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Rencontre avec Catherine Corsini
Gros plan sur l’édition
Par Pascal Mérigeau
Le Nouvel Observateur - 2202 - 18/01/2007
En choisissant de situer son nouveau film dans le petit monde des maisons d’édition parisiennes, la réalisatrice des « Ambitieux » met au jour les jeux subtils et cruels entre talent, pouvoir, ambition sociale et humiliation
Quand un petit libraire de province rencontre une grande éditrice parisienne, forcément cela donne un livre. Un livre en forme de trahison, l’écrivain débutant s’emparant de l’histoire du père de l’éditrice, un livre qui sert de prétexte à une description des relations nouées par des personnages qui parlent littérature et brassent les grandes idées, mais pensent réussite sociale, argent et pouvoir. Avec « les Ambitieux », Catherine Corsini livre du monde de l’édition un tableau désenchanté aux allures de comédie sentimentale souvent drôle, parfois cruelle, toujours lucide.
Le Nouvel Observateur. -Auriez-vous pu choisir pour vos « Ambitieux » un autre milieu que celui de l’édition ?
Catherine Corsini. -J’ai essayé de trouver un autre cadre, parce que ce milieu a assez souvent été montré par le cinéma et surtout parce que je trouvais difficile d’en donner une description fidèle. Mais je n’ai pas trouvé de meilleure manière d’aborder les enjeux de pouvoir, l’humiliation, la recherche de la bonne porte, les scènes que l’on doit sans cesse rejouer, le genre de fascination que continue d’exercer l’édition sur les gens qui sont étrangers à ce milieu, notamment quand ils arrivent de province, comme le personnage de Julien. Finalement, je me suis dit que si mon amour immodéré du théâtre m’avait conduit à réaliser « la Répétition », mon amour immodéré des livres pouvait bien m’amener à réaliser « les Ambitieux ».
N. O . -Avez-vous rencontré des éditeurs avant d’écrire ?
C. Corsini. - Quelques-uns,notamment Paul Otchakovsky-Laurens (POL) et Teresa Cremisi (Flammarion), que j’ai également présentée à Karin Viard, qui a tout de suite compris ce qu’est une femme de pouvoir. Ce sont des gens très intéressants, quipossèdent sur vous un ascendanta priori. J’étais là en visite, un peu comme une voyeuse, et pourtantje n’ai pas pu m’empêcher depenser que si j’étais venue en écrivain, j’aurais été terrorisée. Judith Zahn, l’éditrice dans le film, est une de ces femmes qui, parce qu’elles exercent un pouvoir de décision, sontdevenues aussi terrifiantes que les hommes.Or, avec le pouvoir qui est le sien, avec son côté « je sais tout sur tout », elle se fait piéger.
N. O. -Zahn, c’est « dent » en allemand ?
C. Corsini . - Oui, elle a un peu une dent contre tout le monde ! Et les noms des autres personnages, Demarsay, Séchard, viennent de Balzac, jusqu’au prénom du père, Lucien : après l’échec de mon précédent film, quand Fabienne Vonier [sa productrice, NDLR] m’a demandé ce que je voulais faire, je lui ai parlé des « Illusions perdues » et il en reste quelque chose dans le film. L’arrivée à Paris, par exemple, qui est toujours un moment très impressionnant, que ceux qui l’ont vécu n’oublient jamais. Je me souviens que, quand je suis arrivée, à 18 ans, j’avais les livres de Jules Vallès en tête.
N. O. -Pour qu’il y ait livre, il faut un éditeur, mais il faut d’abord un auteur...
C. Corsini. -C’est un des aspects du sujet qui m’intéressait le plus : filmer l’écrivain arrimé à son clavier, montrer son travail comme une activité physique, qui place tout le corps en alerte. L’éditeur ne fait que juger, son rôle consiste à résumer en quelques mots ce que l’écrivain a mis des mois à accomplir, en mettant toute sa vie en marche. Eric Caravaca connaissait déjà un peu le travail de l’écrivain et le milieu de l’édition, depuis que pour son premier film (« le Passager »)il a adapté le livre d’Arnaud Cathrine.
N. O. - Est-ce que cette implication de l’écrivain atténue la gravité de la trahison de Julien vis-à-vis de Judith ?
C. Corsini. -Uniquement dans le sens où il raconte cette histoire avec ses propres mots. Le livre, c’est son travail. Mais le vol n’en est pas moins sale : il met à profit ce qui semble être une histoire d’amour et, pour Judith, c’est terrible. Il lui montre une part d’elle-même qu’elle aurait dû regarder et qu’elle n’a jamais voulu voir, il la spolie du travail qu’elle aurait dû faire. C’est un peu l’arroseur arrosé, l’histoire de quelqu’un qui détient le pouvoir et qui ne fait pas le ménage devant sa porte. Judith est mouchée, renvoyée à son incapacité et à son impuissance, son petit monde s’écroule : l’amant agréable et un peu nigaud se révèle plus malin qu’il n’en a l’air et il la place dans un état de vulnérabilité qui la pousse à vouloir se vengerà tout prix. Mais cette vengeance n’est pas de nature à la satisfaire.
N. O. -La vengeance s’accomplit dans une émission de télévision, une situation déjà vue souvent : est-ce que cela la rend plus difficile à filmer ?
C. Corsini. - La solution est venue au montage : il fallait tout centrer sur Julien, ne pas se situer dans la représentation de l’émission, mais dans la mise à mort de l’invité. Quand l’animateur lui dit qu’il n’a pas aimé le livre et qu’il ne le reçoit que parce que Judith le lui a demandé, Julien découvre que les dés sont pipés et comprend que le pouvoir est d’un seul côté, qui n’est pas le sien. Mais par ailleurs l’émission telle que montrée dans le film n’est pas vraiment réaliste, il s’agit plutôt d’un cauchemar.
N. O. - A travers la figure du père de Judithqui a tout quitté par idéalisme et apparaît en filigrane, souhaitiez-vous apporter un commentaire sur notre époque ?
C. Corsini. - La fascination qu’exerce sur Julien cet homme parti pour le Guatemala parce qu’il croyait que la révolution, qui venait d’échouer en Europe, se ferait là-bas, se mesure à son attirance pour une époque où il y avait des choses à dire et à entreprendre : lui n’a rien à dire, rien à entreprendre. Il sait que ce qu’il fait n’est pas très propre, il le fait en douce : comme les arrivistes, il ravale son orgueil et veut croire qu’il agit au nom d’intérêts nobles, mais le père de Judith est bien le seul idéaliste de cette histoire. Il est un peu l’inconscient du film, comme une nostalgie.
N. O. - Pensez-vous qu’un cinéma à la fois ambitieux et populaire ait encore sa place ?
C. Corsini. - C’est de plus en plus difficile. Le cinéma dominant ne veut pas de mes projets, je ne fais pas un cinéma radical, mais je me sens repoussée à la marge. « Les Ambitieux » a coûté un peu plus de 2 millions d’euros, il a fallu rogner sur tout, prendre le risque de tourner en trente-cinq jours, accepter de ne pas refaire les scènes qui ne me satisfaisaient pas, sinon le film n’aurait pas existé, car ce cinéma-là ne fait plus partie des priorités. Et maintenant, pour qu’il soit un peu visible, il faut dépenser 700 000 euros de promotion. Près du tiers du budget !
N. O. -L’avez-vous montré à des éditeurs ?
C. Corsini. - Pas encore. Mais comme le projet n’a pas eu l’avance sur recettes et comme la commission compte plusieurs éditeurs dans ses rangs, j’imagine que le scénario ne leur avait pas plu. Mais puisque le film a obtenu l’avance après réalisation, je me dis qu’ils l’ont aimé.