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La crise ? Mieux vaut ne pas en parler...

Publie le dimanche 15 février 2009 par Open-Publishing

Sondages, experts, articles de fond, tout est bon pour suggérer aux journalistes de moins parler de la crise. Décryptage.

L’ordre médiatique est une tyrannie dont l’une des règles vitales est le zapping. Il est très rare qu’un sujet reste plus de deux semaines à la une de l’actualité. La crise a bousculé ce bel ordonnancement. Comment zapper au moment où Lehman Brothers fait faillite, où les milliards valsent au dessus de nos têtes comme dit Olivier Besancenot, et où, tous les jours, les entreprises annoncent des plans sociaux ?

Pour résoudre cette équation impossible, une nouvelle théorie est apparue : à trop parler de la crise, les médias l’entretiennent, voire l’amplifient. Les snipers d’ Acrimed ont été les premiers à lever le lièvre. Car si cette thèse s’est répandue comme une traînée de poudre dans les médias, c’est grâce à une formidable opération de lobbying d’une association patronale adepte de la pensée positive : Ethic, « le mouvement des patrons enthousiastes » ! Ces dirigeants, qui n’en manquent sûrement pas d’éthique, ont fait appel à un « institut d’études international centré sur l’expérience client » peu connu, GN Research, qui leur a servi sur un plateau d’argent une enquête d’opinion sur le thème.

Relayé par Le Figaro sous le titre « Les médias sont accusés d’aggraver la crise », ce sondage d’opinion révèlerait que « pour 65% des Français, le traitement de la crise par les médias finit par nuire à l’économie » et que, dans le même temps, « 45% [d’entre eux] affirment avoir une "overdose" d’information sur la crise ». Comme le démontre habilement l’observatoire des médias, les choses ne sont pas aussi simples : « Les sondés (et non les Français) n’affirment rien. Ils répondent à une question : "Les médias parlent-ils trop de la crise économique ?" Et si 45% des sondés répondent positivement, ils n’affirment certainement pas “avoir une overdose d’information sur la crise." Mieux : à lire le diagramme publié par Le Figaro, on constate que 43% trouvent en revanche que les médias parlent "normalement" (???) de la crise et que pour 12% des sondés, les médias n’en parlent "pas assez" : ces 55% de réponses négatives sont royalement ignorées. »

Autre hypothèse : on peut se demander si la méfiance envers les médias, bien ancrée depuis plus de dix ans parmi les Français, ne les conduit pas à approuver toute critique envers leurs journaux ou leurs télévisions, quel que soit le thème abordé. C’est un tout cas un biais probable. Mais qu’importe : après Le Figaro d’autres médias ont relayé ce sondage douteux : France-Soir, 20Minutes.fr, Eco89, chacun à leur manière, l’ont utilisé.

Les Français en ont « “ras le bol” des discours anxiogènes » !

Les Echos, eux aussi, se sont posés la question de savoir si les médias avaient leur part de responsabilité dans la crise. Exit l’enquête d’opinion commandée (commanditée ?) par « le mouvement des patrons enthousiastes ». Place cette fois à un article qui donne la parole à une tripotée d’experts censés répondre à une question : « Les élites — politiques, économistes, médias — n’en font-elles trop ? ». Une question qui est d’autant plus légitime d’après le quotidien économique que « les Français semblent en avoir assez d’entendre parler d’une crise dont-ils ne perçoivent pas toujours concrètement les effets. ». Et pour appuyer ce propos, Les Echos font appel au sociologue Denis Muzet, très en vogue en ce moment. D’après lui, il existerait « trois profils face à la situation économique » : « les “acteurs” — dirigeants, politiques, banquiers, patrons — qui tentent de trouver des solutions ; les “éprouvés” qui ressentent, souvent violemment, la dégradation de la situation ; et la grande masse “des spectateurs” qui la vivent par procuration… »

C’est vrai, pourquoi parler de la crise puisque tout le monde n’est pas encore frappé de plein fouet ? C’est ennuyeux, voire « anxiogène ». Et, comble du mauvais goût, ce n’est pas vendeur ! À dégager donc la crise des colonnes des journaux, on ressortira le sujet des placards quand la situation sera vraiment critique et que tout le monde sera enfin touché ! Poussé à son paroxysme, ce raisonnement donne la « une » du Parisien – Aujourd’hui en France de samedi dernier, jour de consommation débridée pour cause de Saint-Valentin : « Et si on parlait d’autres choses » !

Mais que Les Echos se rassurent car d’ici très peu de temps, la majorité des Français percevront très « concrètement » les « effets » de la crise. Pessimiste comme vision ? L’Unedic prévoit simplement 282.000 chômeurs de plus en 2009. Une année 2009 qui sera aussi l’occasion pour Denis Muzet de réviser son analyse car il est à prévoir que dans quelques mois, il ne restera plus que deux « profils » de personnes face à la crise : les « acteurs » qui en seront encore et toujours à chercher des « solutions » et « la grande masse » des « éprouvés » qui ressentira (pas vraiment « par procuration ») « la dégradation de la situation »..

La crainte de la « prophétie auto-réalisatrice »

En filigrane de tous ces articles, on trouve une notion née à la fin des années 1950 sous la plume d’un sociologue américain, Robert King Merton. Ce concept, c’est celui de la « prophétie auto-réalisatrice » . Son énoncé est simple : la « prophétie auto-réalisatrice » est une prophétie qui « se produit lorsqu’une croyance a modifié des comportements de telle sorte que ce qui n’était que croyance advient réellement. » Autrement dit, la crise viendra puisqu’on n’a de cesse d’en parler. Mais c’est oublier que la crise n’est pas une « croyance » mais une situation déterminée par une réalité sociale que reflètent des indicateurs statistiques. Croire au concept de « prophétie auto-réalisatrice », c’est aussi croire en un concept exactement contraire appelé « prophétie auto-destructrice ». En clair, parler d’un événement suffit à le contrecarrer. C’est par exemple ce qui a pu arriver lors de la campagne du référendum sur le Traité constitutionnel européen. Pour certains, si le « non » l’a emporté, c’est en réaction à des médias béni oui-ouistes.

D’après Philippe Juhem, maître de conférence en sciences politiques à l’université Robert Schumann de Strasbourg et spécialiste du travail des politiques et du récit qu’en font les journalistes, le concept de « prophétie auto-réalisatrice » est « un concept séduisant mais très douteux » : « A ma connaissance, il n’existe aucune étude qui démontre qu’il existe un effet d’autosuggestion. Les politiques pensent par exemple que plus ils seront présents dans les médias et plus leur discours aura un impact alors que l’impact varie en fonction de l’idée que se font d’eux les gens. S’ils ont une mauvaise opinion d’un politique, sa surreprésentation dans les médias pourra même se retourner contre lui » L’universitaire va même plus loin avec l’exemple des enquêtes d’opinion : « Les sondages sont accusés de deux effets totalement contraires sans que personne n’ait pu prouver leur véracité. Soit on estime qu’un sondage va entraîner un ralliement derrière celui qui a été placé en tête, soit on considère qu’il va favoriser un outsider. » Bref, parler massivement de la crise pourrait avoir deux conséquences tout aussi contraires : la renforcer ou la chasser.

En recommandant de moins parler de la crise, les patrons d’Ethic rejoignent également ceux de la presse. Interrogez n’importe quel responsable de la publicité de magazine ou de quotidien et il fera immédiatement le procès de l’information « anxiogène ». Pour se vendre, la publicité a besoin d’un climat positif, propice à la consommation. La crise c’est la sinistrose, la lutte classes. Mieux vaut parler de la Saint-Valentin, ça fait sourire. Et ça fait marcher le commerce...

Dimanche 15 Février 2009 - 20:00

Gérald Andrieu

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