Accueil > La mort d’Ingmar Bergman
de Jean Roy
Décès . L’immense réalisateur de cinéma et metteur en scène de théâtre suédois s’est éteint paisiblement hier matin dans sa maison de l’île de Farö, dans le Gotland.
Ils ne sont plus très nombreux, ces géants qui vinrent au cinéma pendant et au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, apportant au cinéma un sang neuf après la génération des Renoir et des Ford. Visconti, Kurosawa, Welles nous ont quittés depuis longtemps. Et voici que Bergman…
Né le 14 juillet 1918 à Uppsala, au nord de Stockholm, fils d’un pasteur luthérien et d’une mère qui ne plaisante pas sur les principes, le jeune Ingmar est élevé dans un rigorisme qui laissera des traces dans toute son oeuvre, marquée par la religion. On trouve chez lui une constante transparence, trait essentiel du protestantisme, qui l’oppose au mystère et au secret omniprésent chez les cinéastes marqués par le catholicisme (Hitchcock par exemple). Mais cette espèce d’immanence des choses se heurte aussitôt à la pulsion et à l’instinct, qu’il s’agit de refréner au nom de la vertu. Ce combat intime entre le désir et le devoir ne sera pas toujours gagné par ce dernier. Bergman eut neuf enfants de cinq épouses, après tout.
Très vite, l’échappatoire est le rêve. Avec sa soeur Margareta, il construit un théâtre de marionnettes et achète de petits films pour alimenter le projecteur familial. Il n’a pas vingt ans quand il quitte l’étouffant carcan parental pour aller pratiquer le théâtre universitaire dans la capitale. C’est là qu’il rencontre certains de ceux qui vont faire désormais partie de sa famille artistique. La Suède est un petit pays et, comme dans les petits pays, tout le monde se connaît et doit pratiquer à la fois le théâtre et le cinéma, plus tard la télévision, pour vivre. Il y a à Stockholm une institution, le Théâtre dramatique royal, dont Bergman deviendra le directeur en 1963. Et une autre institution, la vénérable Svensk, studio d’État fondé en 1919 d’où sont sortis tous les classiques du cinéma muet suédois. C’est tout naturellement qu’il rejoint cette prestigieuse compagnie comme scénariste, malgré de beaux succès pour la scène salués par la critique. L’hiver, saison des théâtres, il monte Ibsen et Strindberg, mais aussi Molière, Shakespeare et Tennessee Williams. À la belle saison, celle des longues journées lumineuses, la caméra prend ses droits.
C’est en 1945 qu’il réalise son premier film, Crise, qui, sous les dehors de l’adaptation d’une pièce danoise, est déjà hautement personnel. Tel un Woody Allen qui ne serait ni juif ni drôle ni comédien, l’auteur s’y exprime sur la vie, ses obsessions, ses anxiétés et ses angoisses. Dieu pourrait être un recours, mais comment être sûr qu’il existe ? Les titres suivants sont de la même eau, un autre grand thème bergmanien, celui du couple déchiré, s’immisçant progressivement. Comme Stiller et encore plus Sjöström dans le muet (mais n’est-ce pas vrai de tous les Scandinaves ?), Bergman est inspiré par la nature qui l’entoure, son île de Farö allant devenir un refuge d’autant plus protecteur que, étant située en zone militaire, il était encore impossible de s’y rendre il y a quelques années avec un passeport étranger. Les splendeurs d’étés d’autant plus précieux qu’ils sont brefs ont ainsi fourni l’écrin aux passions que le cadre favorisait dans des films aussi sensuels que Jeux d’été et Monica. Avec ces films, la France en particulier retrouvait ce qui avait frappé dans ce cinéma au cours des années dix et vingt et qui a à voir avec le protestantisme, une approche franche et directe du corps (Monica et le désir fut le titre français de l’époque). N’a à cacher que celui qui a à dissimuler. De là à se rincer l’oeil, il y a qu’un pas, que franchirent certains dans une totale méconnaissance du propos.
Bergman, auteur mineur ? On a pu le croire, d’autant plus que la Nuit des forains ne fut pas épargné par la critique. Il faut attendre dix ans et Sourires d’une nuit d’été, prix de l’humour poétique (sic) à Cannes en 1956, pour que le réalisateur se voie reconnaître la place qu’il n’allait plus quitter. Cette comédie grinçante, qui est peut-être son film le plus léger avec Toutes ses femmes, nous montre un Bergman apaisé et charmeur. Le succès international est à la porte. Celle-ci s’ouvre définitivement avec le Septième Sceau, prix spécial du jury à Cannes en 1957. Nous sommes là dans le grand sujet, une réflexion faustienne sur la vie et la mort, les cases blanches et noires d’un échiquier encore dans toutes les mémoires venant, comme en réminiscence de l’expressionnisme, symboliser la lutte éternelle du bien et du mal. La « famille » Bergman y est réunie comme jamais avec, devant la caméra, Gunnar Björnstrand, Max von Sydow, Bibi Andersson, Gunnel Lindblom et, par ailleurs, Gunnar Fischer à l’image (Sven Nykvist n’arrivera qu’en 1961), P.A. Lundgren aux décors, Erik Nordgren à la musique.
Autre chef-d’oeuvre dans la foulée, les Fraises sauvages fait remonter les souvenirs d’enfance tels qu’on peut les retrouver dans la vieillesse. Victor Sjöström, le génie du muet né en 1879, tient là son dernier emploi, le plus beau peut-être tant sa présence dans le film n’a d’égale dans l’histoire du cinéma que celles de Gloria Swanson, Erich von Stroheim, Buster Keaton et Cecil B. DeMille dans Sunset Boulevard. Encore s’agit-il là du rôle principal. Éclipsés par l’aura de ces deux films, ceux qui suivent, Au seuil de la vie, le Visage, la Source sont également des oeuvres majeures.
De titre en titre, le style s’épure, certaines flamboyances des débuts n’étant plus de mise. À l’inverse de Dreyer, dont l’écriture partie du gros plan s’est ouverte à des plans plus larges, Bergman resserre sur les visages. La lumière est sculptée avec une implacable précision. Les retours dans le passé sont fréquents, volontiers traités en fondu-enchaîné. L’intérêt pour l’individu prime sur les considérations générales, sur la condition humaine. Le désenchantement est de mise. À la symphonie succède la partition intime. Liv Ullmann, à partir de Persona en 1966, apporte un nouveau visage féminin au blason bergmanien, rejoignant avant de le supplanter celui de Bibi Andersson. Le conflit entre le masque et l’âme s’exacerbe, atteignant une intensité dont se souviendront aussi bien Woody Allen avec Intérieurs que Robert Altman avec Trois Femmes.
On pourrait ainsi continuer, tant un film de Bergman n’existe que par rapport à ceux qui l’ont précédé, reprenant ici, contredisant là, amendant ailleurs. Pourtant, l’oeuvre est loin d’être uniforme. Comme d’autres avant lui, et sans remonter à Stiller et Sjöström qui furent l’un et l’autre brisés par Hollywood, Bergman cédera à la tentation du film en langue anglaise en 1970 : le Lien, avec Eliott Gould. Il triturera la couleur dans Cris et Chuchotements en 1973 comme peu avaient osé le faire avant. Il cédera au grand spectacle en 1976, allant tourner à Munich pour Dino de Laurentiis l’OEuf du serpent, suite à une cabale fiscale montée de toutes pièces le présentant comme trichant sur ses impôts. Mais, l’année précédente, il aura été l’humble serviteur de Mozart, montant avec humilité la Flûte enchantée avec une troupe d’enfants sur la scène de son théâtre et filmant le spectacle dans la simplicité la plus totale.
Enfin, tout autant que Godard et Rossellini, il aura su devancer tout ce qu’offrent la télévision et les nouvelles technologies. La télévision permet de s’affranchir de l’obligation de durée maximale du spectacle cinématographique. Ce sera les six fois cinquante minutes de Scènes de la vie conjugale, qui existe aussi en version cinéma de trois heures. La télévision permet de tourner avec trois sous des sujets qui n’ont donc plus besoin d’un vaste public pour être amortis financièrement. Ce seront les bonus, dirait-on aujourd’hui, comme le Document de Fanny et Alexandre et les documentaires comme Farö, mon île. Les nouvelles technologies permettent de tourner par heures entières jusqu’à atteindre la perfection. Cela donnera son dernier film, Sarabande, dont il interdira qu’il soit projeté sur transfert film bien que ce soit un chef-d’oeuvre absolu. Avec Sarabande pour l’écran, avec sa mise en scène des Revenants d’Ibsen pour la scène, s’achève donc la carrière d’un des rares créateurs pour lesquels l’image, le son et la direction d’acteurs auront permis d’aboutir à une oeuvre aussi complexe et subtile que peuvent l’être les classiques de la littérature. Les mots qui précédent n’en rendent qu’une pâle idée.