Accueil > La directive des travaux forcés
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Bien qu’il affirme le contraire, le projet de traité constitutionnel européen fait disparaître dans les faits les droits sociaux puisqu’il les soumet à la "concurrence libre et non faussée". Pour qu’il n’y ait pas de malentendus, des directives de la Commission européenne mettent en place l’arsenal réglementaire pour permettre aux employeurs d’allonger le temps de travail des salariés. Elles donnent corps à la "stratégie de Lisbonne" décidée les 23 et 24 mars 2000, fondée sur des critères de compétitivité, réaffirmée le 2 février 2005 pour « accroître la capacité d’adaptation des travailleurs et des entreprises et la flexibilité des marchés du travail ». A contrario, la réduction du temps de travail reste un enjeu essentiel pour la lutte contre le chômage, le partage des richesses produites, la qualité de la vie et reconstruire le sens du progrès.
Le débat sur le traité constitutionnel européen se déroule parallèlement à celui sur certaines directives adoptées ou projetées par la Commission européenne qui, s’il en était besoin, éclairent crûment le sens à peine caché du dit traité. Ainsi, la directive Bolkestein a inventé le principe du pays d’origine permettant à un prestataire de services de s’établir dans un pays avec une législation sociale faible, puis d’aller faire travailler ses salariés sous le régime de celle-ci.
Mais ce n’est pas tout. La Commission envisage de modifier la directive concernant le temps de travail. Celle en vigueur date de 1993 (93/104/CE), complétée en 2003 (2003/88/CE). Elle fixe la durée hebdomadaire maximale de travail à 48 heures, y compris les heures supplémentaires (art. 6). Elle « ne porte pas atteinte à la faculté des Etats membres » d’accorder des dispositions plus favorables à la sécurité et à la santé des travailleurs (art. 15). Et elle fixe la période de référence pour le calcul de la durée moyenne de travail hebdomadaire à un maximum de quatre mois (art. 16). Cependant, il est permis de déroger à ce maximum de 48 heures si l’employeur obtient l’accord du travailleur (art. 22). Cette possibilité de dérogation connue sous le nom de « opting out » ou « opt out » a servi de banc d’essai.
En effet, la Commission (2004/0209 COD) propose de réviser cette directive de fond en comble. D’abord, la durée hebdomadaire maximale serait portée à 65 heures, une fois obtenu l’accord écrit du travailleur, sauf convention collective différente, sans que l’on ne sache si la possibilité d’aller encore au-delà est interdite ou non (art. 22 modifié). Ensuite, la période de référence resterait fixée à quatre mois, mais chaque Etat pourrait la porter à douze (art. 16 modifié). Enfin, le projet de directive introduit deux notions nouvelles pour redéfinir complètement le temps de travail (art. 2 modifié). La première est celle du « temps de garde : période pendant laquelle le travailleur a l’obligation d’être disponible sur son lieu de travail afin d’intervenir, à la demande de son employeur, pour exercer son activité ou ses fonctions ». La seconde est celle de « période inactive du temps de garde : période pendant laquelle le travailleur est de garde, mais n’est pas appelé par son employeur à exercer son activité ou ses fonctions ». La période inactive du temps de garde ne sera alors pas considérée comme du temps de travail (art. 2 bis modifié).
De l’élargissement de l’opt out à la redéfinition du temps de travail
« Liberté de choix » des 65 heures
Dans la directive de 2003 (2003/88/CE) modifiant celle de 1993 (93/104/CE), une clause établie à la demande des Britanniques permettait à un employeur de faire travailler un salarié plus de 48 heures au cours d’une période 7 jours si cinq conditions étaient remplies (art. 22-1) : 1) l’accord du travailleur ; 2) le travailleur ne subit aucun préjudice s’il refuse ; 3) l’inscription sur un registre ; 4) le registre est mis à disposition des autorités compétentes ; 5) l’employeur donne aux autorités compétentes les informations sur les accords donnés par les travailleurs.
Lorsque l’Europe est passée de 15 à 25 membres, le problème s’est posé de rendre compatibles les durées maximales de travail. Or, au même moment, la Cour européenne de justice a rendu le 9 septembre 2004 un arrêt concernant le cas du Docteur Jaeger opposé à la ville de Kiel en Allemagne qui refusait de prendre en compte son temps d’astreinte à l’hôpital comme du temps de travail (http://www.snphar.com/A_la_une/phar28/legislation-28.pdf). La Cour européenne avait donné raison au médecin. De ce fait, la Commission européenne a proposé le 22 septembre 2004 (2004/0209 COD) de séparer les divers types de présence sur le lieu de travail.
Cette proposition de la Commission résonne comme en écho à la loi Borloo récemment adoptée en France où le temps de trajet du siège de l’entreprise jusqu’au chantier n’est pas compté comme temps de travail. On y retrouve également le mythe raffarinesque de « la liberté de choix » par le salarié du nombre d’heures de travail qu’il effectuera pour le compte de son employeur.
Le texte du projet de directive est dépourvu de toute ambiguïté : le cap est mis sur le pôle libéral. Mais il est intéressant de lire l’exposé des motifs. Après un laïus qui ne mange pas de pain sur le « niveau élevé de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs », la Commission indique qu’il faut « donner aux entreprises et aux Etats membres une plus grande flexibilité dans la gestion du temps de travail ». Benoîtement, elle fait état que « sur le contenu d’une telle proposition, les avis sont partagés », mais donne raison aux représentants patronaux de l’UNICE (Union des industries de la Communauté européenne) face aux syndicats regroupés dans la CES (Confédération européenne des syndicats) tant sur la durée, sur la période de référence que sur la définition du temps de travail.
« Ah, qu’en termes galants ces choses-là sont dites... »
Pour présenter son projet de directive sur le temps de travail, la Commission européenne écrit dans son dossier de presse : « La Commission a adopté aujourd’hui une proposition visant à actualiser certains aspects essentiels de la directive sur le temps de travail. Il s’agit d’un ensemble équilibré de mesures interdépendantes, qui préserve l’objectif premier de la directive - la santé et la sécurité des travailleurs - tout en répondant aux besoins d’une économie européenne moderne. » [1].
Chacun comprend que la santé et la sécurité des travailleurs sont mieux préservées à 65 heures de travail hebdomadaire, sans compter les temps de « garde inactive », qu’à 48 et a fortiori à 35...
Si de telles dispositions étaient arrêtées, comment ne pas voir qu’elles colleraient parfaitement au traité constitutionnel ? Celui-ci ne conçoit des droits sociaux qu’ « en tenant compte de la nécessité de maintenir la compétitivité de l’Union » (art. III-209). La main d’œuvre doit « s’adapter » à l’économie (art. III-203). Le plein emploi est subordonné au respect de l’orthodoxie monétaire et budgétaire (art. III-179). Toute harmonisation sociale, sous-entendu par le haut, est exclue (art. III-210). Le droit du travail, notion absente du traité, laisse la place au « droit de travailler » et à la « liberté de chercher un emploi » (art. II-75). Et, pour couronner le tout, le droit de grève est reconnu aux salariés (on ne peut faire moins) et... aux employeurs (art. II-88). La liberté des capitaux et des marchandises est mise sur le même plan que celle des humains (art. I-4).
Non seulement le traité entérine les politiques libérales menées depuis 50 ans et, tout particulièrement, celles qui font de l’Europe une pièce maîtresse de la mondialisation capitaliste, non seulement il entend les pérenniser en leur donnant une légitimité que leur confèrerait une Constitution, mais il est accompagné de directives qui organisent la désagrégation progressive du droit du travail partout où celui-ci existe et son interdiction partout où il n’existe pas. Le patronat européen a déjà pris les devants pour rallonger le temps de travail pendant que les profits font des bonds extravagants. Et il est donc logique que, pour que cela dure, il faille organiser les travaux forcés (à perpétuité, puisque l’âge de la retraite est partout repoussé).
« C’est ça ou le chômage ! »
Le ton avait été donné en 2002 et 2003. Le gouvernement français avait suspendu l’application de la loi des 35 heures aux entreprises de moins de 20 salariés : ainsi, 8 millions de travailleurs n’ont pas connu pas cette réduction du temps de travail. Puis, par le biais de la loi Fillon du 17 janvier 2003, il avait accordé une augmentation du contingent annuel d’heures supplémentaires autorisées, passant de 130 à 180 heures, sans oublier le jour férié supprimé. Et le peu qui restait de la loi des 35 heures vient d’être supprimé (janvier 2005) en portant le contingent d’heures supplémentaires à 220 heures, en donnant la possibilité aux salariés de convertir du temps en argent et en prolongeant jusqu’en 2008 la disposition pour les PME de ne payer les heures supplémentaires que 10% en plus au lieu de 25%.
En Allemagne, le patronat avait déclaré fin 2003 que la durée normale de travail devait être de 43 à 45 heures, voire 48 heures par semaine (Le Monde, 18 décembre 2003). Il a mis sa menace à exécution : les entreprises Siemens et Daimler-Chrysler ont imposé au syndicat IG-Metall une augmentation du temps de travail, et Continental, Thomas Cook et la Deutsche Bahn se sont engagées dans la même voie. Siemens rallonge la durée du travail hebdomadaire à 40 heures payées 35 en promettant de ne pas délocaliser 2000 emplois en Hongrie. Daimler-Chrysler augmente le durée journalière de 40 minutes et Opel la durée hebdomadaire de 35 à 40 heures pour le même salaire.
La brèche ouverte en Allemagne a été élargie en Belgique, en France, aux Pays-Bas et en Suède. L’entreprise sidérurgique Marichal Ketin de Liège veut passer de 36 à 40 heures alors que ses salariés refusent unanimement. Une filiale belge de Siemens augmente le temps de travail de 37 à 38 heures. L’équipementier Bosch à Vénissieux a exigé que plus de 90% de ses salariés acceptent de supprimer 6 jours de congés sans compensation salariale, sous peine de délocalisation en République tchèque. SEB, le marchand de bonheur ménager, remet en cause l’accord sur les 35 heures qu’il avait signé. Doux, premier producteur de poulets en Europe, ne plume pas que la volaille : il supprime 23 jours de congés pour pouvoir maintenir les 35 heures par semaine, décompte du salaire 2h30 de temps de pause obligatoires, tout en licenciant 300 personnes. Le groupe italien Vetroarredo, propriétaire de l’entreprise Sediver à Saint-Yorre, impose une baisse des salaires de 25 à 30%. Armor, le fabricant d’encre, pas très sympathique, veut généraliser les 3x8 et imposer le travail de nuit à toutes les femmes.
« Le XIXe siècle est l’avenir de l’homme et de la femme. » En substance, c’est le discours du FMI qui préconise dans un rapport publié le 3 août 2004 d’augmenter la durée du travail en Europe (M. Orange, « Le FMI recommande à l’Europe de travailler davantage », Le Monde, 5 août 2004). Le tout emballé sous l’étiquette : « C’est ça ou le chômage ». On avait déjà entendu par le passé : « L’emploi ou les salaires ». On sait ce qu’il en fut : chômage et précarité, flexibilité et baisse des salaires, comme une sorte de double attelage tirant le carrosse de Sa Majesté le Profit, protégé par la maréchaussée : l’entreprise Snappon à Chartres, équipementier automobile, a déménagé, sous protection des CRS, ses lignes de production en République tchèque, « au nom des droits de propriété et de la liberté du commerce et de l’industrie ». Le jugement du Tribunal de grande instance de Chartres a ordonné « l’expulsion des salariés de l’usine pour la durée nécessaire à la réalisation des opérations de déménagement (au besoin) avec l’assistance de la force publique » [2].
La déclaration du 10 février 2005 de la nouvelle commissaire européenne chargée de la politique régionale Danuta Hübner qui entend « faciliter les délocalisations en Europe » [3] entérine la pratique patronale.
Cette contribution a été publiée dans l’ouvrage d’Attac, Cette « Constitution » qui piège l’Europe, Mille et une nuits, Paris, 2005, 194 pages, 3 euros.
[1] Lire : La Commission propose une révision de la directive sur le temps de travail
[2] S. Lauer, « Déménagement sous surveillance policière de l’usine Snappon, à destination de la République tchèque », Le Monde, 28 août 2004
[3] La Tribune, 9 février 2005