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La grande mutation de la culture

Publie le jeudi 31 juillet 2003 par Open-Publishing

La grande mutation de la culture
LE MONDE | 30.07.03 | 12h38

Pendant les vingt premières années de son existence, le ministère de
la culture a vécu sur la lancée de l’ère Malraux. Les vingt années
suivantes furent placées sous le signe de Jack Lang, qui conforta et
amplifia les objectifs de son illustre prédécesseur. Aujourd’hui,
sous peine de thrombose, ce ministère, occupé par Jean-Jacques
Aillagon, doit opérer un nouveau tournant. Et pas seulement parce que
la crise des intermittents du spectacle - non terminée, au point que
la rentrée pourrait voir de nouvelles actions -, aurait fragilisé la
Rue de Valois.

Cette crise, bien réelle, est un symptôme, un révélateur qui a mis à
nu l’archaïsme d’une administration largement vouée à des tâches
d’une autre époque.

Il n’est plus suffisant, en effet, de se battre pour arracher au
ministère des finances quelques millions d’euros supplémentaires,
destinés à boucler un budget toujours trop faible, ou de batailler
pour élargir un peu plus ses compétences. L’évolution du monde
culturel est radicale, on le constate tous les jours. Le ministère,
créé par André Malraux en 1959, refondé par Jack Lang en 1981, doit
trouver une nouvelle frontière pour être en phase avec la société du
XXIe siècle.

Au début de la Ve République, il s’agit de donner au plus grand
nombre les moyens d’accéder à la culture et de mettre à la portée des
artistes des outils destinés à leur faciliter la création. Notamment
dans le domaine du spectacle vivant et de la musique. Car, à la fin
des années 1950, la diffusion de la culture n’a guère évolué depuis
un demi-siècle. L’innovation théâtrale, flamboyante (Adamov,
Audiberti, Beckett, Genet, Ionesco, Obaldia, Sarraute, Sartre...), se
fait essentiellement sur des scènes parisiennes (et privées de
surcroît). La musique et la danse contemporaines (à commencer par
Boulez et Béjart) ne touchent toujours qu’une élite restreinte.

La province, mot "hideux" que Malraux entend bannir du vocabulaire,
est un désert. A côté d’Hachette, "la pieuvre verte", l’édition
littéraire reste entre les mains de quelques familles installées sur
la rive gauche de la Seine. Si le cinéma, lié à l’industrie depuis sa
naissance, est en plein essor, la télévision, balbutiante, n’est
reçue que par un million de personnes.

Enfin, la notion même de culture est encore largement limitée par les
bornes d’une définition héritée du XIXe siècle. Quant à ses
professions, elles relèvent de l’artisanat. En dépit des envolées
lyriques de l’auteur des Antimémoires, le nouveau ministère et ses
maigres troupes sont dotés d’un budget qui dépasse rarement 0,4 % de
celui de l’Etat. Un survivant de l’ère Malraux, évoque la Rue de
Valois en terme de "cohabitation familiale, élégante, enthousiaste".

Jack Lang va professionnaliser le ministère, le doter de moyens
supplémentaires, étendre considérablement son champ d’intervention,
et surtout en faire la brillante vitrine des années Mitterrand. En
2003, son budget avoisine les 1 % de celui de l’Etat. Avec celui de
la communication, le ministère de la culture atteint les 5 milliards
d’euros, ce qui le fait émerger de la catégorie des "petits"
ministères.

Mais l’élan de la machine s’est ralenti. Faire tourner une mécanique
toujours plus lourde devient un casse-tête. Du coup, les successeurs
de Lang oublient de prendre en compte l’explosion de la sphère
culturelle.

Or celle-ci, devenue à l’aube du XXIe siècle un des pivots de
l’économie mondialisée, est méconnaissable. La musique, le cinéma et
l’audiovisuel sont devenus des éléments essentiels des puissantes
multinationales.

Les prudents groupes qui régentaient l’édition littéraire se
concentrent entre quelques mains (Bertelsmann, Hachette). Les
plasticiens les plus traditionnels n’ont plus comme moyens de
diffusion la seule galerie : celle-ci cède bien souvent la place aux
foires et aux biennales qui demandent des moyens techniques et
financiers considérables. Les festivals de théâtre, de musiques de
toutes sortes, de danse, les grandes expositions d’arts plastiques se
sont multipliés. Or ces manifestations ont nécessairement un lien
avec l’industrie du tourisme et des loisirs.

IL Y VA DE SA SURVIE

Bien sûr, l’art n’est pas réductible à l’industrie. En revanche, il
entretient désormais, à des niveaux différents (technique,
économique, social), des rapports étroits avec elle. Des composants
ou des modes opératoires apparentés aux processus industriels sont
souvent indispensables pour qu’une création artistique soit mise en
ouvre : moyens informatisés et outillages de pointe demandent une
assistance technique complexe, diversifiée, nombreuse. Sans elle,
l’événement artistique devient tout simplement impossible.

La culture est donc sortie de sa tour d’ivoire. Elle se retrouve
brassée avec des éléments souvent jugés impurs. Où il n’est pas
toujours facile de distinguer le bon grain (l’art) de l’ivraie (le
commerce). Enfin, cette "marge" culturelle fait vivre une population
croissante. Jusqu’à engendrer un prolétariat : les intermittents. Ces
derniers ont d’ailleurs marqué leurs liens avec le monde industriel
en utilisant, cet été, la grève et l’occupation de leur outil de
travail, recours traditionnels de la classe ouvrière en cas de
conflit.

Or le ministère de la culture n’a rien vu venir, bien que le problème
des intermittents soit pendant depuis une bonne douzaine d’années. Il
est vrai que l’organisation de la Rue de Valois relève d’un autre
temps et que ce mouvement social, issu d’une ère trop nouvelle pour
lui, l’a pris par surprise.

Enfin, il n’a pas su le traiter correctement parce qu’il est dépourvu
de compétences suffisantes en matière économique, juridique, sociale
et internationale. Il lui faut donc, de toute urgence, redéfinir ses
directions traditionnelles et se doter d’instruments administratifs
adaptés aux réalités du XXIe siècle.

S’il veut faire face à la déferlante de la culture anglo-saxonne,
démultipliée par la mondialisation, et faire prévaloir son "exception
culturelle", le ministère a intérêt à fourbir quelques armes
efficaces pour convaincre ses partenaires européens, plutôt que
d’invoquer ses états d’âme.

Un autre dossier tout aussi capital l’attend : celui de la
décentralisation culturelle. Celle-ci est inéluctable. Les
collectivités territoriales le réclament et il faut partager le
fardeau : la Rue de Valois n’a plus les moyens financiers de gérer
directement les innombrables équipements qu’elle a elle-même suscités
avec générosité. Or, si les collectivités locales alignent des
budgets culturels qui sont l’équivalent de celui du ministère de la
culture et qu’elles gèrent déjà des pans entiers du champ culturel
(archives, bibliothèques, théâtres, orchestres, musées), cette
décentralisation est mal perçue par le monde culturel, resté
conservateur sur ce plan-là.

On préférera toujours un prince "éclairé" mais lointain et assisté
par de grands intendants parisiens à l’élu local presque toujours
caricaturé sous les traits d’un potentat démagogue et analphabète.
Pour convaincre ses administrés et surtout les acteurs du monde
culturel, le ministère devra intégrer la coordination de l’action
territoriale, inventer les indispensables garde-fous et mettre en
place une pédagogie qui lui fait cruellement défaut.

Cette remise à plat des missions du ministère de la culture et de la
communication est urgente. Il y va de sa survie. Sans ces
indispensables mutations, l’administration de Jean-Jacques Aillagon
risque, à terme, d’être mise sous tutelle, ravalée à un organisme de
pure façade.

Emmanuel de Roux