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La Bolivie, la démocratie insurrectionnelle et le retour de l’Indien
Publie le dimanche 7 mai 2006 par Open-Publishing1 commentaire
Avec l’accès d’Evo Morales à la présidence de la Bolivie, nul doute que dans l’inconscient de l’Amérique latine se joue un acte fondateur de même nature que celui qui préside à la naissance de la nation cubaine : Céspedes libérant ses esclaves pour qu’ils aillent combattre l’ennemi espagnol, et les esclaves devenus mambis menant la lutte pour une patrie commune, anti-esclavagiste, anti-raciste, et souveraine. Avec Evo Morales ce sont à leur tour les Indiens qui acceptent de s’intégrer à Nuestra America, de poursuivre le projet d’unité bolivarien d’émancipation économique et politique, souverain, en lutte contre la dépendance impérialiste.
la Bolivie, la démocratie insurrectionnelle et le retour de l’Indien
L’élection triomphale, le 22 janvier 2006, d’Evo Morales des le premier tour a eu un grand retentissement non seulement en Amérique latine, mais en France et en Europe où beaucoup des gens à cette occasion ont compris qu’il se passait quelque chose là-bas[1]. Les medias, aux ordres, certes ont joué leur rôle habituel, la veille, un article assez immonde de Paranagua dans le Monde nous prévenait contre un personnage brutal et de tempérament dictatorial - des radios entretenaient la confusion entre les paysans producteurs de coca dont il était le leader et de quelconques cartels de la cocaïne. Ce qui était plutôt rassurant puisqu’on peut considérer, comme le disait le Che, que la crédibilité d’un révolutionnaire se mesure au mal qu’en disent de lui les medias occidentaux[2]. Malgré ce, l’opinion publique française a été frappée par les images, la visite en Europe, d’un personnage réservé, tellurique jusqu’en devenir énigmatique, son intronisation par la communauté indienne avant même celle de l’Assemblée nationale bolivienne, tout cela dégageait non seulement un romantisme exotique mais l’impression que la sève des opprimés passait dans le pouvoir, le régénérait.
La symbolique de l’Indien est également forte en Amérique latine et ce depuis longtemps. Pour les humanistes, les révolutionnaires, il s’agit du premier maître du pays, celui que des conquérants brutaux ont dépouillé, avili et qui de ce fait porte l’espérance d’un continent régénéré, un sorte de Prométhée enchaîné comme l’exprime ce texte de José Martí : « Ils sont constants, loyaux, solides et généreux, ils aiment profondément ; ils refusent fortement ce qu’ils ne croient pas bon. Quand donc la fidélité, la loyauté et la constance ont-elles été de mauvaises conditions dans une race ? S’ils les emploient aujourd’hui à refuser toute amélioration, c’est parce que les hommes qui prétendent apporter des reformes à leurs peuples sont justement ceux qui autrefois, de génération en génération, les ont trompés, châties et bernés ; ceux qui apparaissent à leurs yeux comme les voleurs de leur liens, les séducteurs de leurs femmes, les profanateurs de leurs rites, les iconoclastes de leur religion.
Des intérêts malveillants les maintiennent dans ces conditions-là. Quels moyens y aura-t-il pour tordre ces volontés hostiles, pour non faire les amis de ceux qui à juste titre, nous ont toujours considérés comme leurs ennemis implacables ? Nous faire aimer de ceux dont nous nous sommes faits haïr. On ne peut défaire en quelques années le mal profond fait en de nombreuses années. Les Indiens laborieux, loyaux, artistes, agiles et forts, seront le soutien le plus puissant de la civilisation dont ils sont aujourd’hui le plus pesant lest » (Réflexions destinés à précéder les rapports présentés par les chefs politiques aux conférences de mai, avril 1877, OCEC, T5, pp.99.100 ; O.C., T7, pp.164.165)[3]
Si les humanistes, les révolutionnaires, les artistes ont cette vision, la haine sociale prend en Amérique latine le visage exacerbé de la haine raciale de l’Indien, celui-ci avec l’Africain mais aussi le métis, en sont les victimes. Les insultes de l’opposition à Chavez triplement métis, indien, africain et européen manifestent ce racisme abominable. Et encore Chavez est-il un officier, un homme cultivé, mais Evo Morales revendique non seulement son appartenance à la communauté indienne, mais le degré de misère auquel celle-ci a été réduite. Lors de son investiture, il raconte comment enfant, avec son père, il marchait sur la route, un car de touristes passait, des pelures d’orange ont été jétées par la vitre, l’homme et l’enfant crevant de faim se sont précipités pour les dévorer et Evo Morales a dit "pour moi l’idéal, c’était d’être dans ce car pour manger une orange"... Une telle reflexion d’un Président de la République a été un véritable choc...
Avec l’accès d’Evo Morales à la présidence de la Bolivie, nul doute que dans l’inconscient de l’Amérique latine se joue un acte fondateur de même nature que celui qui préside à la naissance de la nation cubaine : Céspedes libérant ses esclaves pour qu’ils aillent combattre l’ennemi espagnol, et les esclaves devenus mambis menant la lutte pour une patrie commune, anti-esclavagiste, anti-raciste, et souveraine. Avec Evo Morales ce sont à leur tour les Indiens qui acceptent de s’intégrer à Nuestra America, de poursuivre le projet d’unité bolivarien d’émancipation économique et politique, souverain, en lutte contre la dépendance impérialiste.
Il y a dans cet événement une portée symbolique, mais aussi le résultat d’un processus politique d’unification couronnant la démocratie insurrectionnelle andine dans sa lutte pour l’appropriation des ressources du pays, pour une vie meilleure et digne de tous les Boliviens. C’est là que la vision romantique doit se teinter de lucidité de la conscience des obstacles. La Bolivie a cinq frontières et des conflits séculaires avec ses voisins, l’unité demeure fragile et la Bolivie a traditionnellement une situation d’instabilité [4]. Outre ces facteurs il y a l’éternelle capacité de nuisance des Etats-Unis.
L’élection d’Evo Morales correspond non seulement au passage à gauche de nombreux gouvernements d’Amérique latine, mais elle vient dans ce processus renforcer le camp des Révolutionnaires. Ceux qui ont choisi d’affronter les Etats-Unis, le FMI, les multinationales, ceux qui revendiquent la souveraineté totale et prétendent en finir avec la misère morale et matérielle du peuple, les Cubains et les Vénézuéliens. Le 20 mars 2006, Evo Morales, en présence des ministres de l’éducation du Venezuela Aristobulo Isturiz et celui de l’éducation de Cuba Luis Ignacio Gómez, a lancé un programme d’alphabétisation d’un million de ses concitoyens grâce à la méthode cubaine « Yo sí puedo ». Un contingent cubain est venu soigner les victimes d’une catastrophe naturelle. Pour les Etats-Unis ces signes de « collusion » sont intolérables et Evo Morales est entré dans la catégorie des chefs d’Etat à assassiner. Un mystérieux accident d’avion l’a déjà obligé à atterrir en catastrophe peu de temps après son investiture. L’opération de déstabilisation est entamée. Le 23 mars 2006, une série d’attentats faisant deux morts, a secoué le pays, un nord-américain a été arrêté. En juin 2006 vont avoir lieu les élections à l’Assemblée nationale, ces attentats perpétrés par les bien connus terroristes artificiers de l’Empire sont les signes avant-coureur pour tout un continent d’un coup d’Etat. C’est ainsi que les a jugé Morales qui en a appelé à la formation de brigades populaires, comme Cuba, comme le Venezuela avant lui.
Avec la Bolivie, nous avons l’illustration de ce que le processus entamé en Amérique latine peut faire surgir des hommes nouveaux du sein des peuples. Le cas est exemplaire mais il témoigne d’un phénomène plus général.
Dans toute l’Amérique latine, vingt ans de néo-libéralisme ont détruit les organisations de gauche traditionnelles, politique et même syndicales, laminées par les privatisations dans leurs bastions, incapables d’offrir une perspective, choisissant la négociation, ou la collaboration alors qu’il n’y avait plus rien à négocier. Plus généralement le personnel politique était décrédibilisé et pourtant paraissait ne pas pouvoir se renouveler, les luttes ont partout produit de nouveaux dirigeants au destin encore incertain, et des alliances jusqu’aux inexpérimentés pour les porter au pouvoir. On retrouve ici, une idée énoncée dès 1983, par Fidel Castro, l’ampleur de la crise sera telle que même l’armée n’osera pas prendre le pouvoir dans de telles conditions. Il y a dans beaucoup d’élections une sorte de retrait tactique, temporaire, des forces politiques les plus déconsidérées, parfois la présentation de candidats nouveaux venus, sans assise, ainsi la première élection qui porte Chavez au pouvoir (un ancien officier golpiste) l’oppose à une miss Venezuela. Toute proportion gardée, beaucoup de pays d’Amérique latine, sont dans une situation sans issue, non seulement parce que ceux « d’en bas » ne veulent plus être gouvernés par ceux « d’en haut », mais parce que face à « la catastrophe imminente, personne ne paraît avoir les moyens de la conjurer ». Les hommes neufs qui surgissent de là sont ceux que Spinoza et machiavel décrivent comme des « fondateurs de République », nés de l’indignation populaire, comme l’a été Castro en 59,(5) sont des hommes seuls, si l’on en croît ces deux auteurs, leur travail est justement de créer une République sur des bases nouvelles. La France et l’Europe, qui vivent une crise politique comparable, mènent des luttes qui se heurtent non seulement au mur de l’intransigeance mais à l’absence de perspective politique, peuvent rêver à la force d’une telle capacité de transformation.
Il faut aussi en mesurer les fragilités, l’absence d’organisation révolutionnaire, le caractère souvent de ce fait solitaire de celui qui arrive au pouvoir. Ce qui le soumet non seulement au danger permanent d’assassinat, de coup d’Etat dirigés par la CIA, mais aussi à tout un personnel en place qui pèse en faveur du « réalisme », de « nécessités économiques », en fait un alignement sur le néo-libéralisme, le FMI, les multinationales et le compromis avec les USA. Structurer la société civile, recréer des organisations, voire armer le peuple, contrôlerl’armée, procéder à des reformes internes sont donc des actes indispensables si l’on veut conduire à la fois un projet de résistance continentale et soulager la misère des peuples. La solidarité des Cubains et maintenant des Vénézuéliens leur est désormais acquise. Si tous les changements politiques reposent sur un renouvellement profond des hommes et des alliances, il y a des degrés inégaux, des actions parfois contradictoires, le processus conserve cependant son sens général d’unification des résistances.
(1) L’élection de la présidente du Chili, Michèle Bachelet, le 11 mars a revêtu également pour l’Europe une portée symbolique, basée d’ailleurs sur une méconnaissance au moins partielle de la réalité. Les socialistes français, rassurés par son programme modéré et le maintien de l’alliance avec les USA, l’ont présentée comme la revanche de Salvador Allende, un Salvador Allende qu’ils n’ont jamais soutenu. De surcroît l’élection d’une femme dans ce sous continent machiste a été considérée comme une grande première, ce qui est inexact et surtout au vu de l’expérience ne constitue aucune garantie d’indépendance pour les peuples.
(2) A moins que ce même système de propagande ne s’emploie à utiliser le héros révolutionnaire mort contre ceux encore vivant. Non seulement ils font courir le bruit que le Che, Camillo Cienfugos sont morts par la volonté de Fidel, mais récemment un livre, ou plutôt une montagne de crasse ignorance et de malveillance (Serge Raffy, Castro l’infidèle. Fayard 2003) a été promu dans toute la presse, sur tous les plateaux de télévision , il affirmait que Salvador Allende avait péri sous les coups des services secrets de Castro. La censure est telle en France que personne n’a été autorisé à contredire un tel tissu d’âneries...
(3) Marti, quand il écrit ces lignes a 24 ans. Marti est cubain et il considère sa patrie comme un avant poste qui doit empêcher que les Etats-Unis ne fondent sur le contient latino-américain. Il a séjourné dans divers pays d’Amérique latine, entre autres le Venezuela et le Guatemala. C’est d’ailleurs dans ce pays aux multiples communautés indiennes qu’il utilise pour la première fois le concept « Notre Amérique » pour la différencier de l’Amérique anglo-saxonne.
(4)Comme son voisin équatorien, avec lequel la Bolivie a beaucoup de traits communs, outre les facteurs de division ethnique, religieux, elle bat tous les records en matière de coups d’Etat, en particulier militaires. On raconte qu’en 91, Fidel Castro, ébahi par l’amateurisme des dirigeants russes qui avaient voulu renverser Gorbatchev et n’avaient réussi qu’à accélérer le processus de décomposition de l’URSS, se serait écrié : « Il faudrait leur envoyer un lieutenant bolivien ». Au-delà du caractère folklorique de ce constat, demeure le danger qu’une telle armée peut faire peser sur ce pays en cas de déstabilisation initiée par les Etats-Unis et appuyé par l’oligarchie.
(5) Il n’est pas utile de faire référence au Caudillo pour analyser ce type de pouvoir, il est à l’origine de la fondation de la plupart des Républiques en particulier en Europe et même aux Etats-Unis. L’homme seul, et Castro dès l’origine l’est moins que bien d’autres, il a des compagnons qu’il conserve encore aujourd’hui, crée une Constitution, installe une légalité qui peut prendre le relais de la solitude du fondateur. C’est toute la vision commune de Spinoza et de Machiavel.Ce qui par parenthèse pose la question de "l’après-Castro" d’une tout autre manière. Nous avons une vision complètement tronquée de ce dernier, sans parler de celle des néo-conservateurs qui est stupide et par leur maître Léo Strauss transforme la rationalité de Machiavel en esotérisme dogmatique.
Ce texte reprend les correction apportées au chapitre sur la Bolivie pour l’édition cubaine de "LES ETATS UNIS DE MAL EMPIRE". Il y a eu d’autres corrections, mais elles sont de moindre importance. Il est à noter que le début du chapitre sur la démocratie andine n’a pas été corrigé, l’élection d’Evo Morales, confirmant nos prévisions du printemps 2005. Ce texte a été écrit en mars 2006, il ne signale donc pas, ni les mesures de nationalisation (il les annonce), ni la signature le premier mai de l’Alba, mais il affirme que l’élection vient renforcer l’axe le plus déterminé du processus, celui qui de surcrôit l’oriente vers de nouvelles relations sud-sud basées sur la solidarité.
NB : Reprendre le texte à partir de « l’Uruguay, en novembre 2004 (reprise du paragraphe 2 de la page 52 et suite).
Messages
1. > la Bolivie, la démocratie insurrectionnelle et le retour de l’Indien, 8 mai 2006, 19:44
Pourvu que les américains ne viennent pas mettre tous ces gens au pas !
JP