par le gouvernement guatémaltèque d’armes auprès de la Tchécoslovaquie soviétisée.
Dans un récit de l’intervention, Douglas Kraft, un spécialiste de l’Amérique latine aujourd’hui historien du Département d’Etat américain, raconte que Jacobo Arbenz pensait que l’armée repousserait les rebelles. Il fut conforté dans cette conviction par les événements sur le terrain, l’assaut terrestre et maritime rencontrant une forte résistance.
C’est alors que la CIA lança la guerre psychologique. "En brouillant les ondes des radios guatémaltèques et en diffusant des informations fictives sur l’avancée des forces rebelles, la CIA oeuvra à démoraliser l’armée guatémaltèque", écrit Douglas Kraft. "Simultanément, les bombardiers de la CIA mitraillèrent les rues de Guatemala, la capitale, et lâchèrent de petites bombes pour apeurer la population".
Au sommet de l’armée, les officiers commencèrent à craindre une invasion américaine en cas d’échec de l’incursion rebelle. Avant le 25 juin, "ces craintes étaient parvenues jusqu’au front" et les forces armées refusèrent de combattre, selon Douglas Kraft.
"L’armée s’était effectivement retournée contre Arbenz. Ses options se rétrécirent, et le président guatémaltèque ordonna en dernier recours à l’armée d’armer paysans et organisations syndicales pour tenter d’arrêter Castillo Armas. Cet ordre fut son erreur fatale", estime l’historien : "Le peu de loyauté qui lui était encore acquise s’évapora".
Le 27 juin, Jacobo Arbenz s’enfuyait au Mexique remplacé par Carlos Castillo Armas, avec l’appui de l’ambassade américaine. Impopulaire, il fut assassiné trois ans plus tard par un membre de sa garde présidentielle.
Par la suite, les intérêts personnels de deux des principaux conseillers à la sécurité du président Dwight Eisenhower, le secrétaire d’Etat John Foster Dulles et son frère, Allen, directeur de la CIA, ont donné une nouvelle vision des possibles motivations américaines dans l’affaire.
Dans les années 30, John Foster Dulles alors avocat privé, avait participé à l’élaboration d’un accord assurant le contrôle de la seule voie ferrée du Guatemala à The United Fruit Co., un gros producteur de bananes américain, véritable Etat dans l’Etat en Amérique centrale. Les frères Dulles avaient des intérêts dans United Fruit lorsqu’ils entrèrent au gouvernement. Or le gouvernement Arbenz expropria la compagnie américaine...
La tentative suivante des Etats-Unis pour changer la donne politique en Amérique latine fut un fiasco. Sept ans après le Guatemala, des exilés cubains entraînés par la CIA tentèrent de renverser le gouvernement de Fidel Castro. Ce fut le fameux débarquement de la baie des Cochons qui se transforma en déroute en l’espace de trois jours. Jacobo Arbenz avait eu moins de chance.
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Documents de la CIA sur le Guatemala : www.foia.cia.gov/guatemala.asp
Commission des droits de l’Homme guatémaltèque : www.ghrc-usa.org
AP
Le Guatemala communiste n’existait que pour la CIA
Par André Maltais
Dans un article paru sur le site espagnol Rebelion, le journaliste Roberto Garcia, de Massiosare (supplément au quotidien mexicain La Jornada), résume le tout.
Au pouvoir depuis 1951, le gouvernement démocratiquement élu de Jacobo Arbenz met en marche, entre autres mesures populaires, une importante réforme agraire qui affecte les intérêts de la United Fruit. Selon Garcia, dès 1951, une circulaire de la CIA mentionne l’arrivée à Washington d’une personne qui est « l’intermédiaire de Sam Zamurias (président de la United Fruit Company), de Floyd Odlom (président de la Consolidated Vultee Aircraft) et de l’Electric Bond and Share Company ». Ces compagnies veulent « offrir (leurs) installations et personnels pour aider la CIA dans tout projet qui (leur) permettrait de combattre l’avance du communisme au Guatemala ».
D’autres documents révèlent d’abord l’existence d’une opération « PBFORTUNE » visant à assassiner des « pièces importantes » du régime guatémaltèque et, pour cela, « élaborer des listes d’individus », « former des équipes d’exilés » et « organiser des campagnes d’intimidation ». Un groupe « K » est tout spécialement entraîné avec un « manuel de l’assassinat » rédigé par un psychiatre de la CIA.
Mais même s’il est approuvé par l’administration Truman (qui dépêche aussitôt armes et argent au Guatemala), le plan ne voit jamais le jour. En 1952, nous dit Garcia, c’est plutôt le plan « PBSUCCESS » que Allen Dulles (alors directeur des plans de la CIA) fait adopter avec l’objectif « d’écarter secrètement la menace de l’actuel gouvernement du Guatemala » et d’y « installer et renforcer en secret un gouvernement pro-États-Unis. » La CIA choisit de faire croire que « les communistes se sont infiltrés au Guatemala et constituent une menace d’autant plus que l’opposition est dispersée et désunie ».
« PBSUCESS » approuvé, une certaine « Station Lincoln » commence à opérer au Guatemala. Sa mission compte cinq étapes :
Premièrement, conditionnement préliminaire : « semer le désaccord et la désertion dans les rangs de l’objectif » ; le discréditer, rendre manifeste son « inhabilité », « nourrir l’impatience dans les rangs des non communistes », exercer des « pressions économiques » et « conclure des accords militaires avec les pays voisins, Nicaragua, Honduras et El Salvador ».
Deuxièmement, concentration : « susciter l’antagonisme contre le régime » autant à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays et « initier des actions diplomatiques par le biais de l’Organisation des États américains ».
Troisièmement, rumeurs : « démarrer une campagne intensive de rumeurs qui stimulent la peur ».
Quatrièmement, agressivité : « sabotage agressif d’objectifs clés du gouvernement » et, plus tard, « lancement d’un ultimatum (ordonnant le départ du président) de la part du chef des rebelles pour éviter un bain de sang » et, éventuellement, « entrée des rebelles dans le pays ».
Cinquièmement, consolidation : « formation du nouveau gouvernement », « reconnaissance immédiate par l’OEA » et « offre d’aide par les États-Unis ».
Aidée par la « guerre des nerfs » et une radio clandestine (Radio Liberacion), la CIA prévoit que les forces anti-Arbenz « testent leurs moyens » par des « actes spécifiques de violence » tant internes qu’externes pour faire croire à un « commencement de terreur communiste » et justifier une intervention.
On donne les exemples suivants.
« Séquestrer des anticommunistes (…) par exemple, la femme et les enfants d’un patron nord-américain ; on pourrait trouver les vêtements ensanglantés de la femme au bord d’un lac avec des indices montrant que les tueurs sont communistes » ;
« Tirer contre une installation de la United Fruit ou la maison d’un propriétaire terrien guatémaltèque millionnaire, découvrir sur les lieux des douilles ou une bombe incendiaire soviétique ».
« Une bombe d’origine soviétique explose sous la voiture de Juan Manuel Galvez (président du Honduras) une minute après qu’il en est descendu (…). L’assassin virtuel est arrêté et confesse son appartenance au PGT (Parti guatémaltèque du travail, de Jacobo Arbenz) (…) ou, peut-être mieux, l’assassin est un mythique officiel soviétique avec, sur lui, des roubles, un passeport soviétique ou polonais … » ;
« Un groupe de guatémaltèques est capturé à la frontière hondurienne, équipé d’armes soviétiques, cartes, etc. L’un de ses membres admet qu’ils se préparaient à pénétrer au Honduras ».
Une fois « PBSUCCESS » achevé (pour effectivement éviter un bain de sang, Arbenz passe le pouvoir à un colonel de l’armée, Carlos Castillo Armas, avec « l’aide » de l’ambassadeur états-unien John Peurifoy), la CIA prévoit passer au plan « PBHISTORY » qui vise à prouver la nature communiste du régime défait.
Mais le projet est vite abandonné quand l’enquêteur Ronald Schneider ne constate, dans les documents secrets guatémaltèques, « aucune trace de contrôle soviétique » et, bien au contraire, « des preuves considérables que les communistes guatémaltèques agissaient seuls, sans appuis extérieurs ». La CIA découvre même que le Guatemala n’avait aucune relation diplomatique avec l’URSS !
Malgré cela, la « désoviétisation » a lieu : annulation de la réforme agraire, dévolution de terres à la United Fruit, signature d’un pacte de défense avec les États-Unis, réduction des droits civils des majorités, persécution des leaders syndicaux et surtout … portes grandes ouvertes à une guerre civile de 36 ans !
N° 227 - mars 2004
www.lautjournal.info/autjourarchives.asp ?article=1887&noj=227