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Intermittents suicidaires ou directeurs mortifères ?

Publie le samedi 5 juillet 2003 par Open-Publishing

La menace d’annulation qui pèse sur les festivals fait tomber les masques. Dans un texte paru dans
le journal Le Monde, Bernard Faivre d’Arcier, directeur du Festival d’Avignon, choisi son camp :
en annulant les festivals, les intermittents scient la branche sur laquelle ils sont assis.

Par dessous le cruel débat qu’engage (jouer, ne pas jouer), l’incendie qui menace les
intermittents (et par voie de conséquence les festivals de l’été) aura au moins eu le mérite de faire tomber
pas mal de masques. Il aura aussi redonné une vigueur politique inattendue à des professions qui
s’étaient dangereusement ramollies ces dernières années, quand le socialisme de gouvernement
obligeait les milieux de la culture à s’en tenir au ventre mou d’un silence complice.

Depuis quelques jours, les choses redeviennent incroyablement claires. Il y a des camps, deux, ni
plus ni moins, ceux qui défendent les artistes et les oeuvres qu’ils produisent dans le cadre de
leur mission de service public ; et ceux qui ne comprennent pas que l’art puisse être préoccupation
« de » l’Etat, défendant l’idée simpliste que les artistes et la culture n’ont rien de commun, voire
se nuisent mutuellement.

Or ceux qui défendent la seconde position (libérale - privatisante et dénationalisante) sont au
pouvoir depuis le 21 avril 2002. Il est donc parfaitement logique qu’ils décident le démantèlement
d’un système d’aide publique aux artistes, qu’ils jugent totalement anomale par rapport à la
logique libérale dominante (n’oublions pas que « nous » les avons élus à 82 % - nous avons tendance à
l’oublier...)

L’équation maintenue jusqu’au 26 juin était la suivante : les artistes travaillent de manière
continue tout au long de l’année, mais leur statut social oblige à une discontinuité, qui fait
alterner temps salarié et temps chômé. Les raisons de cette situation sont nombreuses : multiplicité de
leurs employeurs, disparité de leur travail, voyages de tournées, répétitions peu comptabilisables,
préparations des spectacles ou des films - autant de contraintes qui ne permettent pas d’imaginer
un salaire homogène et continu.

Que la droite s’y oppose, rien d’étonnant. Le Medef n’y voit que privilèges et abus de pouvoirs,
c’est assez logique. Ce qui l’est moins, c’est la prose du directeur du festival d’Avignon, Bernard
Faivre d’Arcier (socialiste, pensait-on), parue dans les pages « Horizons débats » du monde daté du
1er juillet 2003. A quelques jours de l’ouverture du festival, le directeur (sortant) a décidément
choisi son camp. Dans son argumentaire, l’analyse ne cesse de céder las au mépris désabusé : les
intermittents veulent annuler les festivals de l’été, ils ne savent pas ce qu’ils font, ils scient
la branche sur laquelle ils sont assis. Victimes de la peur et de l’ignorance, ces individus à la
dérive commettent un acte « suicidaire », ils oublient (comme d’habitude) le public et détruisent
l’économie locale des villes festivalières.

Le texte a le mérite de la clarté. On y apprend plusieurs choses qui restaient embrouillées et
confuses, en ces périodes implicitement « culturophobes ».
1. Les artistes ont peur (car précaires, aliénés, manipulés), ils disent et font donc n’importe
quoi.
2. Les artistes ne savent pas lire les textes signés par de doctes « représentants » (de quoi, de
qui ?).
3. Les artistes deviennent de jour en jour les porte-paroles de la « frustration ambiante des
conflits sociaux récents ».
Dans cette analyse, l’artiste apparaît comme un quasi débile mental manipulé, ballotté par des
conditions et situations qui lui échappent complètement.

L’artiste n’est sans doute pas une catégorie politique exemplaire et sans faille - s’il en est
une. Mais le problème est ici de voir un directeur de festival (et pas des moindres, l’un de ceux
dont la carrière est tout entière fondée sur celle des artistes qu’il défend) se couper, par
principe, de ceux qui le font vivre. Le naufrage du festival d’Avignon, aussi catastrophique soit-il,
n’est rien par rapport à l’avenir des créateurs et des diffuseurs (directeurs de lieux et de festivals
compris) promis par notre ministre-embaumeur. Rappelons-nous, il le disait déjà quand Jacques
Chirac faisait campagne : nous allons « sanctuariser » le budget du ministère de la Culture. Il ne fait
pas autre chose que ce qu’il a dit : mise à mort, secteur après secteur, de ce qui constitue le
terreau des forces vives de l’art et de la pensée. Et cette politique est évidemment concertée :
sanctuariser l’art et la pensée, c’est mettre sur pause la réflexion et le jugement libres de plus en
plus de nos concitoyens, « cathodiquement » hébétés, et anesthésiés par la soif suicidaire de la
consommation vaine.

La véritable réponse de gauche n’est donc pas d’exiger quelques aménagements ou plans de
redressement face à une catastrophe économique, comme le suggère Bernard Faivre d’Arcier. Cette comparaison
avec le monde de la sidérurgie sinistrée fait symptôme : oui le socialisme de gouvernement a lui
aussi parfaitement intégré la libéralisation marchande de l’ensemble du service public, santé,
retraites, éducation, recherche et culture. Contre toute logique aménageante, le syndicat des
entreprises artistiques et culturelles (Syndeac) retrouve (enfin) un souffle politique, après avoir courbé
l’échine pendant toutes ces années de gouvernement « socialiste ». Dans une lettre au Premier
ministre, le Président du Syndeac écrit : « On ne peut réformer le système de l’intermittence sans
interroger au préalable l’ensemble des politiques publiques pour l’art et la Culture et leur
financement. » Dès mars 1984, le statut des intermittents (dont le nombre s’est mis à augmenter sensiblement)
posait question et appelait cette revendication, qui ne vint que deux décennies plus tard. Et
pourtant des propositions existaient déjà, dont l’idée défendue par Jack Ralite et Pierre Bérégovoy
d’un « fond de garantie alimenté par des prélèvements parafiscaux ».

Le temps n’est plus au sanctuaire, mais aux nouvelles semences. Il faut exiger une réelle
politique de financements (que la revue Mouvement appelle ces voeux depuis deux ans, sous la forme d’une
pétition pour le doublement du budget de la culture - pétition que beaucoup de décideurs n’avaient
pu signer à l’époque, pour de biens obscures raisons...), afin de rendre possible, à sa juste
hauteur, le service public de l’audiovisuel et des arts vivants.

Quoi qu’en disent certains directeurs chagrins, les artistes sont prêts à engager cette réflexion
en toute sérénité. Contre toute attente (et ils nous avaient en effet depuis dix ans habitué au
silence atomisé), ils ont montré qu’ils pouvaient parler ensemble, et d’une seule voie, sur
l’essentiel, malgré leurs différences et divergences évidentes. Oui, monsieur Faivre d’Arcier a du souci à
se faire s’il veut maintenir les choses « en l’état ». Les artistes sont déterminés au changement,
et ce travail politique se fera, n’en doutons pas, pendant l’été. Rien ne pourra empêcher le
mouvement de pensée de se développer, et surtout pas les arguments d’épicerie locale. Non : les états
généraux de la création artistique sont en marche, et ils s’inviteront à Avignon. Le festival 2003,
qu’il ait lieu ou non restera dans les mémoires pour ce qu’il doit être : le lieu d’une résistance
active et collective. Une construction d’avenir, même si elle implique aujourd’hui de la dépense
(Georges Bataille). C’est la définition même de l’art, et de son destin public.

Un dernier point : quelques voix (célèbres) se sont élevées pour dénoncer les menaces d’annulation
du festival d’Avignon. Bien sûr ils ont raison, quel gâchis. Sauf que ces voix qui s’élèvent
représentent précisément des projets fort peu touchés par les turbulences du régime de l’intermittence.
Par le cinéma (Chereau) ou par une organisation très autonome, de type phalanstérienne
(Mnouchkine), ces artistes démontrent à leur insu à quel point le système des aides publiques doit être
profondément réformé. Ils ne sont pas fondamentalement touchés par les atteintes du moment, précisément
parce qu’ils se sont organisés autrement, aux marges du service public. Quant aux quatre cent
compagnies du festival off, qui risquent en effet leur peau à ne pas jouer, on ne les entend pas
relayer cette parole alarmiste. Faut-il en déduire que l’annulation du festival n’est pas d’abord un
bûcher allumé par les artistes eux-mêmes, mais une mutilation collectivement assumée, pour éviter
que la mort, « sanctuarisant », ne gagne de partout ?