Accueil > Le défi social des nouveaux emplois non qualifiés
La désindustrialisation et le développement des activités de services ont généré un nouveau type de salariés précaires, mal payés, peu syndiqués. Vendeurs, serveurs, agents de nettoyage ou de sécurité... Près d’un poste sur quatre est aujourd’hui considéré comme peu ou pas qualifié.
Employés de la restauration rapide, serveurs de cafés et restaurants, assistantes maternelles, employés de maison, agents de service, de nettoyage ou de sécurité, chauffeurs livreurs ou magasiniers, vendeurs ou caissières de supermarché : ces emplois, relégués dans la catégorie des "non qualifiés", ont depuis quelques années connu une forte recrudescence en France, surtout parmi les jeunes, les femmes et les immigrés de fraîche date. OAS_AD(’Middle’) ;
Ce sont ces nouveaux emplois que valorisent les experts pour espérer entrevoir une inversion de la courbe du chômage. Ceux dont certains dirigeants politiques et professionnels veulent encourager la création grâce à des mesures d’allégement de charges ou de libéralisation des contraintes du droit du travail. En contrepartie d’une diminution de la TVA, récemment annoncée par le gouvernement, les restaurateurs estiment ainsi qu’ils pourraient créer plusieurs milliers d’emplois, sans pour autant en préciser le nombre.
Lors d’une rencontre organisée le 5 mai par la direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares) du ministère du travail, économistes, sociologues et professionnels ont tenté de cerner cette réalité et d’évaluer les bouleversements qu’elle entraîne sur le monde du travail et sur la société dans son ensemble.
Pour les chercheurs, la remontée de l’emploi qualifié date des années 1996-1997. La période marque le retour de la croissance, à la fin d’une décennie de restructuration industrielle. Aux suppressions d’emplois et à la disparition progressive des moins qualifiés d’entre eux dans les secteurs de production - évaluées à 800 000 entre 1982 et 1994 -, se sont substitué 400 000 créations dans le tertiaire et les services aux particuliers ou aux entreprises. Dont une partie, il est vrai, provient des tâches (entretien, logistique...) sous-traitées par les entreprises.
Même si les estimations diffèrent selon les études, le nombre d’emplois non qualifiés à temps plein serait passé d’un peu plus de 2,5 millions en 1996 à près de 3 millions en 2002, début d’une légère rechute. Mais les effectifs concernés sont beaucoup plus importants - près de 5 millions selon l’Insee, soit près de 25 % de l’emploi salarié -, en y incluant les temps partiels. L’exonération partielle des cotisations patronales, instituée en 1992 pour encourager ce type d’activité en contrat indéterminé, aurait, selon une note de la Dares d’avril, bénéficié à 500 000 entreprises, principalement celles qui pratiquent les horaires flexibles (grande distribution, restauration rapide, cafés, hôtels, restaurants) : depuis 1992, celles-ci ont signé 2 millions de contrats. Toutefois, ce dispositif, interrompu à la fin 2002, n’aurait créé que 300 000 emplois au total.
Cette évolution marque une transformation profonde du marché du travail. Chez les hommes, les anciens "OS" (ouvriers spécialisés) sont devenus "opérateurs" et, à la faveur des mutations technologiques et des négociations collectives, ont bénéficié d’une reconnaissance de qualifications et de compétences, assorties de rémunérations correspondantes.
Parmi les femmes non qualifiées, les ouvrières de confection, nombreuses dans le textile, sont en voie de disparition, au profit de postes à l’emballage et à l’expédition. Le taux d’activité des femmes augmente : 76 % des mères de 2 enfants ayant de 25 à 49 ans ont ainsi un emploi. On les trouve de plus en plus dans les commerces, les écoles, les hôpitaux (comme agents de service), ou comme employées de maison. Le nombre d’assistantes maternelles n’a cessé de croître : elles étaient 634 000 en 2001, soit 230 000 de plus qu’en 1985. Comme le souligne Laurence Coutrot, chercheuse au CNRS, "une partie de l’activité des femmes se nourrit de l’activité d’autres femmes".
Malgré l’augmentation de la scolarité, le diplôme n’est plus depuis longtemps une protection pour les jeunes. Même si les plus diplômés gardent plus de chances d’évolution, de promotion ou de changement d’activité que les non diplômés. Ce sont surtout les moins de 20 ans et les filles qui sont les plus exposées à rester au bas de l’échelle. Les immigrés ont, eux aussi, subi cette mutation. Autrefois très présents dans l’industrie et le BTP, ils sont, pour un tiers, eux aussi dans le commerce et "les services marchands". C’est le cas en particulier des nouveaux arrivants, qui représentent 10 % des salariés jugés non qualifiés.
Les "petits boulots" représentent-ils le "dernier wagon du train de l’emploi", selon la formule de Mme Coutrot ? Ou bien ne sont-ils qu’un "tremplin, un sas temporaire", comme l’affirment d’autres observateurs ? Pour la chercheuse, ce sont "des emplois qu’on peut tenir avec un temps d’adaptation bref, où une personne peut être substituée à une autre et que le salarié quitte volontiers pour un emploi plus désirable, mieux payé et/ou moins pénible". Des emplois faiblement rémunérés, soumis au régime de la précarité et de la flexibilité. Mais des emplois tout de même, qui font appel à des compétences individuelles particulières, à des capacités d’initiatives qui mériteraient d’être reconnues et valorisées.
Dans l’industrie, les transformations technologiques et les négociations sociales ont contribué à améliorer les niveaux de qualifications et de compétence. Dans le tertiaire et les services, secteurs mal couverts par les conventions collectives et peu pénétrés par les syndicats, le processus reste à construire.
Une équipe du centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé) a analysé les contraintes liées à la flexibilité et à l’imprévisibilité des horaires, à la disponibilité imposée (coupures, travail du soir ou du dimanche...), au travail morcelé, à la polyvalence des tâches. Il a aussi observé le contact avec le public qui, parfois, prend des allures de relation de "domesticité". Sa conclusion est sans appel : "Aux pénibilités de type industriel (physiques, nuisances, environnement) ont fait place d’autres pénibilités, engendrant la souffrance au travail." Le nouvel enjeu de la cohésion sociale est bien là.
Michel Delberghe
Cinq millions de salariés,
dont deux millions à temps partiel
Définition : l’emploi non qualifié échappe à toute classification et se définit en référence aux critères de reconnaissance des emplois qualifiés. La nomenclature de professions et de catégories est établie pour les ouvriers mais reste floue pour les employés.
Catégories : selon l’Insee, un peu plus de cinq millions de personnes, dont deux millions sur des contrats à temps partiel, occupaient, en 2001, un emploi non qualifié - le même niveau qu’en 1982 -, soit 22 % du volume total d’emplois salariés.
Parmi les emplois non qualifiés en progression (2,487 millions) : les assistantes maternelles, les employés de commerce, les ouvriers d’entretien, des transports, de la manutention, les salariés de la restauration et les agents de sécurité.
En stabilité (1,373 million) : les agents de service, concierges, standardistes, employés de maison et ouvriers agricoles. En baisse (1,2 million) : les apprentis et ouvriers de l’industrie. Au total, ces emplois sont à 60 % occupés par des femmes.
Diplômes : les emplois non qualifiés ont été pourvus par 56 % de titulaires d’un BEPC au plus, 31 % d’un CAP ou BEP, 10 % du baccalauréat (2 % en 1982) et 3 % d’un niveau supérieur au bac.
http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-3234,36-364870,0.html