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Le pouvoir inutile, ou : neuf ans, ça suffit !

Publie le mercredi 24 mars 2004 par Open-Publishing
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Une fois lancés, les peuples désespérés ne s’arrêtent plus. L’ultime
avertissement du 21 avril 2002 ayant été totalement ignoré, les Français
sont passés aux représailles massives le 21 mars 2004. Rien de moins
régional, en effet, que ces élections qui constituent, à mi-quinquennat, un
référendum sur la capacité du président et de la majorité issus du krach
civique de 2002 à rompre la spirale de déclin dans lequel se trouve enfermée
la France depuis un quart de siècle. Le verdict est tombé, et il est sans
appel.

Les Français ont choisi de voter. Et ce vote, contrairement à l’espoir
pervers placé dans un mode de scrutin organisé pour être illisible, est
limpide. La critique radicale du système politique que constitue le Front
national continue à progresser. Jean-Pierre Raffarin, un gouvernement et ses
ministres font l’objet d’un rejet définitif. L’échec de l’UMP est total,
tant vis-à-vis d’une gauche redevenue majoritaire que face à une UDF qui
retrouve son étiage traditionnel face au parti gaulliste.

Surtout, les Français ont pris acte de l’incapacité du président de la
République à conduire la modernisation du pays et à enrayer la dynamique de
la peur et de la haine sociales, exprimant leur révolte contre un
quinquennat mort-né qui s’inscrit dans la continuité d’un septennat avorté.

En 1995, les Français élirent Jacques Chirac pour rompre avec l’ombre
mortifère du second mandat de François Mitterrand. En guise de réduction de
la fracture sociale, le gouvernement Juppé ajouta à la déflation monétaire
un choc fiscal qui cassa la reprise ; en guise de restauration de l’Etat,
la dissolution déboucha sur un quinquennat de cohabitation délétère ; en
guise de modernisation, les fruits d’une croissance importée par une
conjoncture mondiale exceptionnelle furent dilapidés en dépenses de
redistribution au lieu d’être investis dans l’amélioration de la
compétitivité du pays et la réduction du chômage structurel ; en guise de
réhabilitation du rôle international de la France dans le monde, sa
diplomatie ne cessa de s’isoler et de perdre en influence, notamment en
Europe, tandis qu’était engagée à partir de 1995 une politique active de
désarmement en complète contradiction avec le renouveau des menaces sur la
sécurité des démocraties et avec les besoins supplémentaires nés de la
professionnalisation des armées.

Le 21 avril 2002 ne fut donc en rien un coup de tonnerre dans un ciel
serein, mais la conclusion logique d’un septennat stérile.

En 2002, l’euphorie et les illusions propres aux folles années 1990 avaient
laissé la place au sentiment tragique d’une histoire de nouveau en marche,
placée sous le signe du krach boursier, des attentats du 11 septembre 2001
et des scandales financiers en chaîne.

Aux angoisses d’une nation déclinante et inquiète s’ajoutèrent les
incertitudes d’un monde chaotique, oscillant entre la dynamique de la
mondialisation et la montée des tensions monétaires ou le renouveau des
tentations protectionnistes, entre la démesure impériale et le sentiment de
vulnérabilité d’une hyperpuissance déstabilisée, entre les jalons d’une
société civile internationale et l’onde du choc des civilisations.

Le cri de détresse et d’alarme du 21 avril 2002 puis la dévolution de tous
les pouvoirs au président, réélu par 82 % des voix, et à sa majorité,
témoignaient sans ambiguïté d’une volonté de changement dirigée vers la
réhabilitation des valeurs de la République, la recomposition d’une nation
blessée et divisée, le rétablissement d’un ordre civil, la remise en marche
d’une économie de la production et du travail nécessaire à la réduction du
chômage et de l’exclusion, la réaffirmation d’une capacité d’action et de
proposition sur la scène internationale.

Bref, face à une nouvelle grande transformation du monde et à ses risques,
les Français attendaient ardemment que soit dessiné un projet politique
d’adaptation du pays au XXIe siècle et engagée une thérapie de choc. En
lieu et place, ce furent Jean-Pierre Raffarin et son gouvernement, pour
lesquels le 21 mars 2004 sonne le glas. La politique de la France d’en bas
vient en effet d’être condamnée comme la politique qui tire la France vers
le bas. Avec un bilan qui se réduit à beaucoup de bruit pour rien, ou pour
très peu de chose.

En deux ans, le gouvernement animé plus que dirigé par Jean-Pierre Raffarin
a placé la France en situation de banqueroute économique et financière, mais
plus encore politique et morale. Le refus de faire la vérité sur la
situation de la France et d’assumer auprès des citoyens une stratégie de
changement, pour privilégier des réformes honteuses, larvées et masquées, a
logiquement tourné à la débâcle. Le pragmatisme revendiqué s’est révélé une
perpétuelle indécision, le progressisme un manque chronique de courage, la
volonté de dialogue une sujétion aux corporatismes. Les résultats sont à la
hauteur.

Au crédit ne figurent que la reprise en main fragile de l’ordre public et
une réforme tronquée des retraites qui ne couvre qu’un tiers du besoin de
financement à l’horizon de 2020, laisse subsister des inégalités de
traitement majeures à l’avantage du secteur public et exclut les régimes
spéciaux, qui attribuent 5 % des pensions à 2 % des retraités.

L’ensemble des autres réformes urgentes ont été annulées ou reportées, de
l’assurance-maladie au marché du travail en passant par la modernisation de
l’Etat et la fiscalité, l’enseignement supérieur et la recherche, la refonte
de la justice ou de la défense. Le débit est interminable. Des institutions
perverties en un despotisme impotent, aussi prompt à servir ses clients qu’à
mépriser l’intérêt général, joignant le népotisme à l’arbitraire. Une
décentralisation présentée comme le grand ¦uvre du premier ministre puis
abandonnée à une logique floue, organisant la confusion des compétences et
des financements au risque de générer une explosion de la fiscalité locale.
Une gesticulation législative subordonnée aux impératifs de communication,
mêlant les textes de circonstance - telle la désastreuse loi dite du voile -
aux textes d’exception, qui tendent à systématiser - depuis les avocats
jusqu’aux travailleurs sociaux en passant par le statut de repenti - le
soupçon et la délation au mépris des libertés.

Un Etat en faillite, dont les finances publiques sont les plus dégradées au
sein de l’Europe des Quinze. Un engrenage de guerre civile froide avec la
montée des tensions entre les statuts, les corporations, les générations, et
plus encore les communautés. Une diplomatie sortie de tout contrôle ayant
pour principale réalisation la désintégration de l’Europe communautaire,
sous le triple effet de l’échec provoqué du processus constitutionnel, de
l’éclatement revendiqué du pacte de stabilité associé au refus de toute
forme de coordination et de responsabilité budgétaire, d’un élargissement
non maîtrisé avec pour prochaine étape l’intégration de la Turquie.

La France présente aujourd’hui ce paradoxe scandaleux d’un pays qui décline,
s’appauvrit et se déchire, en dépit de ses immenses atouts, du seul fait de
règles absurdes et d’un manque criant de leadership politique. La France ne
meurt pas d’un excès, mais d’un déficit de politique ou, plus exactement, de
la cannibalisation du politique par une conception cynique du pouvoir qui en
monopolise les avantages tout en en refusant les responsabilités, qui en
dissout la dimension de projet et d’action pour n’en retenir que
l’accaparement et la distribution des emplois et des fonds publics. Elle est
le pays où le premier ministre se définit comme un fusible et un simple
exécutant du président, tandis que le président ne se consacre qu’à sa
propre réélection, se spécialisant dans les causes humanitaires pour mieux
se dérober devant les choix politiques qu’imposent les intérêts supérieurs
de la nation.

Mais le pouvoir use et s’use, même si l’on ne s’en sert pas. L’insoutenable
inconséquence d’un pouvoir intermittent qui ne se mobilise que par éclipses,
à l’approche des élections ou sous la pression des corporatismes, a pour
pendant l’irresponsabilité et le nihilisme des citoyens, qui
instrumentalisent jusqu’au vote extrémiste pour préempter les dépouilles
d’un Etat-providence en état de cessation de paiements.

Dès lors que l’Etat, à travers son chef, moque ouvertement l’intérêt général
en affichant qu’on ne fait jamais trop de démagogie, tout est permis aux
individus. Et, dès lors que tout est permis, chacun se découvre prêt à faire
n’importe quoi, ce qui est le début de la fin de la démocratie : ainsi la
prime des buralistes appelle-t-elle le déconventionnement sauvage des
médecins spécialistes ; ainsi la manne offerte aux bistros enflamme-t-elle
les labos.

Aujourd’hui se présente une nouvelle heure de vérité pour le pays et pour
Jacques Chirac. D’abord au plan intérieur, parce que trop de démagogie tue
la démagogie, comme le montre le fait que même le monde agricole n’accorde
plus aucun crédit à la parole du chef de l’Etat, et que la machine à générer
du vote extrémiste continue à fonctionner à plein régime : sauf tournant
radical, Jacques Chirac s’apprête à finir son quinquennat comme François
Mitterrand son second septennat, en entraînant son pays, son parti et son
entourage dans la honte et le mépris.

Ensuite, et surtout, parce que les démocraties se trouvent à nouveau
confrontées à un moment critique de l’histoire. De l’élection contestée de
George Bush en 2002 au renversement du résultat des élections législatives
espagnoles du 14 mars dernier sous la pression terroriste en passant par
les attentats du 11 septembre 2001, le court-circuit de tous les
contre-pouvoirs propres à la vie politique américaine, les conditions plus
que douteuses de l’intervention en Irak, qui constitue la plus grave erreur
depuis l’engagement au Vietnam, les nations libres sont entrées dans une
phase de turbulences aiguës. Elles sont prises en tenaille entre la
dynamique du chaos planétaire sur fond de terrorisme de masse et de
prolifération des armes de destruction massive et la contamination du repli
et de la peur qui gagne les citoyens et qui s’accompagne d’une volatilité
croissante des opinions publiques, promptes à laisser les passions
l’emporter sur la raison.

D’où la nécessité croissante de la politique face aux chocs et aux risques
du XXIe siècle, mais d’une politique qui doit se fixer pour premier
objectif de réintroduire du sens, de la cohérence et de la cohésion tant au
sein de chaque société qu’entre les grandes démocraties, afin d’enrayer
l’ascension aux extrêmes d’une violence dont la nature est indissociablement
interne et extérieure.

Sous le désaveu du 21 mars 2004, réplique du séisme du 21 avril 2002,
pointe donc la question fondamentale que se posent les Français : trois
années supplémentaires données à Jacques Chirac, pour quoi faire ? Pour
continuer à être l’homme d’un clan de gérontes et d’affidés, continuant
imperturbablement à présider à l’effondrement de la Ve République et de la
nation ? Ou bien pour reconquérir une certaine distance vis-à-vis de sa
faction et tenter de devenir l’homme de la nation et de temps difficiles.

Le général de Gaulle rappelait que, pour faire de la politique à la hauteur
de l’histoire, "il faut accepter de tout perdre. Sinon quoi ? Le risque ne
se divise pas".

Pour rendre l’espoir à la France et aux Français, il faut aujourd’hui
prendre le risque de leur dire la vérité, de leur proposer une vision
politique de leur avenir et de celui de l’Europe, de tracer un projet
national de modernisation du pays dans l’histoire tumultueuse du XXIe
siècle.

A Jacques Chirac, au terme de neuf années d’occupation plus que d’exercice
du pouvoir suprême, de donner tort à l’immense majorité de ses concitoyens
qui pensent et expriment sans ambiguïté qu’il ne serait pas Jacques Chirac
s’il en était capable. Qu’il est une partie majeure du problème français,
mais qu’il est étranger à sa solution.
Nicolas Baverez est économiste, historien et avocat.

LE MONDE

Messages

  • Enfin quelqu’un qui comprend l’état de la France...
    La seule conclusion possible : la démission du chef de l’Etat et des presidentielles anticipées, la definition d’une veritable feuille de route validée par référendum, la non-cumul des mandats, la suppression des departements, une decentralisation accrue au profit des regions, un etat stratège, un volontarisme et un courage politique, un langage de vérité.
    Le clivage droite-gauche est obsolète. Si on veut éviter un effondrement du pays et un chaos social, il faut fédérer les energies reformatrices