Accueil > La victoire de la « gauche d’en bas »
de Claude Askolovitch
Minoritaires socialistes, communistes, trotskistes, alternatifs ont gagné ensemble. Mais le rassemblement des non est trop hétéroclite pour résister très longtemps à la rudesse de la vie politique et des enjeux électoraux
Pauvres socialistes ! Les sans-culottes du non leur auront tout fait, même leur prendre la Bastille. Ce fut une belle fête dans ce lieu saint des gauches, une fête de la victoire, pleine de flonflons et de slogans, l’ivresse des soirs de triomphe. Une fête de la gauche, mais dont les socialistes s’étaient exclus. La fête du peuple, mais sans le PS.Contre le PS. La mise à mort du traité constitutionnel européen, mais surtout l’humiliation infligée au « social-libéralisme » honni. Dimanche soir, les « nonistes » de Besancenot, Mélenchon ou Buffet ont mis la main sur la gauche. La révolution a eu lieu : la direction du PS a été lâchée par son électorat, mise en minorité par l’addition des radicaux, comme en 2002. Dimanche 29 mai, la petite gauche s’est sentie devenir la gauche. On le voyait venir depuis des semaines, dans ces meetings du non, dont la ferveur écrasait les réunions « ouistes ». La comparaison dessinait le rapport de force. 5000 personnes pour les « nonistes » à Nantes le 25 mai, contre 1200 pour Jospin et Hollande quelques jours plus tôt... Le vote a confirmé le triomphe de la gauche d’en bas.
Gauche d’en bas ? La formule suinte la démagogie. Elle s’impose pourtant. Le PS a été vaincu par une troupe hétéroclite, des irréguliers aux uniformes disparates. Minoritaires socialistes, communistes, trotskistes, alternatifs. Mais aussi une gauche des réseaux, des affinités, des structures souples. Une victoire d’internet et des comités de base contre le grand parti et ses anciens ministres. Les révoltés sont étonnamment archaïques dans leurs références. Mais ils sont résolument modernes dans leur manière de les porter. C’est la marque des ressourcements identitaires, des intégrismes de toute espèce que d’allier modernité technicienne et conservatisme doctrinal. En ce sens, la gauche du non est un fondamentalisme. La mondialisation est le retour à l’éternelle barbarie capitaliste, dont la social-démocratie est l’éternelle caution. Il faut revenir au contrôle de l’Etat, aux nationalisations. Les discours sont classiques. Mais l’organisation est souple, festive, fluide. Et les organisateurs ne sont pas sans talent.
En quelques semaines, la politique a peut-être changé de pied. Elle s’est découvert de nouvelles règles et de nouveaux stratèges. On ne gagne plus en tenant le parti et les grands médias mais en les contournant. Gauche, voici tes nouveaux maîtres ? Des économistes keynésiens, Liêm Hoang Ngoc ou Jacques Généreux. Des contempteurs de la mondialisation libérale, Raoul Marc Jennar ou Susan George. Un vétéran de la gauche contestatrice, inspecteur du travail à la ville, passé il y a onze ans de la LCR au PS sans changer de foi, Gérard Filoche. Des maîtres à penser ignorés des médias, mais stars d’internet ou des réunions de quartier, révélés dans une campagne à ras de terre. Ce sont eux qui ont transformé un référendum européen en un débat cathartique sur le néolibéralisme. Ils ont rencontré le ras-le-bol du pays.Le rejet a eu la force de l’évidence. Voici venu le temps des taupes.
C’est le triomphe d’Attac, qui a retourné le terrain idéologique depuis 1998. La victoire de la Fondation Copernic, association d’intellectuels antilibéraux qui a organisé l’unité du non de gauche. L’évidence antilibérale a conquis les esprits avant que le non ne ravisse les cœurs. Elle a imprégné les cadres syndicaux. La FSU, première centrale enseignante, a adopté ces dernières années une ligne toujours plus dure. Le renversement de la ligne européenne de Bernard Thibault par les délégués cégétistes, au début de la campagne, fait écho à la dégringolade de Hue dans le Parti communiste ; comme si l’évolution vers la social-démocratie était la promesse de la défaite.
Cette gauche d’en bas n’est pas exempte de contradictions ni de rivalités. Le journaliste Bernard Cassen, président d’honneur d’Attac, refuse d’intégrer formellement son organisation dans une gauche radicale, avec laquelle il a partagé pourtant tribunes et thématiques (voir la réaction d’Harlem Désir). Le conseiller d’Etat Yves Salesse, président de Copernic, prétend construire une gauche de la gauche contre le PS. Chaque groupe a son agenda. Mais la campagne a étouffé toutes les divergences. Les meetings du non de gauche étaient interminables, dans une multiplication d’orateurs exprimant les mille nuances du mouvement. C’était voulu. La gauche du non s’affichait diverse. Ses supporters ne demandaient qu’une chose : l’unité contre le libéralisme, cet ennemi des peuples. C’était la continuité de décembre 1995, la revanche du mouvement des retraites de 2003, l’évidence du combat partagé. Les militants célébraient la rencontre, sur les mêmes tréteaux, des leaders politiques, syndicaux et associatifs, la fin des différenciations formelles, l’avènement du melting-pot de la résistance. Ils applaudissaient dans un même élan le socialiste Mélenchon, le trotskiste Besancenot, la communiste Buffet. Chacun son style. Mélenchon, une rhétorique des gauches de toujours, la continuité entre 1789 et 2005. Besancenot, la gouaille et la radicalité au visage d’ange. Buffet, la voix des faibles... Des photos de famille ont été prises. Elles ne s’effaceront pas. La gauche du non s’est inventé une unité d’action, forçant la main à ses leaders. Une parenthèse enchantée dans l’aventure émiettée de la radicalité ? Ou l’amorce d’une restructuration ?
C’est ici que le beau rêve se gâte. Car la radicalité, pour l’instant, a toujours achoppé sur la rudesse électorale. Et la victoire du non donne à chacun des envies de récupération. « Tous ensemble, tous ensemble », chantent les « nonistes ». Mais pour quoi faire ? Un parti ? Gagner les législatives ? Battre les socialistes à la présidentielle ? L’ampleur de la victoire donne aux « nonistes » le vertige de tous les possibles... mais aussi l’angoisse des responsabilités. A peine le champagne bu, les soucis reviennent. On attend le congrès du PS, pour savoir si les copains Emmanuelli et Mélenchon, ou le complice Fabius, parachèveront leur succès. On retrouve les débats internes. Chacun explique que « personne ne peut s’opposer à la volonté unitaire ». Mais personne n’a l’intention de fermer sa petite boutique. Pour l’instant, on prolonge la parenthèse. Il faut savoir ne pas terminer une campagne référendaire, cela évite de passer aux choses sérieuses. Les partis ne fusionneront pas. Ils se coordonneront. Ou feront semblant. Les comités du non voient leur vie prolongée. On y débattra des luttes antilibérales et d’une autre Europe, voire d’un programme pour une gauche d’alternance. On rivalise dans le basisme. José Bové veut rédiger des cahiers de doléances. Les communistes et la LCR s’affronteront à fleurets mouchetés dans ces comités locaux, chacun voulant dominer l’autre sans oser rompre le premier. Le PC se met ostensiblement au service des comités. Buffet fait de la générosité une ligne politique et un atout pour la suite. Elle s’arc-boutera sur le succès du non pour rester au centre du jeu, arguera de la « volonté populaire » pour contraindre le PS à un virage à gauche, et interdire à la Ligue un retour au sectarisme. Utiliser Besancenot pour imposer un rapport de force aux socialistes. Mais ne pas laisser Besancenot couper le PC d’un frère ennemi, tellement précieux les jours d’élection. « Toute la gauche doit se rassembler sur un programme antilibéral », plaident les communistes.
A la Ligue, on s’amuse, on exige le départ de Chirac, on appelle à l’incendie social. Et on attend de pousser les communistes au choix. Alain Krivine, le vieux chef, savoure l’instant. En six mois, la Ligue a payé ses dettes, effacé son péché de sectarisme, purgé son errance avec LO, et a remis son postier fétiche en selle. « Olivier a retrouvé toute sa popularité, comme en 2002. Les gens ont totalement oublié nos échecs de l’an dernier ! » Besancenot fait partie du patrimoine des foules. Le voici en état d’affronter la présidentielle de 2002 - et de s’opposer à Buffet, comme il a empiété sur le territoire d’Arlette. « Il est trop tôt pour créer un parti anticapitaliste, les débats ne sont pas encore clarifiés, poursuit Krivine. Pour l’instant, les militants du PC redressent la tête, sur une ligne très anti-PS. Ça les rapproche de nous naturellement. Quant aux socialistes, ils vont se rétablir sans changer de ligne. Il y a évidemment deux gauches, l’une qui accepte le libéralisme et la nôtre, qui s’y oppose. Elles vont durer, et elles ne peuvent pas gouverner ensemble. » Soyons réalistes, expliquons pourquoi rien n’est possible.