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La guerre des intelligences

Publie le vendredi 12 mars 2004 par Open-Publishing


Unee contribution de Philippe Corcuff
(signataire, maître de conférences de science politique, membre du conseil
scientifique d’ATTAC,
chroniqueur de Charlie Hebdo)


Les conservateurs de tous poils ont cru trouver une parade rhétorique face au
succès de l’appel
contre la guerre à l’intelligence : les supposées velléités de monopolisation
de l’intelligence par
de prétentieux "intelligents" méprisant "la France d’en bas". En 1789, des aristocrates
se
mobilisaient déjà contre le déferlement révolutionnaire en parlant au nom de "leurs
manants". La
bourgeoisie à habillage provinciale incarnée par Raffarin veut ainsi nous faire
croire que les attaques
contre les chômeurs, la sécurité sociale, les services publics, les intermittents,
les enseignants,
les chercheurs, etc. sont au service de "ceux d’en bas", alors que, plus prosaïquement,
elles
contribuent à démanteler l’Etat-providence au profit du MEDEF.

Certes, il faut prendre garde au sens que prend l’appel des Inrocks. Il y a sans
doute dans le
flot des signatures des personnes qui trouvent là un moyen commode de se bâtir à peu
de frais une
identité d’"intelligent" contre une "connerie" identifiée à un " populaire " fantasmatique
(un "populaire" mythique et essentialisé qui peut servir de repoussoir identitaire à certains "intellos",
comme existe une figure stigmatisée et essentialiste de "l’intello" dans les
milieux populaires). Pierre Bourdieu ne notait-il pas dans La distinction (Minuit,
1979) que "les goûts sont sans doute
avant tout des dégoûts, faits d’horreurs ou d’intolérance viscérale ("c’est à vomir")
pour les
autres goûts, les goûts des autres" ?

Mais là n’est pas le principal dans le mouvement multiforme qui s’exprime à travers
l’appel.
L’appel contre l’anti-intellectualisme d’Etat s’efforce de promouvoir les ressources
de l’intelligence
critique contre les dogmes de la pensée de marché et des technocrates qui la
servent. Or, une
intelligence critique, c’est aussi une interrogation sur soi-même. C’est pourquoi
les quelques "intelligents" arrogants qui se seraient glissés parmi les signataires
apparaissent bien éloignés de
l’intelligence critique. "Il n’est pas de remède contre la clairvoyance : on
peut prétendre éclairer
celui qui voit trouble, pas celui qui voit clair", avançait finement Clément
Rosset dans Le réel - Traité de l’idiotie (Minuit, 1977). La suffisance des "clairvoyants" est
aujourd’hui surtout du
côté de la pensée étriquée qui, au nom de prétendues "lois incontournables de
l’économie", assèche
les hôpitaux, les écoles, les laboratoires, la création artistique, licencie
dans les entreprises
qui font des bénéfices, précarise les situations, etc. Aujourd’hui, il y a bien
une guerre des
intelligences : une guerre de l’intelligence bornée du néo-libéralisme - celle
de "la seule politique
possible", qui a d’abord était installée par les gouvernements "de gauche" (c’est
pourquoi les
pitreries politiciennes d’un Jack Lang sont si dérisoires), pour s’épanouir aujourd’hui
sous un gouvernement de droite - contre les intelligences critiques qui travaillent
de toutes parts la société.

L’intelligence néo-libérale à courte vue est portée par l’alliance des énarques,
des grands
patrons et des notaires de province qui nous gouverne. La défense des intelligences
critiques pourrait faire converger les professions culturelles (enseignants,
chercheurs, précaires de la recherche, artistes, intermittents, journalistes,
etc.) et les mouvements sociaux qui, depuis 1995, se battent
contre les dégâts de l’économisme libéral. Dans une perspective initiée par la
galaxie
altemondialiste, l’intelligence ne doit pas être considérée comme la propriété de
tel ou tel individu ou
groupe mais se définit comme un bien commun menacé par la marchandisation de
nos vies. Un bien commun
pluriel, contradictoire, discutant, non standardisé, accessible à tous. Pour
s’opposer à la destruction marchande de ce patrimoine collectif, il faut bien
sûr rétablir et consolider les conditions
publiques d’existence de la recherche, de la culture, de l’enseignement, de la
communication. Mais
il faut aussi réinventer, contre les visées hégémoniques de la propriété capitaliste,
une
pluralité de formes de propriété collective (associatives, coopératives, mixtes
public/associatif, etc.), à l’échelle locale, nationale, européenne et mondiale,
ne se réduisant pas à la propriété étatique. Pour faire vivre, justement, la
multiplicité et le jeu infini des contre-pouvoirs.

Une telle conception des intelligences critiques conçues comme bien commun est
déjà en germe dans
l’évolution de nos sociétés, dans leur double dimension individualiste et démocratique.
Les
sociologues de l’individualisme contemporain (de Max Weber et Norbert Elias à Anthony
Giddens et Ulrich
Beck) ont mis l’accent sur l’élargissement de la pratique de la réflexivité,
individuelle ou
collective, c’est-à-dire le développement du retour réflexif de la société sur
elle-même comme des
individus sur eux-mêmes. En ce sens, le développement des intelligences critiques
ne peut que nourrir
notre activité d’autoconstruction d’individus davantage individualisés. Quant à la
visée
démocratique de nos sociétés (pas ses réalisations bien imparfaites et partielles),
une de ses spécificités
a pu précisément être appréhendée par une philosophie politique comme celle de
Claude Lefort
(notamment dans ses Essais sur le politique - XIXe - XXe siècles, Seuil, 1986)
comme accueillant de
manière privilégiée la réflexivité humaine (via le jeu des interrogations critiques
et des
confrontations de savoirs au sein d’un espace public), à partir du moment où l’on
quitte les rives des
sociétés aux normes impératives et aux certitudes absolues. Il y va là du projet
démocratique comme
processus d’autoconstruction de la société.

La réduction néolibérale de l’individualité et de la société met en danger les
intelligences
critiques. La guerre des intelligences appelle d’abord la résistance, ensuite,
peut-être, un nouveau
projet de civilisation...

11.03.2004
Collectif Bellaciao