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L’opposition vénézuélienne parle de RCTV-2e partie

Publie le vendredi 18 mai 2007 par Open-Publishing

L’opposition vénézuélienne parle de RCTV *

2e Partie : Leo Campos -Nous avons été de la chair à canon

Qui parle ? Leo Campos est un journaliste vénézuélien diplômé de l’Université Catholique Andres Bello, université privée qui fournit à l’opposition tous ces cadres politiques et intellectuels. Passionné de sport, il rentre à RCTV pour s’occuper des nouvelles sportives dans l’idée d’être un jour reporter dans ce domaine. Il se qualifie lui-même d’antichaviste sans pour autant porter l’opposition en grande estime. A la lecture de son témoignage, on peut noter une grande apathie politique qui ne lui fait pas prendre conscience de la teneur insurrectionnelle des évènements qu’il est en train de vivre. Il a travaillé à RCTV pendant les trois jours qu’on duré le coup d’Etat contre le président Chavez. Ce témoignage d’un antichaviste issue des entrailles de RCTV nous aide à comprendre pourquoi le gouvernement a accusé la chaîne de Marcel Granier d’être une chaîne "putchiste". Le vécu par les travailleurs de RCTV durant ces journées d’avril 2002 montre bien comment la chaîne commerciale faisait partie intégrante de l’organisation et du déroulement de la conspiration, au même titre que les Partis politiques, que les Organisations (Non) Gouvernementales financées par les Etats-Unis, que les snipers engagés par l’opposition pour provoquer un massacre. Une partie de ce plan macabre nous est révélé par ce long témoignage -mais néanmoins essentiel- du journaliste Leo Campos.

Le témoignage :

"Nous avons été de la chair à canon"

"Mon opinion sur Chavez et le chavisme ? Je ne suis pas chaviste. Je ne peux pas. Je ne crois pas que ça soit un gouvernement révolutionnaire. J’ai le sentiment, qu’en effet, des changements qu’on peut qualifier de révolutionnaires sont en train de se produire dans toute une dimension du pays, dans certains quartiers, dans certains villages, mais ils ne touchent pas la majorité. En ce qui me concerne directement, en tant que citoyen, je ne perçois pas de changement depuis dix ans par ici.

La politique internationale du Gouvernement me paraît pertinente, mais ce qu’on voit de l’intérieur, ce sont les mêmes inégalités de toujours : ceux qui ont plus ont beaucoup plus, et ceux qui ont moins ont beaucoup moins. Mais ça me semble positif que le bonhomme ait à nouveau gagné les élections en décembre 2006, parce que s’il avait perdu, ça nous aurait amené une nouvelle période de troubles. Mais maintenant il doit établir un système de gouvernement effectif. Parler moins de la révolution et faire que les choses fonctionnent. Faire en sorte que les hôpitaux fonctionnent, que les routes soient praticables et que la mafia ne te tue pas, ça n’est pas être de droite ou de gauche, c’est simplement aspirer basiquement à vivre dans un pays habitable.

Comment se maintenir à l’écart

J’ai commencé à travailler à RCTV en avril 2001, un an avant le coup d’Etat. J’étudiais en dernière année à l’école de Communication Sociale de la UCAB (Université Catholique Andrés Bello) et mon but c’était de devenir journaliste sportif, journaliste spécialisé dans le sport. Tout commençait bien, puisque je suis entré à RCTV pour travailler comme rédacteur des sports pour l’émission matinale. Le salaire était assez mauvais ; ils me payaient 320.000 bolivars, l’équivalent de 200 dollars au taux officiel. Ensuite on m’a appris qu’on pouvait travailler pour l’émission de nuit, et qu’ils payaient des heures supplémentaires. C’était un travail très simple : tu prenais les câbles internationaux et tu les traitais, de même avec les reportages qui se faisaient depuis un match ou un évènement où on envoyait une caméra.

La structure interne m’avait surpris, j’avais une quantité impressionante de chefs. J’étais rédacteur. Au-dessus de moi, il y avait le Chef de Rédaction. A part ça, il y a le Chef de l’Information, qui fixe les règles. Plus haut, vous avez le Gérant de l’Information et de l’Opinion. Et, au-dessus de cette gestion, il y a le Gérant Général de tout le département information, qui est Eduardo Sapene. Andrés Izarra était Gérant de Production des informations, charge qui, dans l’organigramme, était équivalente à la Direction de l’Information.

Il n’y avait pas de forme rigide pour les news, ils nous laissaient libres pour monter les sujets et les reportages comme nous voulions, pour leur donner un style, et ça m’encourageait beaucoup. J’avais un nord, un modèle : j’avais envie de faire ce qu’avait fait à son époque Oswaldo Soriano, le fondateur du journal argentin Pagina 12, qui a commencé dans le journalisme en couvrant le sport et l’a fait avec beaucoup de dignité et de classe. A la télévision, j’aspirais à traiter les nouvelles avec la qualité qu’on trouve sur la chaîne ESPN. Cependant je ne voulais pas partir travailler à ESPN mais faire ici au Venezuela un travail de la qualité de ce qui se fait là-bas.

J’avais un collègue avec qui je montais presque toutes les nouvelles, Alberto Camardiel. Nous écrivions, gravions, faisions le reportage caméra, faisions les entrevues et en plus nous éditions. Pour la chaîne, c’était pratique puisque chacun de nous faisait le travail de quatre, et pour nous c’était une dynamique intéressante parce que nous apprenions tout le processus et d’autre part parce que personne ne venait modifier notre travail. Ça me paraissait une bonne opportunité pour développer quelques unes de mes idées.

Je crois que cette liberté avait à voir avec le fait qu’à cette époque la chaîne n’accordait plus la même importance aux sports. Dans les années 80 et 90, on retransmettait la majorité des évènements sportifs professionnels ; quand j’y étais, on n’en couvrait aucun, pas même le base-ball. Les téléspectateurs continuent d’associer RCTV au football, mais ce domaine est dominé par Meridiano TV depuis plusieurs années.

Au bout de quelques mois, j’ai commencé à me rendre compte que ce que je fais leur plaisait et ma réaction a été automatique : j’ai essayé de rester le plus loin possible de la source politique. Etant donné la direction que la chaîne était en train de prendre et les troubles qui agitaient le pays, j’ai commencé à en déduire certaines choses, et à me rendre compte de quelque chose d’évident : à un moment ils allaient me demander de couvrir la politique, de m’incorporer au groupe qui couvrait les marches et les manifestations. Ce n’est ni de la pédanterie ni de la prétention de ma part, mais je voulais simplement être journaliste sportif, pas reporter ni rédacteur politique.

De cette façon je suis resté tant que possible de côté. Il y avait toujours de quoi s’occuper comme rédacteur de la source sportive (Ligue des Champions, NBA, base-ball professionnel), mais arriva décembre 2001, la situation a commencé à devenir de plus en plus chaude, l’opposition a appelé à une grève civique, et il ne me restait qu’à m’incorporer, à couvrir les marches et les concentrations, parce que quand on demande à un journaliste de faire une garde, il doit couvrir tous les domaines et pas seulement ceux sur lesquels il travaille. Une garde signifie arriver entre 5 et 7h du matin à la chaîne et rester travailler 10 ou 15 heures.

Les gardes extraordinaires

Entre décembre 2001 et avril 2002 on m’a demandé de couvrir plusieurs de ces concentrations et manifestations.

Je dois dire clairement auparavant que, personnellement je ne suis jamais allé et je crois que je n’irai jamais à une de ces mobilisations, ni pour ni contre le Gouvernement. J’ai assisté à plusieurs parce que c’était une obligation de travail, mais aller marcher me paraît être une perte de temps. Je n’ai rien contre ceux qui font ça, mais mon opinion personnelle sur ces journées qui ont eu lien entre 2001 et 2003 est qu’elles poursuivaient un but qui aurait pu être atteint sans autant de dépenses d’énergie. Je pense qu’ils ont été manipulés, utilisés. A un moment, ça a commencé à devenir une mode et les gens se sont habitués à le voir ainsi “C’est cool d’aller aux marches”. Et pour sûr ça l’était, il n’y a qu’à voir la quantité de belles nanas qu’on pouvait y voir. Mais même pour ça, ça ne me tentait pas : tu sors le soir, tu bois quelques coups et tu as les mêmes jolies filles. Pas besoin de se lever à 6h du matin et de marcher toute la journée pour les voir.

En gros, c’était mon état d’esprit et ma vision des choses au moment de l’annonce présidentielle du dimanche 7 avril, de virer les quelques gérants de PDVSA, de la conférence de presse du 8, où a été annoncée la grève nationale, et des mobilisations du 9 avril et des jours suivants.

Le lundi 8, ils m’ont appris qu’il y avait une garde et qu’il fallait arriver à 5h du matin le lendemain, parce qu’il y avait des gardes extraordinaires, toute l’équipe de journalistes devait s’activer pour une journée extraordinaire. Je me rappelle que précisément ce jour-là, je suis allé fêter le diplôme d’un copain le soir, et que la soirée s’est finie à 4h30 du matin. Bien entendu, je ne suis pas arrivé à 5h mais à 8h. La grève commençait mal. Ma chef m’a engueulé, avec raison, mais je me suis défendu en disant que j’arrivais à mon horaire habituel de travail, qui était à 8h pile. Ça m’est passé par l’esprit de dire que, comme on avait appelé à la grève et que je la soutenais, je n’avais pas à venir travailler, mais je ne l’ai pas dit, ça aurait été comme pisser dans un violon. Elle avait un problème avec moi parce qu’elle a répondu que j’étais bourré et irresponsable, là encore elle avait raison.

Après deux ou trois jours de travail mécanique, ces longues heures pendant lesquelles tu sais qu’il se passe quelque chose dans le pays, mais qu’il n’y a pas moyen de le traiter ni de préparer un plan d’action, parce que le travail est un truc automatique, tu commences à stresser, à ne plus en pouvoir, physiquement et mentalement. On m’a rapidement apporté des cassettes, en format DVC Pro, et il fallait reprendre de longues interventions, parce qu’il fallait faire des montages de 30 secondes, des passages choisis pour être retransmis. En travaillant à ça, j’ai compris pourquoi il y a tant d’intervenants qui se plaignent en disant que tel journaliste a transformé ses paroles ou bien qu’il “n’a jamais dit ça”. C’est clair, si tu prends un discours d’une heure et demie et que la chaîne te demande d’en tirer 30 secondes, ça ne pourra jamais refléter ce qu’a dit l’intervenant. C’est impossible.

Avec tout ça, la pression venait seulement du volume d’informations et de la nécessité de remplir la programmation, mais jamais personne n’est venu me dire quelle idée ou quel passage des interventions je devais mettre. Et ça se comprend : 90% de ceux qui travaillent dans la Presse étaient antichavistes, du coup il n’y avait pas de problème majeur pour que les employés se conforment à la ligne éditoriale de la chaîne. De ceux qui ne s’alignaient pas naturellement, je me rappelle un rédacteur qui, sans être exactement chaviste ou pro-gouvernement, n’aimait pas les dirigeants de l’opposition. Il y avait aussi un caméraman qui était un vrai chaviste pur et dur, et un mec dont le boulot consistait à choisir les points de vues caméras pendant les retransmissions, qui était aussi un sympathisant du processus. Mais la grande majorité était antichaviste, et je suppose qu’ils le sont toujours. Deux mois avant les évènements, moi et mon copain des Sports, nous avions décidé de vendre à la chaîne une série de programmes pour préparer le Mondial de Football, qui allait se passer en Allemagne [Corée du Sud -Japon, en réalité, NdT] au mois de Juin. Notre plan c’était d’interviewer des joueurs des sélections participantes, les meilleurs du monde, et de produire un matériel qui allait servir d’introduction au Mondial, avec des interviews exclusives depuis l’Espagne et l’Italie. Nous avons présenté le projet, ils nous ont laissé attendre avant de prendre une décision, et juste quand ils nous ont donné la réponse, positive, il y avait le conflit de la grève et la crise d’avril. Et comme d’habitude, les projets de Leo Campos sont tombés à l’eau.

Les écrans divisés

Le 11 est arrivé et l’ambiance de travail était insoutenable, je crois que non seulement pour les employés mais aussi pour les téléspectateurs. RCTV avait la prétention en ces jours-là de passer d’une programmation d’informations de 3h à une de 24h. La seule chose que ça a fait, ça a été un burn-out interne, un excès d’informations et de déclarations, beaucoup de bruit et à la fin un vide. Tant de voix en même temps finissent par ne rien dire. Personne ne peut garder l’esprit clair après toute une journée à écouter et à traiter les déclarations d’une telle foule, de Pablo Medina [dirigeant de l’opposition-ndt] à Afredo Pena [ancien maire de Caracas élu sur une liste chaviste et passé à l’opposition radicale-ndt], en passant par Carlos Ortega [ancien dirigeant de la CTV, en fuite depuis le 13/08/06-ndt] et même le maire d’un quelconque village du Monagas [région de l’extrême est du Venezuela-ndt] qui avait envie de venir dire quelque chose contre le Gouvernement. Et ça assomme aussi le téléspectateur, qui passait d’une Globovision [chaîne d’opposition d’information continue-ndt] à quatre !

C’est comme ça que le jour de la marche est arrivé et ils ont commencé à produire des rumeurs. J’étais, comme tous ce jours-là, fixé à mes moniteurs, mais j’entendais ce qui se disait : qu’on avait peur qu’il se passe un nouveau 27 février [1989, date du Caracazo-NdT] à cause de la foule dans la rue, qu’une mauvaise manoeuvre de l’information pouvait avoir des conséquences graves et amener des situations que personne n’allait pouvoir contrôler.

Des images surprenantes ont commencé à arriver de la marche, qui avait déjà dévié de Chuao [quartier huppé de l’est de Caracas-ndt] vers Miraflores [palais présidentiel-ndt]. Rapidement, le Président est apparu en “cadena” [diffusion simultanée sur toutes les chaînes hertziennes, disposition prévu par la loi-ndt], et le personnel de la chaîne a commencé à s’indigner “Il nous plante encore une cadena”, disaient-ils. Si je me souviens bien, je crois que la première chaîne qui a divisé son écran, pour passer la cadena présidentielle d’un côté et la marche de l’autre, a été Televen. Dans la salle, il y avait 5 téléviseurs ; un petit groupe a commencé à crier aux directeurs “Trouillards”, “Divisez l’écran”. Je suppose qu’il y a eu ensuite un accord entre toutes les chaînes et ensuite les écrans sont apparus divisés.

A ce moment de la crise personne, au moins parmi les employés, ne parlait de coup d’Etat. A un moment j’ai commencé à voir que des militaires arrivaient, probablement des gradés connus. Je n’en ai reconnu aucun parce que les militaires ne m’intéressaient pas, ni comme source d’informations, ni comme rien. Un type en uniforme blanc est arrivé et je ne savais pas s’il était de la Marine ou de l’Aviation, mais la seule chose qui était claire, c’est que ça craignait, c’est tout. Et en effet, les premières nouvelles graves ont commencé à arriver : la mort de Tortoza [photographe assassiné par la Police Métropolitaine de Caracas aux ordres du maire d’opposition-ndt], celle de l’autre type qu’on avait recouvert avec un drapeau. La rumeur générale dans toute la chaîne c’était que Chavez était en train d’assassiner le peuple, et bien entendu à ce moment-là nous y croyions. Nous avons décidé qu’il fallait continuer à travailler, à traiter le matériel audiovisuel. Nous étions quasiment des petites machines à choisir les images et le son qui devaient être retransmis.

Je vivais à côté de RCTV, à quatre patés de maisons de la chaîne, et c’est pour cette raison que j’ai été un des derniers à partir. Cette nuit là, j’ai monté des nouvelles jusqu’à 22h ou 22h30. La dernière chose que je me rappelle de la journée du 11 avril a été la prise des tireurs du pont Llaguno et la présence d’un militaire qui était venu pour voir Sapene. L’homme parlait à son portable. A chaque instant il disait : “il a chié. Et vous voyez que nous essayons de parler avec lui. Il a déconné. Maintenant qu’il démissionne.” ça n’a pas été très difficile de comprendre qu’il parlait de Chavez.

Je suis parti chez moi et je me suis écroulé dans mon lit jusqu’au jour suivant.

Le peuple informe ; le journaliste écoute

Le vendredi 12 je suis sorti de chez moi, j’ai vu que les rues étaient désertes, et je suis arrivé à la chaîne. J’ai commencé à parler avec les collègues et j’ai appris que Chavez n’était plus Président. Croyez-le si vous voulez, mais je l’ai appris par le bouche-à-oreille : moi, qui étais quasiment l’homme le mieux informé du Venezuela à cause de la quantité d’informations qui me passait entre les mains, qui avais passé trois jours sans dormir, à faire la couverture d’un évènement, et je manque la fin du film ! C’était pas juste. Encore un raté dans la carrière de Leo Campos.

Ils m’ont raconté l’histoire de Lucas Rincon, les images du transfert à Fuerte Tiuna [plus grande caserne du pays et siège du Ministère de la Défense -ndt]. J’ai pu voir tout ça mais ensuite, en différé.

Et jamais on ne parlait d’un coup d’Etat : la rumeur disait que l’homme avait eu peur, qu’il n’avait pas supporté la pression, et qu’il avait démissionné. Oui, j’avais la sensation que ce qui s’était passé sur l’avenue Baralt n’était pas clair. Ce truc selon quoi ils avaient tué des gens, et qu’on parlerait de fransc-tireurs mais les militaires n’ont pas dit qui étaient les francs-tireurs, il y avait un truc qui ne collait pas. Il y avait quelque chose que je sentais mal, mais tout le monde s’est mis d’accord sur la fin de l’histoire, que Chavez n’était plus à Miraflores.

Ensuite, il y a eu les aplanissements du 12, le moment des coups sur la tête de Rodriguez Chacin [ancien Ministre de l’intérieur de Chavez, arrêté et à moitié lynché par la foule d’opposition-ndt]. Ça m’a paru bien, mais pas parce que c’était un triomphe ou un acte de justice de l’opposition, ce que ça n’était pas, simplement l’idée que des citoyens se sentaient enhardis contre les puissants et qu’ils ont mis des coups sur la tête d’un ministre, je dois avouer que j’ai bien aimé. Ensuite rien ne m’a paru sain, parce qu’il était clair que c’était une chasse aux sorcières. La chaîne a passé sa journée à retransmettre également la poursuite au domicile de Tarek [William Saab, actuel gouverneur chaviste de l’Etat de Antzoategui-ndt], des images de l’ambassade de Cuba [prise d’assaut par l’extrême droite en compagnie du maire d’opposition Capriles Radonski-ndt], et deux ou trois autres évènements. Tous les reporters se consacraient à ces évènements. Et, bien entendu, le show de Carmona à Miraflores. C’est difficile que je l’oublie, parce que, à chaque stupidité que le type annonçait, ils applaudissaient à tout rompre à la rédaction. Et le discours de la chaîne était : “Ce type est un homme préparé, il sait diriger une entreprise, et du coup il doit savoir diriger un pays”, ce genre de choses.

J’ai appris ce qui se passait dans différentes zones du pays après 18h, dans une conversation que j’ai entendu dans le bus.

A cette heure, relativement tôt et après une journée relativement tranquille de travail, j’ai pris un petit bus sur l’avenue Baralt pour aller rendre visite à ma mère sur l’avenue Victoria, et là s’est entamée une discussion entre un monsieur qui fêtait la chute de Chavez et une dame qui lui répondait, presque hystérique, que les chaînes de télévision étaient écoeurantes parce qu’elles ne retransmettaient pas les pillages. J’ai sursauté car jusqu’à ce moment je n’avais pas entendu parler de pillages ou de troubles, et j’ai appris de la bouche de la dame qu’il y avait des manifestations dans presque tout Caracas et à Guarenas. “J’attendais que les cameras apparaissent mais aucune n’est venue”, criait la dame. Je suis arrivé à la maison de ma mère, j’ai regardé un peu la télévision et j’ai seulement vu le défilé des déclarations : encore Lameda, encore Camacho Kairuz [dirigeants d’opposition-ndt], les types à la mode. Je suis resté discuter un peu avec ma mère et je suis allé me coucher. Fatigué parce que j’étais encore de garde le jour suivant, le 13 avril.

Il y avait deux raisons qui faisaient que cette garde en valait la peine. La première était qu’il ne s’agissait pas d’une garde extraordinaire parce qu’il y aurait une marche ou une autre situation tendue comme les autres jours. C’était juste un samedi de plus. Tout du moins c’est ce que je pensais. Je n’avais pas moyen de savoir que ceci serait la garde éditoriale la plus importante du Venezuela depuis le début de ce millénaire. L’autre raison pour faire cette garde avec enthousiasme était qu’avec moi allait travailler une collègue avec qui j’avais une histoire, et c’est toujours agréable de se faire des baisers clandestins dans la salle d’édition ou dans quelque autre studio vide.

La révolution ne sera pas télévisée.

Je suis arrivé à la chaîne tôt, la garde commençait dans le calme. Ils ont simplement commencé à nous faire quelques frayeurs, mais rien de grave : des rumeurs selon quoi les Cercles Bolivariens allaient assiéger à n’importe quel moment la chaîne, et les quelques coups que quelqu’un a donné à la porte de derrière, une grande grille qui isolait l’espace de rédaction de la salle de derrière, qui était la deuxième façade de la chaîne. Ceci s’est produit durant tous ces jours : une ou plusieurs personnes s’appliquaient à frapper la grille pendant une minute et ça provoquait un vacarme, comme si le bâtiment allait tomber.

Tout à coup, vers 11h, un des reporters, qui couvrait la source militaire, avec qui j’étais assez ami et en qui j’avais confiance, s’est approché de moi. Il m’a pris à part et m’a dit “Ecoute mon pote, Chavez revient aujourd’hui à Miraflores. Encore mieux, il est déjà revenu”. Je ne me rappelle pas l’heure exacte, mais je suis sûr que c’était avant midi, et ce copain m’assurait qu’il le savait de source sûre. Il me l’a raconté avec quelques détails que tout le monde a su plus tard ou le lendemain : que le Président était à La Orchila, que la Brigade des Parachutistes arrivait à la rescousse, qu’il y avait des mouvements à Fuerte Tiuna. De sorte que ce n’était pas une rumeur, mais une nouvelle confirmée. Je lui demandais “Tu vas sortir ça ?”. Et il m’a répondu “Non, comment je pourrais le sortir sans images ?”

Quelques minutes après m’avoir dit ça, mon ami a eu un problème avec les chefs. Ça c’était à midi. Je l’ai vu sortir mal en point de la Direction de l’Information et je l’ai suivi, je l’ai accompagné jusqu’au parking. Quand nous sommes sortis dans la rue, nous avons vu qu’il y avait un type aux alentours de la chaîne, qui tapait sur un poste avec une clé en métal, et ça faisait un bruit assourdissant ; tant et si bien que je n’ai pas pu parler avec mon copain jusqu’à ce que nous nous éloignions un peu. Je lui ai demandé ce qui s’était passé.

 Rien. Je m’en vais de cette merde.  Mais qu’est-ce qui s’est passé, raconte-moi. Tu as démissionné ?  Je ne sais pas encore si je vais démissionner, mas aujourd’hui je ne vais pas travailler. S’ils veulent, qu’ils me virent. Ensuite je te raconterai.

Mon ami est parti dans sa voiture et s’en est allé. Il ne m’a jamais dit ce qui s’était passé, et il n’a jamais pu me le confirmer, mais j’ai lié ça à la nouvelle qu’il venait de me donner.

Quand je suis rentré à la chaîne, j’ai vu que le type qui tapait sur le poste n’était pas seul, qu’il y en avait genre huit qui faisaient la même chose, tapant sur des postes et des objets, en faisant du raffut. J’ai pensé “Voilà tout ce qui manque, que je me fasse cogner ici dehors”. Je suis entré à la rédaction et j’ai entendu pour la première fois deux ordres qui venaient d’en haut, ou plutôt un ordre composé de deux éléments :

1) La chaîne ne transmet rien jusqu’à ce que Sapene l’approuve 2) Dans le pays il ne se passe rien d’anormal. Tout est en ordre.

La première réaction de quelques rédacteurs, entre autres moi-même et ma copine, a été de refuser. J’ai dit à haute voix “Ecoutez, je ne suis pas chaviste, mais je ne suis pas non plus antichaviste. Je vais regarder de haut en bas les cassettes qui m’arrivent. Ce qui me paraîtra être des nouvelles je le retransmettrai”. Les chefs de rédaction ont voulu nous calmer avec une histoire comme quoi nous travaillions pour une entreprise, et nous leur avons répondu qu’au-delà de ça, nous étions journalistes.C’est sûrement pour ça qu’ils m’ont donné à traiter du matériel envoyé de San Cristobal [ville vénézuélienne frontalière avec la Colombie, autrement dit à l’autre bout du pays-ndt].

A la plus soumise de toutes, ou pour mieux le dire, à la journaliste dont le discours s’alignait le plus sur celui de l’entreprise, ils ont demandé de couvrir les incidents de Caracas. Nous, avec l’esprit plus clair que depuis plusieurs jours, et avec plus de temps pour analyser la situation, nous avons pu comprendre enfin qu’il y avait quelque chose de bizarre qui se passait, à l’intérieur et à l’extérieur de la chaîne.

La crise interne a fini par éclater un peu plus tard. Aujourd’hui je le vois comme ça : il y avait dans la rue des nouvelles tellement importantes qu’on ne pouvait pas les occulter, mais la direction s’entêtait à les occulter. Des images arrivaient par câble, de Telemundo je crois. C’était le reportage d’une manifestation, une foule qui manifestait en faveur de Chavez dans le centre de Caracas et autour de Miraflores. C’était quand la rumeur des pillages et des protestations a cessé d’être une simple rumeur, que nous avons compris, avec beaucoup de surprise pour la plupart, que cet ordre de dire que le pays était en ordre, que tout était normal, était pour occulter ceci. Pourquoi nous envoyaient-ils dire que tout était normal ? Parce que ça n’était pas normal.

C’est alors qu’il s’est passé quelque chose qui m’a réconcilié avec ces journalistes, plus ou moins les mêmes qui, le jour précédent, applaudissaient Carmona : nous avons commencé à parler de la bonne conduite à tenir. Certains ont dit que le meilleur à faire était de rentrer chez nous. D’autres que nous devions commencer à retransmettre ce qui se passait, contrairement aux ordres des chefs. C’est à ce moment qu’Andrés Izarra [actuel Président de Télésur-ndt] est apparu en se posant la même question que tout le monde, mais depuis sa position de chef “Pourquoi une chaîne d’informations étrangère a des images de Caracas et que nous n’en avons pas ? Où est la reporter assignée à Miraflores ?”

Les hordes attaquent

L’ordre est alors venu de localiser la reporter, parce qu’elle et le caméraman qui l’accompagnait avaient, entre autres matériels, les préparatifs de la prise de pouvoir de Carmona, qui avait été suspendue, et les invités avaient dû fuir Miraflores et les autres restaient enfermés là-bas. Quelqu’un a répondu que la reporter avait un problème, qu’ils avaient essayé de l’attaquer. “Ok, mais où est le matériel ?” a répondu Izarra, se rappelant sûrement que chaque fois qu’on frappait ou qu’on criait sur un reporter, la chaîne retransmettait ce matériel dans les cinq minutes.

Un moment après est apparu Diosdado Cabello [ancien vice-président aux moments des faits, actuel gouverneur de l’Etat du Miranda-ndt] qui a fait quelques déclarations à CNN, en sa condition de Président Constitutionnel en l’absence de Hugo Chavez (vu qu’il était Vice-Président de la République), dans lesquelles il disait que la situation était sous le contrôle du Gouvernement. C’est après, qu’Izarra s’est dirigé vers le bureau d’Eduardo Sapene.

A ce moment est arrivé le chef de la rédaction du soir, qui vivait à La Candelaria, et qui a assuré être allé à pied jusqu’à Quinta Crespo et n’avoir vu personne. Aucune protestation, aucun saccage. J’ai décidé de faire une vérification rapide de la situation, je suis sorti sur l’avenue Baralt, j’ai marché jusqu’à la place Miranda et je n’ai pas vu non plus d’agitation, ni les saccages dont on parlait. Seulement une chose pas normale : les bus allaient vers le sud par les deux voies, certains venaient à contre-sens. Aucune voiture ne montait, toutes descendaient par les deux côtés de l’avenue. Je suis retourné à la chaîne et je leur ai raconté ça, pour voir s’ils envoyaient un moto voir ce qui se passait plus haut. Pour toute réponse, ils m’ont demandé si je m’étais occupé des nouvelles de San Cristobal.

Je me suis approché juste à temps pour voir la fin de la discussion de Izarra et Sapene. Le premier lui montrait une cassette et disait “Ces images doivent sortir” et l’autre disait que c’était impossible. Ils ont resté un moment là-dessus, jusqu’à ce que Sapene crit “Bon, pour finir, ici c’est moi le chef !”. Izarra a pris la cassette et est parti. C’était la deuxième personne qui quittait la chaîne furieusement le même jour. Ça allait très mal. Mais comme la chaîne ne retransmettait pas de nouvelles, je me suis décidé à voir ce qu’il y avait dans cette maudite cassette de San Cristobal. Je l’ai révisée entièrement, et son ridicule donnait à sourire : des images d’une place, des vieux dans une boulangerie qui disaient qu’ils étaient contents parce qu’il y avait un nouveau Président. Le pays tremblait encore une fois, et j’étais occupé à traiter des images de gamins qui lançaient du pain aux pigeons sur la place Bolivar de San Cristobal. Derrière les coups sur la grille continuaient. Ça nous avait fait peur les premières fois, mais peu à peu on s’était habitué.

Je faisais ça, quand d’un coup est entrée en courant une femme qui travaillait là, en hurlant à pleins poumons “les Cercles Bolivariens sont entrés ! Les Cercles Bolivariens sont entrés !” et la débandade a commencé. Il y avait une foule qui se jetait sous les bureaux, d’autres qui se cognaient, s’agrippaient, les femmes étaient hystériques et hurlaient, toute une scène de panique. Mon premier réflexe, dans le brouillard dans lequel j’étais, avec l’esprit sur la place avec les gamins et les vieux de la boulangerie de San Cristobal, a été de prendre un thermos de café, une radio qui était posée là et que personne n’utilisait, et de sortir voir qui j’allais rencontrer dans les couloirs.

Je suis sorti de la salle de rédaction et j’ai rencontré un vieil employé de la chaîne, un monsieur très sympathique, mais psychologiquement très fragile. Il pleurait désespéramment, en disant “ils vont tous nous tuer, ils vont nous tuer”. J’ai essayé de le calmer, je lui ai proposé de se réfugier dans un lieu que je lui ai indiqué, ici même à l’intérieur du bâtiment, et je me suis rapproché de la porte, préoccupé pour ma collègue de travail et d’amour. A mesure que j’avançais, je sentais des cris et des coups. Quand je suis arrivé et que je suis apparu à la réception, c’est-à-dire ce qui donne sur l’entrée principale, j’ai vu une autre scène de celles que je ne pourrai plus jamais oublier. Du côté extérieur, un groupe de gens en t-shirts rouges et un type donnant des coups de gourdin sur les portes en verre blindées de la façade principale.

Et du côté intérieur, l’apothéose : deux caméramen faisant des prises et deux vigiles, une paire d’antichavistes, pointant l’entrée avec une lance à incendie. Pensée du jour “Ok, Leo, maintenant, oui, tu es baisé”.

Au loin, j’ai vu deux figures connues : Freddy Bernal (le Maire chaviste du plus grand-et populaire-arrondissement de Caracas, NDT) et Eliecer Otaiza (ex-directeur de la DISIP, les services secrets, et actuel président de l’Institut Nationales des Terres-NDT).

La peur des conséquences

Deuxième pensée du jour : ces types passent une semaine à planifier un coup d’Etat. Ils passent une semaine à nous exploiter, à nous faire travailler 15 heures par jour. Ils sont prévenus que les Cercles (Bolivariens-NDT) vont aller à la chaîne, et ils sont incapables d’organiser un Plan B pour évacuer l’immeuble au moment opportun. Ou au moins d’engager quelqu’un pour nous défendre, si arrive le moment de se défendre. Il y avait seulement une lance à incendie, dont j’étais sûr en plus qu’elle n’avait pas été vérifiée depuis des années et que cette merde ne lançait même plus d’eau, et si elle lançait de l’eau, tout ce que ça allait faire, c’était d’énerver encore plus les types des Cercles s’ils entraient, parce que ça ne plaît à personne de se faire arroser. Je me sentais plus en sécurité avec mon thermos de café qu’en voyant ces pauvres types pointant la lance à eau.

Aujourd’hui encore je me demande si les mecs, les directeurs de la chaîne sont bêtes ou méchants. Sérieusement, je ne sais toujours pas quoi penser.

Je me suis occupé ensuite de chercher les employés dans les studios, dans les bureaux, dans les espaces que je connaissais très bien, pour les tranquilliser, pour leur dire que ce n’était pas vrai que les Cercles étaient entrés, et qu’ils n’avaient pas non l’air d’avoir très envie de rentrer. La majorité ne m’a pas cru, mais peu à peu ils se sont calmés en voyant que, en effet, on n’entendait pas de violence dans les couloirs. J’ai rencontré des gens dans plusieurs étagères, sous des tables. Ma véritable intention était de trouver mon amie et de l’emmener dans un lieu caché, pour profiter du fait que personne n’allait s’étonner de notre absence. Dans une des pièces je suis entré dans un local utilitaire et j’ai rencontré une femme très costaud, très lourde, montée sur une paroi qui mesurait quelque chose comme trois mètres. Ni moi ni elle ne pouvions expliquer comment elle avait pu monter jusque là ; j’ai levé un bras et je ne suis pas parvenu à la toucher. Je l’ai aidée à descendre de ce mur, et ça n’a pas été simple. Un peu long à raconter…

Je l’ai accompagnée dehors, et je lui ai raconté la même chose qu’à tout le monde, qu’il n’y avait aucun danger et qu’il n’y avait pas de quoi se cacher, quand soudain on a entendu une détonation très forte et les lumières se sont éteintes. La femme a paniqué à nouveau et je lui ai dit de se taire, de m’attendre un moment. Je suis sorti et j’ai vu un vigil, un type mort de rire qui m’a dit “Du calme, c’est juste que j’ai lancé une pierre sur ces tubes à néon pour les éteindre, comme ça, s’ils entrent, ces gars ne pourront pas bouger aussi facilement”. Je lui ai dit, en rigolant aussi “Bien joué, mais tu aurais pu prévenir”, et il a répondu “Bien fait, parce que vous êtes tous en train de vous chier dessus. Vous avez voulu faire chier Chavez ? Et ben maintenant fermez vos gueules !”

Tout le monde est monté et s’est concentré dans une cage d’escalier, et là nous avons fini par nous calmer.

Là-bas, j’ai enfin retrouvé mon amie et je lui ai raconté que dans mon tour à travers la chaîne, j’avais vu quelques coins tranquilles, propices pour être seuls un moment. La proposition a été refusée.

 C’est quoi ton problème ? Dans un moment aussi important tu vas penser à ça ?

 Important ? L’important c’est nous. Ce qui se passe dehors ça deviendra du passé, nous pouvons passer outre.

Elle a refusé. Je lui ai cité de mémoire “les amours peureux ne mènent ni à des amours ni à des grandes histoires, ils stagnent”, mais elle avait écouté les mêmes chansons que moi et en plus elle était très nerveuse. Je n’ai pas pu la convaincre.

Au crépuscule, une des chefs a commencé à téléphoner et à recevoir des appels. Après un de ces coups de fil, elle a annoncé qu’il y avait un accord avec le Gouvernement. La chaîne devait sortir une des caméras et un reporter pour que les manifestants concentrés dehors expriment leur avis, et qu’ensuite ils enverraient les forces militaires pour déloger les manifestants. La chaîne s’est exécutée, mais avec un avis au bas de l’écran qui disait quelque chose comme “ces images sont retransmises à la demande du Gouvernement”. Chose qui ne devait pas être conforme pour l’autre partie, puisqu’à l’instant même il y a eu un autre appel. J’ai pu écouter quand la chef s’est exclamée “Mais Jesse (Jesse Chacon, Ministre du Pouvoir Populaire pour les télécommunications, et directeur de la Commission National des Télécommunications au moment du Coup d’Etat-NDT) ! Nous avons déjà fait ce que tu nous as demandé ! Tu vas nous obliger maintenant à coller au signal du canal 8 (VTV, chaîne d’Etat-NDT) ?”

Mais il a fallu le faire. Toutes les chaînes privées faisaient de même.

Pendant tout ce temps, ma mère m’appelait toutes les demi-heures pour me demander des trucs et le résultat était qu’elle était au courant de choses que je ne savais pas, et je crois que personne ne les savait ici à l’intérieur : par exemple que des journalistes de RCTV, des collègues à nous, avaient demandé l’asile politique dans plusieurs ambassades parce qu’ils avaient été menacés, et que sur les autres chaînes on disait que nous, les employés de RCTV, étions séquestrés par les Cercles Bolivariens.

Nous avons fini par sortir de là à une heure du matin le 14 avril. Pour moi, directement chez une collègue journaliste avec deux autres reporters, dont ma chère copine. A faire un compte-rendu de ce qui s’était passé cette semaine-là. A attendre le moment où Chavez arriverait à Miraflores et que se produise la scène du crucifix. A nous lamenter, à nous détendre et finalement à nous reposer.

Et pour ce qui nous concerne, moi et mon amie de coeur, à bien nous détendre.

Ceux qui s’insurgent, ceux qui consentent

Mais l’histoire ne s’est pas finie pour nous, ni le 13 ni le 14 avril.

Le dimanche au soir, je suis sorti de la maison de mon amie pour aller chez moi, et j’ai rallumé mon téléphone portable. A ma grande surprise, j’avais des messages vocaux de quelques collègues qui jusqu’alors n’avaient jamais communiqué avec moi que pour des questions de travail. Ils me demandaient d’entrer en contact avec l’un d’entre eux, et sans me donner plus de détails, m’informaient qu’ils se réunissaient et qu’ils avaient besoin de moi. J’ai décidé d’attendre le lundi 15 pour les voir.

Quand je suis arrivé au travail, très tôt, avant huit heures du matin, ma chef m’a abordée, la même avec qui j’avais eu une dispute parce qu’elle nous ordonnait d’occulter l’information et à qui le matériel de San Cristobal paraissait important. Elle m’a reçu avec un discours incroyable : elle a dit que je devais sortir pour faire un reportage, que le pays avait besoin de savoir ce qui se passait dans la rue et que notre mission était d’informer là-dessus. Tout à coup elle donnait plus d’importance au journalisme qu’à l’entreprise. Au même moment, des vidéos d’amateurs qui s’étaient rapprochés de la chaîne, ont commencé à arriver avec des images des saccages et des protestations de deux jours auparavant, et la chaîne a commencé à les transmettre, mais sans le son.

J’ai remarqué, en entrant dans la salle de Presse, que celle-ci était à moitié déserte. J’étais le seul rédacteur, et ils voulaient m’envoyer en reportage ; il y avait deux éditeurs et trois cameramen. J’ai commencé à remarquer quelque chose de bizarre, encore une fois jusqu’à ce que je réalise : comme il n’y avait personne pour faire le travail du jour même, ils avaient opté pour retransmettre le matériel qu’ils s’étaient refusé à mettre à l’écran les 12 et 13. J’ai alors décidé de me communiquer avec les collègues qui m’avaient laissé des messages, ce sont eux qui m’ont mis au courant. « Sors d’ici rapidement, nous nous réunissons au San Ignacio. Nous sommes tous là, nous devons parler ». Bien entendu, j’ai obéi et alors que je sortais, la chef s’est décomposée « Que se passe-t-il ? Où vas-tu ? Qu’est-ce que vous tramez ? Vous voulez nous boycotter ? »

J’ai ressenti une satisfaction, une sensation de justice très agréable : pour la première fois il y avait quelque chose que les employés savaient et qu’eux ignoraient. J’ai laissé cette femme en train de crier et je suis allé voir mes collègues. Sur le lieu de la réunion, ainsi à l’air libre et à la vue de tous, nous étions tous là, ceux qui n’étions pas allés travailler, c’est-à-dire la majorité. La Direction de l’Information au complet, mis à part les chefs : cameramen, éditeurs, rédacteurs, reporters, présentateurs, animateurs. Tout le monde. Rapidement nous nous sommes rendus compte que nous attirions l’attention. Il y avait un groupe important, beaucoup de têtes connues et emblématiques de RCTV, un lundi, juste après les évènements (le coup d’Etat-NDT), et nous avons donc décidé d’aller dans un lieu fermé. Nous sommes allés dans le patio d’une maison à Campo Alegre, et nous avons commencé à faire le bilan.

Celui qui a pris la parole était un des présentateurs vedettes, une figure de la chaîne, et en ceci, quelqu’un qui avait, en plus de beaucoup d’expérience, beaucoup à perdre. Le type a résumé en quelques minutes le sentiment de tous : les dirigeants de cette chaîne savaient ce qui se passait, et nous avaient utilisés jusqu’à risquer nos vies, nous avaient manipulés comme des pions, pas comme des êtres humains, mais comme des éléments nécessaires à des fins obscures – ou plus tant que ça, d’ailleurs. Et ceci a été dit en ces mots par un monsieur qui fait partie quasiment du patrimoine historique de la chaîne, pas par un guérillero mais par un monsieur antichaviste jusqu’au bout des ongles.

Ça a délié la langue des autres. Chacun est intervenu pour faire une réclamation ou pour affirmer sa position. Nous en étions restés à nous dire qu’il fallait former un discours unique, une plainte de tout le département d’information aux dirigeants. Nous en étions là quand est arrivé Andrés Izarra, qu’il fallait écouter parce qu’il savait des choses que nous ne savions pas, et ça a achevé de confirmer nos soupçons : nous avions été utilisés comme des rats de laboratoire, comme de la chair à canon. Les directeurs savaient depuis longtemps que Chavez revenait et était en voie de reprendre le pouvoir, et de plus ils savaient que les Cercles Bolivariens allaient venir aux portes de toutes les chaînes, de telle sorte que ce n’était ni logique ni prudent de nous laisser ainsi toute l’après-midi et la soirée. Mais bordel, où était donc Marcel Granier pendant qu’il y avait une crise de panique là-dedans ? Pourquoi nous avaient-ils laissés ainsi sans nous dire ce qui allait se passer ?

Pendant qu’Izarra nous racontait tout ça, la haute direction de RCTV a appelé quelqu’un qui était à la réunion, et ont dit qu’ils voulaient nous rencontrer pour entendre nos plaintes et nos propositions. Quelqu’un a proposé que nous démissionnions tous ensemble, mais à la fin l’idée qui s’est imposée a été que ça ne créerait aucun problème à la chaîne, qui en deux ou trois semaines pourrait recruter du nouveau personnel et s’en laver les mains. Et le licenciement de 40 personnes ? Rien, ceci n’était pas un coup pour le portefeuille d’un consortium aussi puissant que celui-ci. La proposition de démission commune n’a pas cristallisé, et Izarra a annoncé : « Bon, camarades, moi, j’ai déjà démissionné. Si ces messieurs viennent par ici, je m’en vais, parce que je n’ai rien à négocier avec eux. Je vous incite à ne pas vous faire avoir et embobiner encore une fois. Ils vont venir vous manger dans la main, mais à la fin le but sera de vous couillonner à nouveau. » Il y a eu une dernière tentative pour définir des exigences communes à défendre face aux dirigeants, mais en voyant que les choses n’avançaient pas, Izarra est parti. Quinze minutes plus tard, Sapene est arrivé accompagné de deux cadres dirigeants de la chaîne, et il y a eu un échange très bref avec eux.

A la fin, la rébellion s’est finie sur un accord dans lequel les glorieux insurgés ont obtenu de la direction de RCTV les victoires suivantes :

Ils nous ont fourni un transport qui nous ramènera chez nous.

Ils ont augmenté nos salaires.

Ils nous ont garanti la création d’un nouveau plan de sécurité, avec des issues de secours en cas de difficultés. Rien n’a été dit à propos de la lance à incendie.

Camardiel et moi, nous nous sommes regardés et nous nous sommes rappelés notre projet, le voyage en Europe pour le programme du Mondial, qui avait été suspendu, et nous avons eu cette idée « Mec, les dirigeants sont tellement dans leurs petits souliers et se sentent tellement coupables qu’ils sont capables de tout accepter. Pour un temps, nous allons nous soumettre, nous allons en profiter, on va en Europe et on démissionne après le Mondial. » Tout ça c’était le lundi 15.

Le mardi 16 nous sommes allés parler avec Sapene. Au bout de deux minutes de conversation, il nous a dit « Bon, qu’est-ce qu’il manque pour que vous y alliez ? Ma signature ? »

Le 17 tous les préparatifs étaient faits, et les budgets approuvés.

Le 19 avril, le jour de la fête nationale, nous avons pris l’avion et nous sommes partis pour l’Europe.

Le départ

Nous n’avons pas démissionné en juillet, comme nous nous l’étions promis. En octobre, il y a eu une nouvelle crise, ce coup-ci avec les militaires qui sont allés faire leurs singeries à la place Altamira (lieu de rassemblement de l’opposition, et siège de réunion permanent des insurgés du lock-out de la fin 2002- début 2003-ndt), et de nouveau ils nous ont envoyé faire des reportages.

Je me rappelle que je suis allé à une concentration chaviste en face de Miraflores et à une de l’opposition sur la place Altamira. A celle de Miraflores, j’y suis allé comme producteur, vérifier que l’appareil fonctionnait bien, et coordonner une logistique de base pour retransmettre en direct, pas en qualité de reporter. J’y suis allé avec l’attitude de quelqu’un qui va couvrir un match de foot ou un concert. La seule différence c’est que dans un match de foot, on ne te traite pas de pédé et on ne te menace pas de te casser la gueule. J’étais à l’intérieur de Miraflores, dans la cour du Palais, et du côté extérieur, les manifestants chavistes nous insultaient. Moi, ça m’amusait plus que ça ne me préoccupait, je répondais simplement, je leur disais « Attendez un peu que je sorte d’ici », des trucs de ce genre. Quand ils ont vu une caméra ils ont crié des consignes, ils ont dit « Dites la vérité !! » et quand la caméra partait ils recommençaient à m’insulter et à me menacer. J’étais un petit blanc qui travaillait pour la télévision et ils n’allaient pas laisser passer une occasion pour se défouler. Mais il n’y a jamais eu de moment critique.

Le truc d’Altamira a été en fin de semaine. A cette occasion je me suis rendu compte que mes chefs avaient des plans pour moi. Des plans plein de bonnes intentions, honnête, pour me faire passer comme reporter politique. Ce jour-là j’avais copié une formule que j’avais vue sur ESPN pour présenter les nouvelles sportives. Ils ont fait une lecture littérale, voire littéraire, des images, et ça s’est transformé en jeu de mots qui leur a bien plu. Par exemple, on voit un supporter qui crie et la voix dit « L’homme lève sa voix au ciel… » Bien sûr la tension politique qu’on vivait au Venezuela ne se prêtait pas à ce genre de blagues, les nouvelles méritaient du formalisme, du sérieux et tout, mais j’ai voulu essayer un jour, et j’ai demandé au cameraman de prendre, à la place des sempiternelles images des militaires, les gens montés sur les immeubles, les enfants grimpés dans les arbres, le type qui était en train de dormir, les vendeurs, et avec ce matériel j’au fait ce qu’on appelle une « note de couleur ». La chose a plu et a produit précisément l’effet non désiré, puisqu’à chaque instant ils m’ont demandé de monter des nouvelles de deux minutes en me donnant des images qui leur semblaient propices pour ce genre de notes, et ils m’ont eu. Et moi j’ai recommencé à m’ennuyer. J’ai démissionné de RCTV en décembre 2002, pendant les tous premiers jours de la grève pétrolière, mais pas parce que j’étais mécontent de la grève, mais bien parce que j’étais mécontent de la chaîne. Je crois que c’est un processus naturel : tu travailles pour une entreprise, jusqu’à ce que tu en aies marre et que tu t’en ailles.

Quelques jours avant l’annonce de la grève, je crois que c’était le 2 décembre, il y a eu un truc comme une révélation, un point de rupture. Ce jour-là il y avait une manifestation de chavistes en face du siège de la chaîne. Je suis allé comme un crétin (honnêtement, je me sentais comme un crétin), avec un gilet pare-balles et une caméra pour faire des prises, filmées depuis en haut, depuis la terrasse. En bas, les chavistes m’ont vu et m’ont fait des signes, m’ont fait des doigts d’honneur j’ai répondu de même. Un mec qui était en bas avec une caméra l’a pointée vers moi et me l’a signalé, comme pour me dire « Je te filme », et j’ai fait de même. Un autre m’a refait un bras d’honneur, je lui ai envoyé un baiser. Ils criaient, ils se marraient, et je me marrais.

C’est à ce moment-là que j’ai réagi. J’ai pensé : « Je suis en train de faire le con avec ces abrutis parce que ça me fait marrer, mais au fond c’est pas marrant, ma situation n’a rien de drôle. Je gagne 340.000 bolivars (, personne ne peut vivre avec ça ; ma chef ne me convient pas, je dois obéir aux ordres de types que je considère comme des incultes et des lèches bottes. En plus, ça fait un mois et demi que je n’ai pas fait une note concernant le sport. Qu’est-ce que je fous ici ?

Le lendemain j’ai démissionné. J’ai fait mon préavis jusqu’en janvier et je me suis tiré de là. Il était temps."

Leo Campos.

Témoignage extrait du livre de José Roberto Duque, "Del 11 al 13 de abril de 2002, testimonios y grandes historias mínimas de abril de 2.002", ed. Fundarte, Caracas, 2007.

Traduction : Mathilde Gauvain, Romain Migus.

Le livre de José Roberto Duque est un recueil de témoignage de citoyens ordinaires qui racontent comment ils ont vécu, agit, et lutté lors des journées d’avril 2002. En complément des témoignages de l’enquête parlementaire et de l’instauration de personnages "officiels", cet ouvrage veut donner la parole à l’action héroïque du petit peuple vénézuélien dans la reprise du pouvoir par le président Chavez. Traduction et publication sur Internet faite avec l’accord de l’auteur et l’éditeur.

* Prochaine partie : Carlos Ball – "Les obstacles au journalisme". Sur les liens de Marcel Granier et RCTV avec les pouvoirs corrompus de la IVe République Vénézuélienne.