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Intermittence et permanence...

Publie le lundi 22 septembre 2003 par Open-Publishing

Intermittence et permanence, par Marcel Bozonnet, Stéphane Braunschweig, Alain Françon et Christian Schiaretti

A l’heure de la rentrée théâtrale, après des semaines noires qui ont vu l’annulation de nombreux festivals et de nombreux spectacles, nous, metteurs en scène et directeurs de théâtres subventionnés pour tout ou partie par l’Etat, réunis ici pour avoir placé au cœur de nos projets - par choix ou du fait de la nature même de nos établissements - la notion de permanence artistique, sommes quotidiennement confrontés à l’inquiétude et au désarroi des artistes et des techniciens menacés par le protocole de réforme de l’assurance-chômage des intermittents du spectacle (signé le 26 juin, modifié le 8 juillet, et agréé le 6 août).

Nous avons été très attentifs au travail d’analyse des coordinations d’intermittents, et nous partageons sur le protocole beaucoup de leurs appréciations. Nous considérons par ailleurs que notre rôle n’est pas de fermer les théâtres, mais de faire en sorte que les spectacles aient lieu, dans un climat de dialogue et de réflexion urgente, et partagée avec le public, sur la place de l’art dans notre société. On constate aujourd’hui que le refus d’un moratoire d’application du protocole, réclamé par la profession, rend problématique l’organisation des assises proposées par le ministre.

Cette situation de blocage ne doit cependant pas nous empêcher de continuer à réfléchir. C’est dans cet esprit qu’il nous paraît nécessaire de revenir sur quelques points essentiels - l’occasion aussi, en ces Journées du patrimoine, de défendre le théâtre public comme un "patrimoine vivant".

D’une réforme d’annexes spécifiques au régime général d’assurance-chômage, réforme visant à réduire un déficit beaucoup trop important, nous pouvions attendre qu’elle réaffirme en même temps l’objectif social de ce régime spécifique : assurer une continuité de revenus à des professionnels dont l’activité s’exerce de manière quasi nécessairement discontinue et avec des employeurs multiples.

Nous pouvions aussi espérer que cette réforme rende le système plus juste en réduisant les fortes inégalités de traitement qui peuvent exister entre différents types d’allocataires (par exemple, le système bénéficiait le plus à ceux qui gagnaient le plus d’argent en le moins de temps possible !), ou encore qu’elle redéfinisse plus strictement le champ d’application du régime, c’est-à-dire les métiers et employeurs concernés.

Sachant enfin - et ce n’est plus un secret pour personne - que, par ce système d’indemnisation, l’Unedic prend de fait et paradoxalement, depuis de nombreuses années et pour une très large part, le relais des collectivités publiques dans le financement en France de ce qu’on appelle (pour faire vite) "le spectacle vivant", nous pouvions souhaiter qu’une telle réforme s’accompagne en amont d’une réévaluation du rôle de l’Etat et des collectivités locales dans le cadre d’un service public de l’art.

Au lieu de cela, le nouveau protocole, par une réforme complète des modes de calcul et des conditions d’accès à l’indemnisation, risque non seulement d’exclure du régime une très grande partie de ceux qui participent aujourd’hui de la vitalité et de la diversité du spectacle vivant, mais aussi de fragiliser l’ensemble des professionnels de ce secteur. Le système continuera de bénéficier, d’une part, à ceux qui gagnent le maximum en un minimum de temps (en ce sens, il ne réduira ni fraudes ni inégalités) et, d’autre part, à ceux dont l’activité est quasiment régulière (en termes de rémunération et de répartition périodique des heures de travail), autrement dit ceux dont l’activité se rapproche de la permanence sans pour autant qu’ils soient réellement permanents !

Ces intermittents-là ne sont pas, pour leur plus grande majorité, présents dans les domaines du théâtre, de la danse, de la musique, du cirque ou des arts de la rue. Ce ne sont pas non plus ceux qui participent le plus à la part la plus fragile de l’industrie cinématographique. Quant aux employeurs qui profitent de la flexibilité du système, rien ne vient à ce jour distinguer ceux à qui ce système permet d’accroître les bénéfices de leurs entreprises, de ceux pour qui ce même système rend tout simplement possible leur activité artistique.

Cette fragilisation, au-delà des conséquences qu’elle aura sur la vie souvent déjà précaire des artistes et techniciens du spectacle, peut avoir de graves répercussions sur la vie artistique de ce pays : parce qu’il n’est absolument pas adapté aux réalités du spectacle vivant, ce protocole risque d’entraîner une déprofessionnalisation d’artistes et de techniciens confirmés, autrement dit la perte à court terme des savoir-faire spécifiques à nos métiers, en même temps que la perte d’engagement existentiel et réel de chacun dans son art, engagement qui seul peut conférer à l’art son exigence et sa nécessité pour ceux à qui il ose s’adresser : le public.

On dira que les grandes institutions, qui emploient a priori moins d’intermittents que les compagnies indépendantes, ne devraient pas se retrouver particulièrement pénalisées. Ce serait oublier que la plus grande part de l’activité artistique est assurée par des intermittents - à l’exception de la Comédie-Française, modèle unique en France mais largement imité à l’étranger, où la proportion est inverse.

Pour ne prendre que l’exemple du Théâtre national de Strasbourg, les comédiens de la troupe permanente continuent d’avoir des contrats à durée déterminée "d’usage" renouvelés. En outre, l’emploi des quelque 100 permanents techniques et administratifs de ce théâtre (ainsi que l’existence dans ses murs d’une école nationale) n’est justifié que par une activité artistique qui se doit d’être exigeante, innovante et diversifiée. L’aventure du TNS comme théâtre public doit témoigner, en les soutenant par des accueils ou des coproductions, d’aventures plus fragiles dans leurs modes de production que sont celles des compagnies, d’aventures qui, de fait, font éclore d’autres formes de théâtre. Il ne s’agit pas de dire que, sans elles, les grandes institutions seraient nécessairement sclérosées et dépositaires d’un art mort, mais la confrontation des modes de production, leur croisement parfois, nous semble aujourd’hui un des enjeux majeurs d’un service public du théâtre : c’est une des différences profondes avec le théâtre privé, par exemple, où ne se développe qu’une unique logique de production, ou avec la télévision, où la logique de l’Audimat a fini par avoir raison, à quelques rares exceptions près, de la logique de service public.

En même temps, le système de l’intermittence, qui est devenu au fil des ans le seul système d’existence sociale des artistes du spectacle, n’est pas en lui-même exempt de logiques libérales : flexibilité et individualisme y côtoient solidarité et partage du travail. Ce système a sans doute permis à des aventures collectives de perdurer : la continuité de revenus que le régime spécifique d’assurance-chômage garantissait aux artistes et techniciens se substituait à des financements culturels capables de rétribuer une activité artistique continue. Mais il a aussi largement contribué, dans les années 1980, à dévaloriser la notion d’aventure collective et d’engagement à long terme dans un projet théâtral.

Il n’est pourtant pas de grande aventure artistique dans le domaine du théâtre ou de la danse qui ne soit née sans l’association, même temporaire mais suffisamment développée dans le temps, d’acteurs et de metteurs en scène, de danseurs et de chorégraphes, d’auteurs, de dramaturges, de compositeurs, de scénographes, de créateurs de costumes ou de lumières. C’est aussi par la durée de leur rapport avec le public, la durée de leur présence dans les débats artistiques que ces aventures d’équipe ont profondément marqué spectateurs et artistes, au-delà même de leur temps d’existence.

Le service public de l’art doit donc aussi se donner les moyens d’inscrire dans la durée (et non, comme c’est de plus en plus le cas, par des aides au coup par coup) les projets artistiques qu’il entend soutenir et dont il veut favoriser la rencontre avec un plus grand nombre de spectateurs : cette inscription dans la durée suppose que soit reposée la question de la permanence artistique, dans les grandes institutions et aussi dans les compagnies. Cela implique de mettre en place les outils juridiques adéquats (par exemple, des contrats à durée déterminée de longue durée pour des artistes ou des collaborateurs artistiques, qui pourraient être articulés sur les durées des mandats des directeurs d’établissements culturels subventionnés ou sur celles des conventionnements des compagnies) et une augmentation substantielle des moyens alloués aux compagnies. Une meilleure réforme du régime d’assurance-chômage des artistes et techniciens du spectacle est nécessaire. Pour autant, elle ne pourra, à elle seule, résoudre toutes les questions suscitées par une évolution inquiétante de l’engagement de l’Etat à l’endroit d’un service public de l’art, et ce dans le contexte de la mise en œuvre complexe de la décentralisation culturelle.

La diversité des modes de production (permanence, intermittence, institutions, compagnies, etc.) est essentielle à l’art théâtral : elle lui garantit la possibilité de tenter de tracer les lignes de fracture indispensables à la réflexion de la société sur elle-même et à la construction d’une vie meilleure : c’est dans cette tentative, qui est aussi une exigence, que doit se situer le risque artistique, un risque que les artistes, dans le cadre d’un service public de l’art, peuvent partager en toute conscience avec les collectivités publiques et le public lui-même.

Marcel Bozonnet est administrateur général de la Comédie-Française.
Stéphane Braunschweig est directeur du Théâtre national de Strasbourg.
Alain Françon est directeur du Théâtre national de la Colline.
Christian Schiaretti est directeur du Théâtre national populaire de Villeurbanne.

http://www.lemonde.fr/article/0,5987,3232--334606-,00.html