Accueil > La contestation des intellectuels embarrasse le gouvernement

La contestation des intellectuels embarrasse le gouvernement

Publie le vendredi 5 mars 2004 par Open-Publishing

Jacques Chirac et Jean-Pierre Raffarin affrontent le mouvement des intermittents du spectacle et la mobilisation des chercheurs. L’hebdomadaire "Les Inrockuptibles", dont l’"Appel contre la guerre à l’intelligence" aurait recueilli 70 000 signatures, tente de fédérer ces mécontentements.

Attentifs, l’Elysée et Matignon surveillent le mouvement lancé par Les Inrockuptibles, qui avait publié, le 18 février, une pétition signée de 8 000 noms sous le titre d’"Appel contre la guerre à l’intelligence", dirigé contre la politique du gouvernement. Jeudi 4 mars, l’hebdomadaire, interrogé par Le Monde, annonçait un peu plus de 70 000 signataires. Philosophes, artistes, chercheurs, enseignants, romanciers, médecins, avocats, psychanalistes, étudiants, et d’autres, entendent ainsi protester contre les "attaques massives, révélatrices d’un nouvel anti-intellectualisme d’Etat", dont ils s’estiment victimes.

A trois semaines des élections régionales, deux questions mobilisent particulièrement le gouvernement : les intermittents du spectacle et les chercheurs. Le ministre de la culture, Jean-Jacques Aillagon, engagé dans une série de rencontres avec l’ensemble des acteurs intéressés par le dossier des intermittents (Le Monde du 4 mars), a reçu, mercredi, l’assentiment des élus du comité de suivi de la réforme, rencontrés dans la journée. Noël Mamère, député (Verts) de Gironde, a jugé le ministre "prêt au dialogue " et s’est félicité de "l’esprit nouveau installé avec le ministère de la culture". M. Aillagon, dont l’objectif est de retoucher l’accord sur le régime d’assurance-chômage, signé le 27 mai 2003 par le patronat et trois syndicats, met cependant dans l’embarras la CFDT, signataire de l’accord. Jean-Luc Cazettes, président de la CFE-CGC, s’est dit pour sa part prêt à retirer sa signature si M. Aillagon engageait une renégociation avec la CGT.

Du côté des chercheurs, la situation semble davantage bloquée, malgré l’annonce d’une loi d’orientation et de programmation avant la fin 2004 et les dernières propositions de la ministre déléguée à la recherche, Claudie Haigneré, le 27 février. Mercredi, plusieurs milliers de chercheurs ont manifesté leur mécontentement à Paris et en province, au cours d’une journée baptisée "Science en berne".

Au-delà de ces deux dossiers "chauds", l’Elysée et Matignon se réfugient dans un silence prudent sur ce divorce annoncé avec les professions "intellectuelles". Jean-Pierre Raffarin s’en est tenu à quelques déclarations mesurées sur le débat qui "se caricature en France ", rejetant l’idée qu’il y ait "d’un côté les intelligents, de l’autre les imbéciles". Ni le gouvernement, ni l’Elysée ne semblent cependant avoir de stratégie de communication, pas plus qu’une réponse globale au malaise que laissent entrevoir ces démarches. Pétitionnaires ou pas.

DIATRIBES

Luc Ferry, ministre de l’éducation, mais aussi ministre de la recherche, réplique, dans une tribune publiée par Le Nouvel Observateur (daté 4-10 mars) en fustigeant "Les momifiés de la pétition". Chez eux - en gros les dinosaures qui ont survécu à Mai 1968 -, "il ne reste que l’arrogance d’une équation dont la bêtise fait peur : être intelligent = être un intellectuel = être de gauche = signer une pétition. Colossale finesse !", s’exclame le ministre de l’éducation. Il s’en prend ensuite à l’ancien ministre socialiste de la culture, Jack Lang. "Qui aura un jour le courage de lui dire qu’une stratégie de communication lénifiante, démagogique et de part en part centrée sur l’ego, ne saurait remplacer une politique ?", demande M. Ferry. Il assure avoir rencontré "des milliers d’enseignants", qui lui ont exprimé "leur dégoût de la politique démagogique menée par Lang, malgré la quantité des moyens affichés".

Patrick Devedjian, ministre délégué aux libertés locales, avait déjà brocardé sur RTL, le 24 février, les intellectuels qui "chez nous, ont l’habitude de signer des pétitions", alors qu’"aux Etats-Unis, ils ont des prix Nobel".

A l’Elysée, où M. Chirac s’est attaché depuis des années à renouer un contact approfondi avec les intellectuels pour nourrir sa réflexion et tenter d’enrichir un débat politique dont les Français se désintéressent - non sans arrières-pensées électorales -, on goûte peu ce genre de diatribes. Xavier Darcos, ministre délégué à l’éducation, s’exprime de façon plus nuancée dans un point de vue publié jeudi par Libération. Il insiste sur le discours de la méthode : dialogue, concertation, prenant pour exemple les retraites, la laïcité, l’école. "Notre volonté n’est pas de jouer le peuple contre les élites. Il s’agit que chacun, supposé intellectuel ou non, parisien ou provincial, fonctionnaire ou employé du privé, puisse participer à l’élaboration du projet collectif", écrit-il, sans esquiver le débat sur les moyens ni son corollaire, celui sur la mondialisation et la "marchandisation" de la culture.

A Matignon, l’entourage du premier ministre reconnaît que "le divorce avec les intellectuels n’est jamais bon". Les proches de M. Raffarin se posent surtout beaucoup de questions. Ces intérêts particuliers peuvent-ils se fédérer davantage ? Ne faut-il y voir qu’un prurit d’anciens gauchistes qui font de la récupération politique ? Ce mouvement est-il profond ? "Je n’en sais rien, admet un conseiller du premier ministre, mais il faut qu’on arrive à en sortir". Bref, le mouvement lancé par Les Inrockuptibles, qui dédaigne les partis et survient dans une campagne électorale assez atone, est-il grave docteur ? Mystère.

Pour l’ancien ministre de la culture Jacques Toubon, "c’est tout le problème de la réforme qui est posé". Cette pétition soulève, selon lui, la question de savoir "si les catégories de l’élite en France sont encore capables aujourd’hui de penser le changement." Si c’est non, cela lui paraît "tragique". Comme il lui paraît toujours "dangereux" de se fédérer "contre un bouc émissaire", autrement dit le gouvernement.

http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3224,36-355426,0.html