Accueil > Le jeûne qui a humilié Thatcher

de ORSOLA CASAGRANDE Traduit de l’italien par Marie-Ange Patrizio
Un quart de siècle est passé depuis que Bobby Sands et neuf de ses camarades se laissèrent mourir de faim dans la prison de Long Kesh, aux environs de Belfast.
Aujourd’hui cette prison est fermée, vide. Mais, avec ses "H-blocks", blocs H, elle reste un symbole de la répression anglaise sur ce bout d’île verte. Le symbole de l’obstination avec laquelle la Grande-Bretagne a continué (et, même si c’est d’une autre manière, continue) à littéralement passer sur les cadavres de milliers de personnes pour garder le contrôle de ces six contés : même (comme du reste l’a reconnu le gouvernement de John Major, en 1994) quand elle n’avait plus d’intérêts "ni stratégiques, ni économiques, ni égoïstes" sur ce territoire.
Mais les six contés du nord de l’Irlande - nommés de façon erronée par les unionistes "Ulster", parce que l’Ulster comprend aussi un autre conté, celui du Donegal, le plus septentrional, trop "catholique" et donc, après la partition de l’île en 1922, laissé à la République c’est-à-dire à l’Irlande du sud - ne pouvaient pas être "restitués" au reste de l’île ; car cela aurait signifié non pas tant un bain de sang entre deux tribus violentes et barbares (leitmotiv par lequel la Grande-Bretagne a justifié sa présence militaire, ça nous rappelle quelque chose, ndt) mais bien, plutôt, une reddition.
La reddition d’une des armées les plus fortes du monde - et de l’empire britannique, avec elle- à une de ses colonies. Cela ne pouvait pas se faire, et cela ne s’est pas fait. De ce fait, de 1969 à 2001, c’est-à-dire dans la seule dernière phase des « troubles », 3523 personnes sont mortes. Citoyens ordinaires, catholiques, protestants, républicains, nationalistes, unionistes, orangistes, loyalistes, paramilitaires, soldats, agents secrets. La politique, comme la guerre, dans le nord de l’Irlande a son vocabulaire particulier.
Il y a à Belfast, comme à Derry et comme dans chaque ville de l’Irlande du nord, des rues « catholiques » et des rues « protestantes », des trottoirs « républicains » et des trottoirs « loyalistes ». Des quartiers nationalistes et des quartiers orangistes. Tous parfaitement identifiables par leur couleur (orange et vert ceux des nationalistes, rouge et bleu ceux des orangistes), ou par les fresques qui couvrent les façades des maisons, identifiant celles-ci aussi comme républicaines ou unionistes. Long Kesh était la prison politique par excellence. Ici, on enfermait les prisonniers politiques irlandais. Catholiques et protestants, militants de l’Ira et ceux appartenant aux groupes paramilitaires loyalistes. Même les ailes du bâtiment de Long Kesh étaient rigidement divisées par religions. Du reste, la Grande-Bretagne avait utilisé la religion comme outil pour appliquer l’antique devise, divide et impera. La religion (les loyalistes protestants comme les rois d’Angleterre, les républicains catholiques comme la République) utilisée en réalité pour distribuer faveurs et bénéfices, ou s’acheter une loyauté.
A Long Kesh arriva aussi Bobby Sands, qui commença le premier mars 1981 une grève de la faim qui allait le conduire à la mort, 66 jours plus tard, le 5 mai. Ce n’était pas la première fois que les militants de l’Ira détenus utilisaient la grève de la faim, pour revendiquer un droit surtout, celui d’être reconnus comme des prisonniers politiques. Ils refusaient la criminalisation que le gouvernement anglais utilisait par contre pour liquider l’organisation marxiste comme terroriste. Du reste le jeune était considéré, même dans la tradition, comme la pire insulte réservée à celui qui vous a offensé. Il n’y avait rien de plus humiliant, dans l’Irlande médiévale, que de trouver la personne victime d’une offense assise sur le seuil de sa maison en train de jeûner.
La grève de la faim dans les prisons avait déjà fait de nombreuses victimes. Denis Barry, Andy O’Sullivan, Terence Mac Swiney, Michael Gaughan, et le dernier en 1976, Frank Stagg, étaient déjà morts. Et, en 1980, à la précédente grève, même les femmes détenues avaient participé : Mairead Farrell et ses camarades de Maghaberry, l’équivalent (symboliquement aussi) de la prison de Long Kesh. Le premier mars 1981, Bobby Sands entre donc en grève de la faim. L’Ira fait connaître ses revendications, « five demands », les cinq requêtes. Le droit de ne pas porter l’uniforme carcéral, le droit de ne pas accomplir les travaux de la prison, le droit d’association avec d’autres détenus, le droit d’organiser des cours et des activités culturelles et récréatives, le droit de recevoir une visite, une lettre et un paquet par semaine.
Bobby Sands avait 27 ans quand il commença la protestation qui allait le conduire à la mort. Il était né et avait grandi à Belfast, dans le quartier « protestant » de Rathcoole. A la fin des années 60, sa famille, comme des centaines d’autres familles « catholiques », fut contrainte de s’enfuir de Rathcoole. Les protestants mettaient le feu aux maisons catholiques. C’étaient les pogroms de Belfast. Non sans ironie, le 14 août 1969, quand le gouvernement travailliste Callaghan envoya l’armée dans les six contés, il avait à l’esprit la défense de la population catholique, durement persécutée par les unionistes à qui Londres avait donné sa confiance en leur laissant le contrôle du parlement. La famille Sands déménage donc dans le quartier catholique de Twinbrook. A 18 ans, Bobby entre à l’Ira et dans la clandestinité. Il se retrouve de nouveau en prison six mois après sa libération. A Long Kesh, il est nommé oc, officer commanding, le responsable de la cellule Ira en prison.
Le visage de Sands, le beau visage entouré par des longs cheveux bruns, est devenu une sorte d’icône en Irlande, et au-delà. Bobby est un poète : en prison, il écrit des poésies, des chansons et un journal, qui couvre la période de son jeûne. Quelques jours après Bobby Sands, vont aussi entrer en grève Francis Hughes et Patsy O’Hara, militants de l’Inla (fondé par des militants du Sinn Fein et de l’Ira Official, en 1974). Des dizaines d’hommes se joignent à l’action. Les femmes ne participent pas à cette grève : ainsi en ont décidé l’Ira et le Sinn Fein qui coordonne de l’extérieur les initiatives de soutien (au niveau international aussi) aux détenus de Long Kesh.
Quand le premier ministre Margaret Thatcher comprend que les militants de l’Ira sont déterminés à aller jusqu’au bout, elle décrète : « Face à la faillite de leur cause, les homes de la violence ont décidé de jouer ce qui pourrait être leur dernière carte... Ils ont décidé de retourner leur violence contre eux même à travers une grève de la faim jusqu’à la mort ». Bobby Sands mourra, en effet, quelques jours après avoir été élu député dans les élections du 23 avril. Le nord de l’Irlande est paralysé par cette mort, puis se déverse immédiatement dans les rues. Cent mille personnes participent aux funérailles de Sands, héros moderne dont la mémoire demeure intacte 25 ans plus tard. Et pas seulement en Irlande. Ces corps réduits à quelques os sont des images indélébiles dans la mémoire de tout irlandais. Après Bobby, mourront Francis Hughes, Patsy O’Hara (Inla), Raymond McCreesh, Joe McElwee, Michael Devine (Inla).
On peut voir leurs visages à Belfast, à Derry et dans d’autres villes du nord, peints sur les murs, sculptés dans des monuments à leur mémoire. Face à l’intransigeance anglaise, le Sinn Fein décide de faire arrêter l’action de protestation. Sont sauvé, in extremis, et contre leur volonté, Lawrence McKeown et Pat McGeown. Ce dernier va mourir en 1994, des suites de cette grève, son corps et ses organes vitaux minés irrémédiablement par cette lutte. Lawrence McKeown par contre continue à travailler avec une association d’anciens prisonniers. Son physique est un renvoi constant à cette action, à ces moments là : il a quasiment perdu la vue et a une maladie du foie. McKeown écrit des livres, des scénarios, des travaux de théâtre qui ont comme thème central la lutte en prison, les grèves de la faim. Ce n’est pas une obsession mais la nécessité, le devoir presque, de garder vive une mémoire, une histoire qui a été déterminante, aussi, dans le développement de l’histoire irlandaise. Après l’arrêt des grèves de la faim, James Prior, le nouveau secrétaire d’état pour l’Irlande du Nord, déclara qu’il allait concéder la plus grande partie des demandes des prisonniers. Et il le fit, en octobre.
Bobby Sands terminait son journal, tenu pendant les 17 premiers jours de la grève de la faim, par ces paroles : « S’ils ne sont pas en mesure de tuer ton désir de liberté, ils ne pourront pas te brises. Ils ne me briseront pas parce que le désir de liberté, et de la liberté de la population irlandaise, est dans mon cour. Le jour viendra où toute l’Irlande pourra montrer son désir de liberté. C’est alors que nous verrons la lune se lever ».
http://www.ilmanifesto.it/Quotidiano-archivio/09-Marzo-2006/art113.html
Messages
1. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 29 juin 2006, 17:33
Les simples citoyens n’ont rien oublié de ces drames et de la dureté de la Dame de fer, comme elle était appelée.
1. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 29 juin 2006, 18:03
Chez nous les jeunes ont humilié Villepin ; en attendant d’humilier le "Nain de fer".
2. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 29 juin 2006, 19:36
J’ai évidemment beaucoup de respect pour Bobby Sands et ses camarades.
Mais peut-on s’interroger sur le bien fondé de cette grève de la fin ? Qu’a t’elle véritablement apporté à la lutte des irlandais, à l’IRA à part un prestige symbolique ?
Aucun combattant, même emprisonné ne devrait se laisser mourir. Heureusement que Nelson Mandela a décidé de vivre et de continuer la lutte comme il le pouvait depuis sa prison.
Heureusement que Marwan Barghouti fait de même depuis sa geôle israelienne. Il est toujours efficace. Nos causes ont plus besoin de militants vivants même emprisonnés que de martyrs.
Jips
3. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 29 juin 2006, 22:48
Commentaires très pertinents. Peut-être en auront nous besoin prochainement dans notre douce France...
4. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 30 juin 2006, 09:25
BOBBY SANDS
Personne n’oublie l’impérialisme anglais.
shamanphenix
1. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 30 juin 2006, 10:05
Réponse à Jips : quant tu auras fait ne serais-ce que 24 heures de garde-à-vue en..., en..., en... douce France, tu changeras peut-être d’avis.
Il existe plusieurs façons d’être torturé, il y a de multiples réponses. La grève de la faim en est une, à condition justement d’interpeler les pouvoirs, qui sont alors devant une alternative décisive :
Soit régler un énorme conflit humain, soit de devenir des assassins. C’est la deuxième branche de ce dilemme qu’avait alors choisi cette Grande Dame Britannique.
2. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 30 juin 2006, 10:37
Tu ne reponds pas à mon interrogation. C’est vrai que Bobby Sands, et ses camarades ont montrés que le gouvernement anglais était un gouvernement d’assassins.
Mais avait-on besoin de la mort de ces combattants pour s’en rendre compte ? Et à quoi cela a t’il servi concrètement ?
Jips
3. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 30 juin 2006, 11:14
Cela sert à démasquer ceux et celles qui se présentent à la face du monde comme de grands démocrates.
Hormis la bourse qui s’accomode fort bien des bains de sang, les peuples apprennent à reconnaitre les dangers totalitaires et à s’en prémunir.
56 % des français ont peur de Sarkozy.
Flash
4. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 30 juin 2006, 11:24
Réponse à Jips : il y a des êtres humains qui ne supportent pas d’être inactifs devant l’injustice, parce qu’on les oblige à l’être. Seul un combat sanglant serait possible. C’était déjà le cas, avec son lot d’innocentes victimes dans ce genre de guerre civile.
Que reste-t-il ? "Plutôt mourir que de renoncer à ses idées, plutôt mourir que de renier -les pauvres, par ex. Plutôt mourir que de vivre sous la botte d’arrogants".
Ainsi, Socrate dans l’antiquité, accepta-t-il de lui-même de boire la cigüe plutôt que de se départir de son honnêteté intellectuelle. Et on en parle encore aujourd’hui, des siècles après. Ainsi la liberté humaine, le libre-arbitre dépasse-t-il les clivages de la vie et de la mort. C’est pourquoi l’homme détient sur sa propre humanité et son devenir l’antidote de toutes les fatalités.
Ainsi tendaient-il une perche à la dame de fer et repoussaient-il la fatalité : "Tous, toutes des assassins". Rien n’obligeait cette dame, son propre libre-arbitre, à confirmer concrètement sa réputation assassine.
P’tit philou.
5. > Le jeûne qui a humilié Thatcher, 3 juillet 2006, 12:12
Demande à un catho à quoi a servi la mort de son prophète.
2000 ans qu’on nous bassine avec l’autre barbu punaisé...
shamanphenix