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Le vampire comme métaphore du pouvoir

Publie le mardi 31 mai 2005 par Open-Publishing

Interview de Marcelo Exposito sur Cuadecuc de Pere Portabella

de Francesca Poggi traduit de l’italien par karl&rosa

Pere Portabella (Figueres, 1929), réalisateur, scénariste et producteur, est une des figures de proue du cinéma indépendant et clandestin de l’Espagne franquiste. Il a produit les premiers films de Carlos Saura et de Marco Ferreri ainsi que Viridiana de Bunuel. Outre Cuadecuc - Vampir, il a dirigé Umbracle (1972) et Informe general (1977).

Paris, mars 2005. Le vampire, mort et immortel, qui fuit la lumière et les crucifix et se nourrit du sang de ses victimes est une parfaite métaphore du pouvoir, de sa solitude, de son aberration et de sa fascination (même si le cinéma en a souvent privilégié l’aspect esthétisant).

Mais Cuadecuc - Vampir n’est pas tant un film sur Dracula (image évidente de Franco), qu’un film sur un film sur Dracula : il montre (en un noir et blanc magnifique et sans bande son) les scènes et les prises de vue du Dracula de Jésus Franco, tiré du roman homonyme de Bram Stoker. Pas seulement le vampire donc, mais aussi et surtout son entourage : en ce cas, la caméra espagnole qui, dans les prises de vue de Portabella, s’intègre parfaitement à l’atmosphère spectrale et surréelle de Dracula.

Nous en discutons avec Marcelo Exposito (*) à l’occasion du 27ème Festival Cinéma du Réel au Centre Pompidou où le film de Portabella a été reproposé dans le cadre du festival concernant le documentaire en Espagne.

JG : "Cuadecuc-Vampire est traditionnellement considéré comme un film antifranquiste..."

ME : "Oui, il l’est dans beaucoup de sens. Pour comprendre la portée de ce film, il est avant tout important de le situer historiquement. Aux années soixante, Franco avait inauguré une politique d’ouverture qui prévoyait entre autres le financement de productions cinématographiques parmi lesquelles celles du Nuevo Cine espanol. La tentative était de légitimer le régime en favorisant les relations internationales et par conséquent la modernisation économique du pays. Dans un premier temps, Portabella essaya d’accéder aux financements publics. Mais en 69, quand commencent les prises de vue de Cuadecuc, cette situation s’effondre. Si une partie de la classe dirigeante prévoit la fin imminente de Franco et tente de favoriser une transition pacifique en entamant des négociations avec la gauche la plus modérée, la coupole du régime tend, au contraire, à se raidir, à se retrancher.

En même temps, on assiste à une augmentation de la charge contestatrice des mouvements ouvriers et estudiantins. L’affrontement devient radical. Les ouvertures vis-à-vis de la cinématographie se ferment à cause, outre des raisons politiques, également des raisons économiques : la conviction se répand qu’il est anti-économique de subventionner un cinéma d’élite. Les financements sont refusés à Portabella, bien que pour des raisons formelles : c’est un film en noir et blanc, tourné presque entièrement sans bande-son, il n’y a pas de script et le scénario ne fait que quelques lignes".

JG : "En effet, ce film représente sûrement une anomalie. C’est un film sur un film, mais les niveaux de narration n’y sont pas clairement distingués, il manque une césure entre le film-objet (le Dracula de Jésus Franco) et le méta-film (celui de Portabella justement)"

ME : "C’est vrai. Il fonctionne comme une structure narrative où les différents niveaux sont présents en même temps dans un processus d’uniformisation, de compénétration entre le dehors et le dedans, entre fiction et construction de la fiction. L’intention déclarée est de montrer le mécanisme d’enchantement du cinéma commercial, de dévoiler la construction de l’illusion de la terreur, mais cela se passe, de façon particulière, à l’intérieur même du film de Jésus Franco. Ainsi, par exemple, dans le final on surprend les acteurs dans la fiction cinématographique mais le contre-champ dévoile l’objet de leur stupeur : Christopher Lee (le Dracula de Jésus Franco) qui enlève ses faux yeux et le reste de son maquillage. Comme tous les films sur les vampires, il se termine avec la disparition de Dracula mais ici, une telle disparition coïncide avec le déguisement de la fiction. L’illusion est brisée à l’intérieur de l’histoire de Dracula, à l’intérieur de la fiction même".

JG : "L’absence de bande son - le fait que l’histoire de Dracula nous soit proposée sans dialogues, accompagnée seulement par des bruits de fond- a-t-elle aussi une valeur politique précise ?"

ME : "Ceci est typique du style de Portabella, de sa narration par archétypes. Le film de Jésus Franco - qui était un film rhétorique, riche en scènes d’horreur soulignées par la bande-son - est vidé : privé de couleurs, privé de son. Et pourtant, la narration est parfaitement compréhensible : c’est ’histoire classique de Dracula. Une autre marque constante du cinéma de Portabella qui se retrouve aussi en Umbracle, c’est la présence d’un personnage reconnaissable comme acteur ou comme type : en ce cas, Christopher Lee. Sa présence, sa façon de déambuler dans des lieux silencieux et vides crée un effet de dépaysement, comparable sous certains aspects à celui produit par Ingrid Bergman dans Voyage en Italie - même si la comparaison peut sembler risquée. pour utiliser une heureuse expression de Lamosa, le cinéma de Portabella est une fascinación desveladora, une illusion qui se dévoile sans cesse".

JG : "Bien que non financé et censuré, le film de Portabella commence à circuler..."

ME : "Il circule clandestinement, il est distribué illégalement. En 1971, il est projeté à New York. L’auteur ne peut pas être présent parce qu’on lui refuse le passeport mais il envoie une déclaration dans laquelle il souligne comment le film n’a pas été tourné malgré le franquisme mais plutôt comme conséquence du franquisme. Et en effet, à partir de ce film, le cinéma de Portabella devient plus conséquent, il arrête de tenter tout compromis avec le régime, il se radicalise : une radicalisation parallèle à celle qui investissait ces années-là les mouvements ouvriers et estudiantins".

JG : "Si nous voulions actualiser Cuadecuc qui, penses-tu, serait aujourd’hui le vampire de Portabella ?"

ME : "Je ne sais pas, c’est à lui qu’il faudrait le demander, ici on s’avance sur le terrain des suppositions. Qui sait : Bush peut-être ?"

* Marcelo Exposito (Puertollano, Ciudad Real, 1966) est artiste, écrivain, cineaste. En 2004, il a réalisé le documentaire ’Primero de Mayo’.

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