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L’insurrection qui vient

Publie le mercredi 12 novembre 2008 par Open-Publishing
7 commentaires

Une lecture indispensable, comme une baffe en travers la gueule...


(…) Il n’y a guère que cette étrange strate intermédiaire de la population, ce curieux agrégat sans force de ceux qui ne prennent pas parti, la petite bourgeoisie, qui a toujours fait semblant de croire à l’économie comme à une réalité – parce que sa neutralité en était ainsi préservée.

Petits commerçants, petits patrons, petits fonctionnaires, cadres, professeurs, journalistes, intermédiaires de toutes sortes forment en France cette non-classe, cette gélatine sociale composée de la masse de ceux qui voudraient simplement passer leur petite vie privée à l’écart de l’Histoire et de ses tumultes. Ce marais est par prédisposition le champion de la fausse conscience, prêt à tout pour garder, dans son demi-sommeil, les yeux fermés sur la guerre qui fait rage alentour.

Chaque éclaircissement du front est ainsi marqué en France par l’invention d’une nouvelle lubie.

Durant les dix dernières années, ce fut ATTAC et son invraisemblable taxe Tobin – dont l’instauration aurait réclamé rien moins que la création d’un gouvernement mondial –, son apologie de l’"économie réelle" contre les marchés financiers et sa touchante nostalgie de l’État. La comédie dura ce qu’elle dura, et finit en plate mascarade.

Une lubie remplaçant l’autre, voici la décroissance. Si ATTAC avec ses cours d’éducation populaire a essayé de sauver l’économie comme science, la décroissance prétend, elle, la sauver comme morale.

Une seule alternative à l’apocalypse en marche, décroitre. Consommer et produire moins. Devenir joyeusement frugaux. Manger bio, aller à bicyclette, arrêter de fumer et surveiller sévèrement les produits qu’on achète. Se contenter du strict nécessaire. Simplicité volontaire.

« Redécouvrir la vraie richesse dans l’épanouissement de relations sociales conviviales dans un monde sain. » « Ne pas puiser dans notre capital naturel. » Aller vers une « économie saine ». « Éviter la régulation par le chaos. » « Ne pas générer de crise sociale remettant en cause la démocratie et l’humanisme. » Bref : devenir économe. Revenir à l’économie de Papa, à l’âge d’or de la petite bourgeoisie : les années 1950.

« Lorsque l’individu devient un bon économe, sa propriété remplit alors parfaitement son office, qui est de lui permettre de jouir de sa vie propre à l’abri de l’existence publique ou dans l’enclos privé de sa vie. »

Un graphiste en pull artisanal boit un cocktail de fruits, entre amis, à la terrasse d’un café ethnique. On est diserts, cordiaux, on plaisante modérément, on ne fait ni trop de bruit ni trop de silence, on se regarde en souriant, un peu béats : on est tellement civilisés.

Plus tard, les uns iront biner la terre d’un jardin de quartier tandis que les autres partiront faire de la poterie, du zen ou un film d’animation.

On communie dans le juste sentiment de former une nouvelle humanité, la plus sage, la plus raffinée, la dernière. Et on a raison. Apple et la décroissance s’entendent curieusement sur la civilisation du futur.

L’idée de retour à l’économie d’antan des uns est le brouillard opportun derrière lequel s’avance l’idée de grand bond en avant technologique des autres.

Car dans l’Histoire, les retours n’existent pas. L’exhortation à revenir au passé n’exprime jamais qu’une des formes de conscience de son temps, et rarement la moins moderne.

La décroissance n’est pas par hasard la bannière des publicitaires dissidents du magazine Casseurs de pub. Les inventeurs de la croissance zéro – le club de Rome en 1972 – étaient eux-mêmes un groupe d’industriels et de fonctionnaires qui s’appuyaient sur un rapport des cybernéticiens du MIT.

Cette convergence n’est pas fortuite. Elle s’inscrit dans la marche forcée pour trouver une relève à l’économie.

Le capitalisme a désintégré à son profit tout ce qui subsistait de liens sociaux, il se lance maintenant dans leur reconstruction à neuf sur ses propres bases. La sociabilité métropolitaine actuelle en est l’incubatrice.

De la même façon, il a ravagé les mondes naturels et se lance à présent dans la folle idée de les reconstituer comme autant d’environnements contrôlés, dotés des capteurs adéquats.

À cette nouvelle humanité correspond une nouvelle économie, qui voudrait n’être plus une sphère séparée de l’existence mais son tissu, qui voudrait être la matière des rapports humains ; une nouvelle définition du travail comme travail sur soi, et du Capital comme capital humain ; une nouvelle idée de la production comme production de biens relationnels, et de la consommation comme consommation de situations ; et surtout une nouvelle idée de la valeur qui embrasserait toutes les qualités des êtres.

Cette « bioéconomie » en gestation conçoit la planète comme un système fermé à gérer, et prétend poser les bases d’une science qui intégrerait tous les paramètres de la vie.

Une telle science pourrait nous faire regretter un jour le bon temps des indices trompeurs où l’on prétendait mesurer le bonheur du peuple à la croissance du PIB, mais où au moins personne n’y croyait.

« Revaloriser les aspects non économiques de la vie » est un mot d’ordre de la décroissance en même temps que le programme de réforme du Capital. Éco-villages, caméras de vidéosurveillance, spiritualité, biotechnologies et convivialité appartiennent au même « paradigme civilisationnel » en formation, celui de l’économie totale engendrée depuis la base.

Sa matrice intellectuelle n’est autre que la cybernétique, la science des systèmes, c’est-à-dire de leur contrôle.

Pour imposer définitivement l’économie, son éthique du travail et de l’avarice, il avait fallu au cours du XVIIe siècle interner et éliminer toute la faune des oisifs, des mendiants, des sorcières, des fous, des jouisseurs et autres pauvres sans aveu, toute une humanité qui démentait par sa seule existence l’ordre de l’intérêt et de la continence.

La nouvelle économie ne s’imposera pas sans une semblable sélection des sujets et des zones aptes à la mutation. Le chaos tant annoncé sera l’occasion de ce tri, ou notre victoire sur ce détestable projet.

[Comité Invisible - L’insurrection qui vient - Editions La Fabrique - Mars 2007]

http://www.lafabrique.fr/article_livres.php3?id_article=215

Le livre est en pdf

Messages

  • Va voir sur le site la fabrique . Le livre est en pdf en cliquant sur extrait .

  • j’ai parcouru aujourd’hui.

    J’ai trouvé la dernière partie intéressante "Se constituer en communes" (pages 89 et suivantes), au moins comme perspective de lutte.

    A l’heure de l’inaction des partis politiques ouvriers :
     de leur décrépitude, pour ce qui est du PCF
     de l’acceptation du système bourgeois, pour le NPA

    De la paralysie (pour ne pas dire pire) des syndicats ouvriers ( là aussi, l’appareil pourrit par la tête)

    reconsidérer nos formes de lutte est une nécessité.

    Arrêtons de nous arrêter à ce qu’accepte la légalité bourgeoise.

    Après tout, la grève était aussi une forme de "sabotage"

    Allons donc au moins sur la frontière, et un jour, franchissons là, en masse